LA NUIT DU CHASSEUR
Irnini regroupe ses suivantes autour d'elle.
– Des hommes approchent. S'ils nous repèrent, nous serons trop lents pour leur échapper. Conduisez le peuple jusqu'au Cèdre d'Anou, ordonne Irnini à deux de ses suivantes. Nous, nous allons les retenir. Nous vous rejoindrons plus tard. On garde « Yeux Verts ». Damkina, dit-elle en désignant l'une des femmes, tu ne le lâches pas du regard.
Elles s'exécutent sans tarder. Aïden se retourne pour voir la colonne de fugitifs disparaître entre les arbres.
Les suivantes qui sont restées se mettent en position, à la lisière d'une clairière, arc en main et épée plantée en terre. Des pas lourds se font bientôt entendre. De l'autre côté de la clairière, apparaît une douzaine de soldats, progressant prudemment. Kasid, le plus grand d'entre eux, les dirige par des gestes saccadés. La pointe métallique de leur lance luit faiblement d'un éclat orangé. L'incendie se rapproche.
Irnini émet un faible hululement. Aussitôt, les soldats en tête s'écroulent, criblés de flèches. Les rescapés sont contraints d'opérer un repli et une dispersion rapides. Les suivantes tirent leurs épées d'or et montent à l'assaut. Irnini attend, flèche encochée, arc bandé. Aïden suit avidement chacun de ses mouvements. Les yeux noirs scrutent la demi-pénombre à la recherche de leur cible. Enfin, ils se fixent. Loin, de l'autre côté de la clairière, un des soldats, affolé, cherche fébrilement son cor en bandoulière. Il le saisit et le porte à ses lèvres. Une flèche dorée lui transperce alors la gorge et lui coupe le souffle. Pour toujours. Irnini pose son arc et part à son tour à l'assaut.
Les soldats sont forts et bien entraînés. Mais les suivantes d'Irnini sont rapides et précises. Un à un, les soldats tombent. Il n'en reste bientôt plus qu'un. Sa masse d'arme est luisante de sang et son regard ne laisse transparaître aucune peur bien qu'il soit complètement encerclé.
– Je suis Kasid d'Ourouk, fils d'Hegal, fils de Tar. Et par les portes du Ganzer, je n'ai pas peur de vous démones ! crie-t-il.
– Alors viens ! le défie Irnini.
Le soldat lance son javelot. Irnini pivote et d'un geste vif le fend en deux de sa lame. Alors Kasid brandit sa masse à deux mains et se jette sur elle au cri d'« Ourouk ». Aïden a juste le temps de percevoir un claquement de la cape d'Irnini et tout est fini. Les genoux du soldat se dérobent et son corps s'effondre. La Dame de la Nuit, sans ralentir ni même se retourner, se dirige vers une silhouette allongée sur le sol. Elle s'agenouille devant elle. Aïden reconnaît le manteau d'une des suivantes. Irnini relève son masque et penche son visage sur elle. L'embrasse-t-elle ? Lui parle-t-elle ? Les autres suivantes se regroupent, un bref instant, autour de la gisante avant que toutes ne reviennent vers Aïden et Damkina, sa geôlière.
– Les souffrances d'Our-Nina ont pris fin, elle a rejoint la Cité des Morts, se contente de dire Irnini.
Pas de temps pour les larmes ou le deuil. Leur groupe reprend sa progression dans le sous-bois à la poursuite du peuple des Cèdres. Leur piste n'est pas difficile à suivre. L'empreinte de leurs pas se découpe nettement sur la blancheur de la neige et des épaves de leur misère la jalonnent : couvertures trop lourdes, cannes brisées, poupées de paille égarées... Les réfugiés sèment, derrière eux, les débris de leurs vies perdues.
Aïden peine à suivre. Même les suivantes respirent forts alors qu'Irnini les guide sans jamais ralentir l'allure. Quand elle s'arrête, ce n'est pas pour les laisser reprendre leur souffle. La tête haute, elle hume l'air à la recherche de quelque chose qu'elle seule peut percevoir.
– Quelqu'un vient.
Un signe d'elle et toutes ses suivantes, à l'exception de celle qui surveille Aïden, montent le chemin en hâte et disparaissent vers les hauteurs.
– Un cri, un soupir et je te tue, glisse Damkina à Aïden en braquant son couteau sur lui.
Ils s'aplatissent derrière un arbre déraciné qui leur permet d'épier en contrebas. Non loin d'eux, un corps se meut rapidement entre les colonnes des arbres, rendant le recours à l'arc inutile. Subitement, il s'arrête et se penche pour examiner le sol. L'incendie est maintenant si proche que des cendres virevoltent dans l'air et sa lueur éclaire la montagne comme au petit jour.
Aïden écarquille les yeux : Le Chasseur !
***
Une autre maison s'enflamme sous un tir de flèche. La situation devient critique. Zinsoun est sur le point d'ordonner la retraite quand une ombre s'avance dans une des ruelles. Tous les hommes se précipitent aux lucarnes. C'est Enkidou. Portant devant lui une charrette, il se dirige vers la place sur laquelle est attaché Sig. Plusieurs flèches se fichent sur son improbable bouclier sans ralentir sa progression. Il n'est plus qu'à quelques pas du garçon, quand trois silhouettes difformes surgissent de l'obscurité de la caverne et se jettent sur lui.
Les soldats d'Ourouk découvrent horrifiés des êtres aux corps tordus. « Des Shedous » murmurent-t-ils. Mais Enkidou ne prête aucune attention à leur apparence. Son impuissance à retrouver Aïden s'est muée en rage. Comme un possédé, il fauche les deux premiers d'un revers de hache et écrase le visage du troisième sous son poing. Enfin il atteint Sig.
Comme si c'était un signal, aussitôt retentit un cor de guerre. Surgissent, des buissons, les soldats de Gilgamesh. Ils s'engouffrent dans la grotte et attaquent les archers qui s'y étaient réfugiés. Le roi s'avance sur la place. L'incendie qui dévore le versant sud de la vallée se rapproche dangereusement. La silhouette colossale du roi se dessine sur un fond de flammes. Sa voix terrible couvre bientôt le craquement de la Forêt.
– Nous avons Sig ! Vengez Doumouzid. Vengez nos frères tombés ! Tuez-les tous ! crie-t-il à ses hommes en voyant leurs victimes prêtes à leur échapper.
Enkidou met Sig à l'abri et lui retire son bâillon. Le garçon a les yeux grands ouverts, rivés sur les corps encore fumants des soldats morts à ses pieds. Enkidou le secoue.
– Où Aïden ? Où ?
Sig parvient à tourner son regard vers lui.
– Je sais pas... Ils l'ont emmené... Humbaba a dit qu'on allait tous mourir ici, tous mourir. Qu'il nous tuerait tous... Comme mon père...
– Il est sous le choc, intervient le Shangou qui avait surgi sans faire de bruit. Je vais m'en occuper.
Enkidou regarde le Shangou s'éloigner avec Sig.
Partout règne une odeur de brûlé.
– Humbabaaaaa ! hurle Enkidou sur un ton de défi.
Gilgamesh se poste à ses côtés et joint sa voix à la sienne :
– Humbabaaaaa ! Sors démon ! Viens affronter la colère d'Ourouk !
D'abord, il ne se passe rien. Les bruits de combat dans la caverne ont cessé. Puis soudain, un cri s'élève. Le même que celui qui résonnait chaque nuit. Mais avec une puissance démultipliée. Le corps de l'un des soldats qui avaient réussi à pénétrer dans la grotte s'écrase sur la place, comme recraché par l'antre. Sans tête.
Puis, surgie des ténèbres, une ombre gigantesque se dessine. Un cliquetis métallique la précède alors qu'elle s'avance. Les tentacules de sa main s'ouvrent et la tête du soldat décapité en tombe. Un pas de plus et la silhouette colossale apparaît à la lumière de l'incendie. Tous clignent des yeux face au scintillement aveuglant des plaques d'or.
C'est ainsi que devant des Sumériens terrorisés, au fond d'une vallée transformée en brasier, apparaît pour la première fois Humbaba, le gardien des Cèdres, armé de ses Sept Effrois et suivi par son armée de démons.
***
– Je le connais, murmure Aïden. C'est le meilleur guerrier du roi.
– Ai-je l'air de le craindre ? dit Irnini en se redressant.
– Laissez-moi aller lui parler. Je vais le retenir le temps de vous enfuir.
– Pourquoi ferais-tu cela ? demande-t-elle suspicieuse.
– Je choisis mon camp.
– Pourquoi te ferais-je confiance ? Qui me dit que tu ne vas pas nous livrer ?
– Rien, la confiance ne se réclame pas, elle se mérite. Vous vous souvenez ?
Les yeux noirs le scrutent une nouvelle fois avant de se tourner vers Damkina.
– Relâche-le.
– Qu'allez-vous faire maintenant ? lui demande Aïden.
– Prendre soin des miens. Maintenant va, le temps joue contre nous.
Le garçon acquiesce puis s'éloigne en rampant. Le Chasseur avance à couvert vers l'endroit où se trouve Irnini. Lorsqu'il sent qu'il est suffisamment loin, Aïden se redresse et interpelle le Chasseur.
– Par ici ! J'ai réussi à m'enfuir ! Par ici ! crie-t-il avec de grands gestes.
Dès qu'il l'aperçoit, le Chasseur s'élance vers lui. Les sourcils froncés, le regard dur comme dans la clairière avec Enkidou et les chiens. Le regard d'un homme prêt à tout. Prêt à tuer, se dit Aïden en reculant à mesure que le Chasseur avance.
– Mais qu'est-ce que je vous ai fait ? Je suis de votre côté. Pourquoi vous m'en voulez ? demande-t-il tremblant, ne sachant par quels mots l'adoucir.
Aïden se recule encore, plaçant une grosse souche morte entre lui et le Chasseur. Ils ne sont plus qu'à quelques pas l'un de l'autre.
– C'est à cause de ce que je vous ai fait ?
– Ce que tu m'as fait ne compte pas, explique Iddin Dagan en contournant lentement l'obstacle. C'est ce que tu pourrais nous faire qui importe.
– Je ne comprends rien à ce que vous dites, vous êtes fou !
– Ainsi donc c'est vrai : tu ne te souviens de rien.
– Vous savez qui je suis ?
– Oui, je sais d'où tu viens, mais ça n'a plus d'importance maintenant. Une seule chose est importante : où est la boussole ? demande-t-il d'une voix autoritaire.
Aïden ne comprend pas un traître mot de ce qu'il raconte mais tant qu'il parle, il gagne du temps pour Irnini. Et pour lui.
– La boussole ? Je ne sais pas de quoi vous parlez, je vous jure, je...
– Le petit pendentif noir que tu avais autour du cou. Celui que tu nous as volé, où est-il ?
– Je ne l'ai pas volé. Quand je me suis réveillé au bord du fleuve, je l'avais déjà.
– Donne-le-moi.
– Je ne l'ai pas !
– Où est-il ?
Aïden a du mal à réfléchir. La peur le paralyse et il respire avec peine. L'incendie, attisé par le vent nocturne, se rapproche d'eux.
– A l'Eddouba.
– Où précisément ?
– A... dans... dans ma cellule, balbutie-t-il.
– Tu mens. Je l'ai fouillée plusieurs fois déjà.
– Quoi ?! Mais... Je...
Aïden, la gorge sèche, avale sa salive. Il sent dans la doublure de sa ceinture le petit pendentif contre son ventre. Les deux adversaires continuent lentement à se tourner autour.
– Tu as tort de me mentir. Personne ne viendra à ton secours. Enkidou et Gilgamesh sont trop occupés à combattre Humbaba. Mais, face aux Sept Effrois, ils ne pourront rien. Je trouverai la boussole sur toi après t'avoir tué. Une dernière chose, as-tu vu la Dame de la Nuit ?
– Vous arrivez trop tard, elle s'est enfuie !
– Tu l'as vue ? A quoi ressemble-t-elle ? demande le Chasseur avec dans le regard une exaltation qu'Aïden ne lui avait jamais vue.
– Je ne sais pas, elle portait un masque de bélier. Elle est loin maintenant ! Vous ne pouvez plus lui faire de mal !
A sa grande surprise, Iddin Dagan répond calmement :
– Tant mieux.
Le Chasseur lance sa lame en avant. Instinctivement, Aïden fait un saut de côté qui lui sauve la vie. Mais il glisse sur la neige et tombe sur le dos. Le Chasseur pose un pied sur sa poitrine et la pointe de son épée sur son cou. Le cœur d'Aïden fait un bond dans sa poitrine mais il n'ose ni hurler ni se débattre; la lame lui déchirerait la gorge.
Aïden tente de mobiliser ses pouvoirs mais en vain, sa frayeur le paralyse.
– Ferme les yeux petits, c'est bientôt fini, lui dit-il de manière presque compatissante.
***
Les combats se sont précipités au village. La bataille n'est plus qu'une succession de luttes à mort. Personne n'épargne personne.
L'incendie ronge déjà les maisons en bordure de clairière. Les brandons enflammés, portés par le souffle brûlant du brasier, le propagent de toit en toit. Mais les combattants n'y prêtent aucune attention, entièrement occupés à donner ou à éviter la mort portée par leurs armes.
Enkidou et de Gilgamesh, assaillis de toutes parts, peinent à progresser vers Humbaba qui fauche les guerriers sumériens comme des épis de blé. Des deux côtés, on tente d'abattre le chef pour priver ses troupes de la volonté qui les anime.
Les Sept Effrois d'Humbaba dressent une barrière infranchissable entre lui et la mort. Les flèches et les lames se brisent ou ricochent, pendant que les tentacules du géant écrasent les poitrines et cassent les os de tous ceux qui s'approchent. Le cliquetis des plaques métalliques accompagne les cris de douleur.
De leur côté, Enkidou et Gilgamesh combattent à l'unisson. Le géant frappe en tous sens, tailladant bras et jambes. Gilgamesh suit, parant les coups destinés à Enkidou, couvrant son dos et achevant ses victimes. Les deux hommes creusent lentement vers Humbaba un sillon sanglant.
L'incendie souffle son haleine brûlante. Instinctivement, les combattants se replient vers la caverne, pied à pied. Les rangs se resserrent. Par manque d'espace, les corps à corps deviennent sauvages. Et toujours Enkidou et Gilgamesh se rapprochent d'Humbaba.
***
Pour la deuxième fois, dans la même nuit, Aïden sent le souffle de la mort sur lui mais au moment où Iddin Dagan va donner le coup fatal, le bruit étouffé d'une flèche siffle dans son dos. Le Chasseur est projeté en avant. Il s'affale sur la mince couche de neige, un trait brillant fiché dans l'épaule. Aïden reste là, ne sachant s'il doit fuir ou lui porter secours. Le Chasseur crache du sang. S'appuyant sur son épée, les yeux toujours fixés sur Aïden, il parvient à se redresser. Il lève une nouvelle fois son bras mais un second éclair le transperce de part en part. Titubant, mais ne voulant pas céder, il donne des coups au hasard. Il finit par s'affaisser contre un arbre. Un empennage doré dépasse au milieu de sa poitrine.
– On se retrouvera, menace-t-il, le regard fiévreux.
– Vous allez mourir, dit Aïden à la fois soulagé et effrayé.
– Ce ne sera pas la première fois...
Aïden cherche des yeux son sauveur. Deux cornes surgissent des volutes de fumées noires.
– Irnini ? Vous êtes revenue !
– Je te l'ai dit, je prends soin des miens. Tu es blessé ?
Aïden porte sa main à sa gorge et sent un liquide tiède lui couler sur le cou. Il ne s'était même pas rendu compte que la lame du Chasseur l'avait légèrement entaillé pour la seconde fois. Irnini lui tend sa main gantée et l'aide à se relever.
– Tu es libre, Aïden du Fleuve. Tu peux retourner vers ceux d'Ourouk ou rejoindre le peuple de la Forêt si tu le souhaites.
Aïden n'hésite pas. Il pense à Enkidou à Alya et même à Sig.
– Je vais redescendre. Mais... avant, pouvez-vous me dire le nom de l'exorciste capable de me sauver ?
Elle lui tourne le dos en silence. Mais alors qu'elle marche vers le Chasseur, sa voix résonne dans l'esprit d'Aïden :
« Outanapishtim. Si tu survis à tout ça, trouve-le et dis-lui que la Nuit t'envoie »
Aïden s'éloigne. Un dernier regard par-dessus son épaule et il voit Irnini penchée sur le mourant.
***
Irnini s'agenouille près du Chasseur. Son corps est secoué de spasmes. Il n'en a plus pour très longtemps. Elle va le sonder pour connaître les plans de Gilgamesh. Mais alors qu'elle retire son gant, le Chasseur, avec le peu de forces qu'il lui reste, murmure dans un râle sourd.
– Je suis le... le lion du sol...
Les yeux d'Irnini s'ouvrent grands.
– Tu es mon rempart ? répond-elle surprise.
– Les... sept sages... ont... posé... mes fondations...
– Par les dieux, qu'ai-je fait ?
– Je suis un Gardien du Premier Mystère... Fuyez... Le garçon... le garçon....
Il s'arrête, peinant à respirer.
– Quoi le garçon ?
Les yeux du Chasseur se ferment. Irnini prend sa main. Pendant quelques secondes les muscles de l'homme se raidissent, sa tête se relève. Ses yeux se rouvrent, grands. Il la regarde. Irnini le lâche. Quand la tête d'Iddin retombe, elle la retient. Irnini retire son masque et plonge son regard dans celui du mourant. Dans un suprême effort, il murmure :
– Je te... vois. Je... te... vois...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top