LA BATAILLE DES CÈDRES COMMENCE

– Où sont-ils ? gronde Humbaba

– Ils ont passé la rivière des Pins. Le mauvais temps nous masque leur approche. Des éclaireurs signalent aussi des troupes sur l'autre rive. Ils disent que le grand sauvage les commande.

– C'est Enkidou, emmenez-moi jusqu'à lui. Je le connais bien. Il n'est pas comme Gilgamesh. Il m'écoutera ! implore Aïden.

Sans laisser le temps à Humbaba de protester, il poursuit avec animation :

– Et Alya est comme vous majesté, c'est une Répondante. Elle n'est pas votre ennemie. Elle nous cherche.

Tous le regardent. Sig avec colère, Humbaba avec méfiance, les suivantes avec étonnement. Seule Irnini baisse la tête. Elle mordille ses lèvres, comme tourmentée par une vérité que son esprit répugne à admettre.

– Elle a trouvé le chemin parce que mon attention était focalisée sur le Répondant... Ils se sont servis de toi, dit-elle à Aïden. Je ne mettrais pas mon peuple en péril sur ta seule parole ; surtout qu'elle ne semble pas avoir beaucoup de poids vu tout ce qu'on te cache.

Irnini se lève et s'adresse à Humbaba.

– Les Sumériens ne sont pas seulement venus pour voler notre bois mais bien pour nous anéantir. Tu avais raison Humbaba, nous aurions dû détruire le lion quand il dormait. J'ai été naïve de croire que notre réputation et nos cris nocturnes pourraient nous préserver. Comme toujours, l'espoir obscurcit le jugement. Il faut agir. Rassemble nos troupes !

– Avec plaisir déesse, dit l'Homme-Arbre.

– Sortez les prisonniers ! ordonne Irnini.

On repousse les garçons vers l'extérieur. Dehors, des flocons de neige voltigent en tous sens autour des torches. Des dizaines de silhouettes difformes, seulement armées de quelques arcs et de leurs outils attendent, grelottant dans le vent.

C'est donc ça l'armée d'Humbaba ! réalise Aïden. Maintenant, ils ne lui font plus peur, ils ne le dégoûtent plus. Ce ne sont pas des ennemis, ce sont encore moins les être sanguinaires qui hantent les rêves des habitants d'Ourouk. Ce sont des gens, maudits comme lui, échappés de tous les recoins des cités, auxquels le destin a permis de se traîner jusque-là, à l'écart, dans ce lieu isolé et rude, pour se protéger de toutes les persécutions. Beaucoup observent avec inquiétude le bas de la vallée : au travers des écharpes de brume dansent les lueurs rougeâtres de l'incendie. On ne voit pas encore les flammes mais la guerre se rapproche. Et c'est Alya qui marche devant, pense Aïden. Trompée elle aussi par Gilgamesh...

Sig s'approche de lui :

– Gilgamesh a juré de venger mon père. Il m'a promis que j'en serai témoin. Tu ne connais pas ces monstres Aïden ! Ils tuent sans pitié. Ce sont eux qui...

– Pourquoi on est encore vivant s'ils sont vraiment comme tu dis ? Ouvre les yeux au lieu de croire aux légendes. Qu'est-ce tu lui dois à Gilgamesh ? Qu'est-ce qu'il a fait pour toi ?

– Tu ne comprends rien à rien !

– Je comprends surtout que vous vous êtes servis de moi pour tromper Enkidou !

– Tu ne peux pas comprendre. T'as ni parents ni racines : t'es de nulle part !

Aïden lui donne un violent coup d'épaule mais le corps massif de Sig ne bronche pas. Ils sont prêts à se jeter l'un sur l'autre mais les gardes les jettent à terre avant qu'ils ne fassent quoi que ce soit.

Irnini apparaît sur le seuil de la grotte. Son peuple s'attroupe autour d'elle, faisant de profondes révérences. Certains s'approchent tout près pour toucher ses vêtements ou lui baiser les mains. Quelques-uns versent des larmes. Les regards sont anxieux mais empreints d'une espérance muette.

– Peuple des Cèdres, enfants d'Irnini ! Aujourd'hui, les grands dieux nous mettent au défi. Une nouvelle fois, la folie des hommes est à nos portes. Notre terrible réputation les tenait éloignés jusqu'ici. Mais aujourd'hui, elle servira à nos ennemis de justification pour nous tuer. Gilgamesh avance vers nous, mu par la haine. Il ne se contente plus de blesser notre forêt. Il veut sa destruction. Notre destruction !

Les regards se croisent et s'interrogent. Des gémissements montent de la foule. Irnini reprend plus fort et impose de nouveau le silence :

– Nous ne nous laisserons pas faire ! Je ferai tout pour que l'héritage de la déesse ne tombe pas entre les mains de ce vautour ! Les plus faibles me suivront. Vous irez vous réfugier au Cèdre d'Anou sous ma protection. Ne vous alourdissez pas de biens inutiles. Le bien le plus léger et le plus grand est la vie. Tous ceux qui sont en âge de se battre, qui en ont la force ou la volonté, resteront avec Humbaba et défendront auprès de lui nos terres et nos maisons. Vous savez ce que les hommes peuvent faire aux hommes. Alors souvenez-vous qu'ils n'ont eu aucune pitié quand vous imploriez leur indulgence. Si vous êtes à leur merci, ne suppliez pas ; les lamentations attisent la haine au lieu de l'adoucir. Peuple des Cèdres, enfants d'Irnini, avec la protection de la déesse et la force de nos bras, nous survivrons et nous rebâtirons !

Les mères serrent leurs enfants contre elles. Les hommes embrassent leurs femmes, une froide résolution gravée sur leurs traits. On se presse. On se prépare.

– Nous partons Humbaba, dit Irnini. Je garde le Répondant. Tant qu'il est avec moi, l'autre ne peut plus localiser le village. Ça ralentira leur progression. Et de toute manière, ajoute-t-elle en se tournant vers le garçon, ici, tu ne sers à rien « Yeux Verts », ton roi ne te pleurera pas si je te tue.

Aïden sait qu'Irnini a raison. Qu'est-ce que lui, l'enfant étranger, sans nom et sans passé pouvait attendre de Gilgamesh ?

– Garde le bâtard avec toi. Vois s'il a une valeur pour Gilgamesh. S'ils attaquent, fais en sorte que ni lui ni ses hommes ne revoient jamais les canaux d'Ourouk, termine-t-elle.

– J'écraserai le crâne de ce roitelet au moment même où j'apercevrai sa tête de lâche, grogne le géant.

Les lèvres d'Irnini frémissent d'un sourire furtif. A ce sourire, le géant s'apaise et s'incline vers elle.

– Nous reverrons-nous ?

– Bien sûr. Demain ou dans une éternité... Mais nous nous reverrons, Humbaba.

– Adieu Ma Dame...

Il l'enveloppe d'un regard tendre et profondément triste. Aïden comprend tout ce qu'il y a d'amour dans ce regard.

Ceux qui ont consenti à partir, commencent à se former en cortège, prêts à suivre Irnini.

Une des suivantes pousse Aïden vers la caverne. Il s'exécute, non sans se retourner à plusieurs reprises, cherchant des yeux Sig dans ce chaos. Il le voit enfin, les mains et les pieds ligotés, frigorifié. Leurs regards se croisent. Il y a de la colère et de la tristesse, de la peur aussi. Tout paraît confus à présent. Il pénètre dans la caverne et Sig disparaît de sa vue.

***

– Qu'on m'apporte les Sept Effrois ! tonne Humbaba.

Le géant s'approche de Sig et le redresse d'une main.

– Je vais te montrer la dernière chose qu'a vu ton père avant de mourir...

On sort une charrette de la caverne. Humbaba retire d'un coup sec la toile qui la recouvre. Aussitôt, des reflets dorés éclaboussent la nuit de lumière. On devine comme un tas d'or sous le scintillement. Plusieurs hommes assistent Humbaba pour l'équiper. Ils déplient la large cotte de mailles, entièrement forgée d'or. Le voilà recouvert d'écailles métalliques jusqu'aux genoux. Des protections sont fixées à ses avant-bras et ses tibias. Un casque à cornes tombe sur sa nuque difforme. Des motifs étranges et une écriture inconnue recouvrent les plaques d'or d'imprécations silencieuses. Enfin, Humbaba s'empare d'une masse d'arme énorme et se tourne vers Sig.

– Contemple l'image de la mort, « bâtard d'Ourouk » !

La population qui reste se rassemble en cercle autour d'Humbaba.

L'homme arbre brandit son arme et harangue ses troupes :

– Je suis Humbaba, le porteur des Sept Effrois, et nous sommes les guerriers d'Irnini, La mort des Sumériens ! Qui sommes-nous ?

– Les guerriers d'Irnini ! lui répondent ses combattants.

– Et que sommes-nous ?

– La mort des Sumériens !

– Emparez-vous du bâtard ! ordonne alors Humbaba.

***

La Dame de la Nuit marche en tête et guide son peuple jusqu'au fond de la grotte. Une large fissure serpente sur les parois. Elle s'enfonce loin à l'intérieur de la montagne. Sans hésiter, ils s'engouffrent dans ses entrailles. Le silence règne. Même les enfants se taisent. La galerie s'élargit et les torches vibrent d'un puissant appel d'air. Une salle souterraine s'illumine d'innombrables reflets métalliques, comme si mille soleils y étaient enfermés. A la grande surprise d'Aïden, la grotte déborde d'objets précieux, de tissus brodés et de barres de métal, tous en or. Plusieurs fortunes gisent à même le sol, à peine ternies par la poussière argileuse.

– Que chacun prenne à sa mesure, sans s'encombrer. Sauvons ce que nous pouvons du trésor des Cèdres !

Tout le monde s'attèle à la tâche.

– La véritable richesse de la Forêt des Cèdres vient de l'or de ses rivières, déclare Irnini, en ramassant un arc et un carquois garni de flèches d'or. Il y a longtemps, la déesse nous a appris à utiliser la toison des béliers pour capturer les paillettes dans les fibres de laine. Humbaba fera le nécessaire pour que notre trésor ne tombe pas entre les serres de ton vautour de roi.

– Ce n'est pas mon roi, proteste Aïden.

– Avant la fin, il te faudra bien choisir un camp.

Comme un soldat avant la bataille, Irnini ceint autour de sa taille une fine épée. Un serpent est sculpté enroulé autour de la garde. La salle est bientôt vidée de moitié. Tout le monde s'engouffre dans un nouveau couloir taillé dans la roche.

Quand ils débouchent à l'extérieur, par une fissure camouflée par la végétation, une des suivantes passe discrètement sa tête entre les arbres. La neige tombe drue maintenant. Irnini camoufle l'éclat des cornes dorées en les enduisant de boue et retourne sa cape de laine, côté cuir tanné.

– S'il cherche à signaler notre présence, égorgez-le, ordonne-t-elle calmement, en désignant Aïden.

Le groupe engage sa discrète progression dans le sous-bois. Un grondement monte de la vallée. En bas, les pins craquent et explosent à la chaleur de l'incendie. Leur agonie roule entre les montagnes comme le froissement d'un orage d'été. Le couvert nuageux diffuse dans la nuit la lueur orangée des flammes. Pas besoin de torches pour avancer. La pente est modérée mais continue. Les enfants trébuchent sur le bois mort et les plus vieux s'essoufflent. Ils avancent lentement.

Irnini s'arrête. Un cor de guerre retentit deux fois alors dans le lointain. Un second lui répond, tout aussi éloigné.

– La bataille commence, murmure Irnini, le regard rivé du côté du village, là où l'œuvre épouvantable de Gilgamesh allait bientôt s'accomplir.

Un troisième cor résonne, tout proche celui-là.

***

Zinsoun repose son cor de guerre alors que les deux groupes « An » et « Nab » se dispersent sous les arbres. Ils sont à la lisière d'une vaste clairière sur laquelle se dresse un village, adossé à un pic. A ses côtés, Enkidou, tapi au sol, observe les alentours. Un autre cor de guerre retentit, de l'autre côté de la rivière, puis un troisième très loin dans la montagne.

– Le roi est presque en position, traduit Zinsoun à Enkidou. Le dernier son de cor doit être celui des éclaireurs partis vers les hauteurs. Ils doivent nous signaler si les démons tentent de fuir ou si des renforts arrivent.

Enkidou ne répond pas, il scrute les ruelles du village et la petite place devant le seuil de la grotte. Rien ne bouge. La lueur de l'incendie se rapproche.

– Ils ont peut-être fui ? interroge un soldat plein d'espoir.

– Ou c'est un piège, murmure Zinsoun. Seigneur Enkidou?

La main du géant se crispe sur le manche de sa hache. Il n'a ni l'habitude du commandement, ni les compétences d'un chef de guerre. C'est un combattant, habitué à leurrer des bêtes, pas à ruser avec les hommes. Il attend que son instinct lui dicte quoi faire. L'incendie a passé la crête la plus proche. Des pins enflammés illuminent maintenant le village. Loin au-dessus, dans la montagne, une colonne de feu progresse vers les sommets.

– Là ! Regardez ! lance un soldat.

Au milieu de la place, ligoté à un arbre et bâillonné, tous reconnaissent Sig.

– Restez à couvert ! chuchote Zinsoun entre ses dents. Restez à... Seigneur Enkidou, non !

Inutile, il a déjà bondi. Une pluie de flèches s'élève mais avant qu'elles ne retombent sur lui, Enkidou, pulvérise d'un coup d'épaule le mur de branches d'une maison et s'y jette à l'abri.

Zinsoun lâche un juron. Il se redresse et lance :

– Les flèches venaient de la grotte. Les archers devant ! Couvrez-nous. Groupe « An », avancez à l'abri des maisons. Groupe « Nab » en couverture. Allez ! Allez !

Aussitôt les soldats s'élancent mais à peine ont-ils atteint les premières maisons qu'une nouvelle nuée de flèches s'abat sur eux. Ceux qui ne s'effondrent pas tout de suite progressent de maison en maison, ils ne sont bientôt plus qu'à quelques enjambées de Sig.

Les plus proches arrachent des planches au plafond de la cabane dans laquelle ils se sont réfugiés. Ils improvisent une paroi amovible pour atteindre Sig tout en restant à couvert. D'autres les rejoignent. Ils sont sur le point de terminer, quand l'un des soldats s'étonne :

– Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il en découvrant qu'un liquide poisseux goutte de la toiture. De l'huile ?

Une nouvelle volée de flèches, enflammées cette fois-ci, s'abat sur la cabane. La maison se transforme en quelques secondes en brasier.

Zinsoun voit des hommes, transformés en torches humaines, sortir en hurlant et s'effondrer.

– Par les murs d'Irkalla, mais que fait le roi ? peste Zinsoun.

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