Étrange

Souvent, Azul vexait les gens, sans faire exprès. Sa famille, les autres élèves, les passants, les enseignants...
Enfin, elle avait fait des progrès depuis le temps, et à l'aide de méthodes, de répétitions, de mémorisations parfois, elle était parvenue à paraître moins étrange, plus spontanée.
Elle aurait tant aimé être comme eux, Azul. Être véritablement spontanée.

Souvent, on s'inquiétait pour elle, on disait qu'elle paraissait triste, qu'elle devait sourire. En France, on s'attristait de son inactivité ; en Espagne, on lui reprochait surtout son manque de conversation.
Mais ils avaient tord. Elle n'était pas triste, et elle souriait. Elle était formidablement active, et d'incroyables conversations se déroulaient en son sein. De longues minutes, des heures parfois, elle contemplait le monde, partout où elle trouvait quelque chose qui valait la peine d'être contemplé. Les soupirs colorés des feuilles rousses d'automne. Les étoiles chatoyantes qu'une ampoule nue et blanche venait allumer sur le miroir humide de la salle de bain. Souvent, le ciel -presque toujours, sauf lorsqu-il était gris. Azul n'aimait pas le ciel gris, alors elle ne le regardait pas, et il n'existait plus. Et c'était très bien comme ça.

Et puis, lorsqu'elle avait bien observé, lorsqu'elle était grisée, saoulée, ivre de beauté, elle emportait tout cela avec elle, par-dela les portes closes, par dela le goudron, les murs de pierre, par dela la terreur du lycée, de la ville et du monde extérieur.

Sa mère, à qui elle avait fini par expliquer son point de vue, l'avait enfin laissée vagabonder pour elle-même, par elle-même, dans les jardins de ses yeux. Mais, avec la famille et les autres, il faut faire un effort, avait-elle ajouté. Alors, en France, aux réunions de famille, elle se tenait droite, elle fabriquait un joli sourire en carton, et elle s'évadait, toute fluide et évaporée, par dela son corps immobile. De toute manière, les adultes, trop occupés à leurs débats radotants, persuadés qu'elle n'avait rien à leur dire alors qu'elle aussi avait, de fait, un avis bien tranché sur de nombreux sujets, ne lui adressaient presque jamais la parole. Enfin, sauf pour lui demander des nouvelles de ses notes -et encore, ses parents, tous fiers et souriants, répondaient souvent à sa place.
Parfois, on lui disait qu'elle était dans la lune.
On ne comprenait pas.
Azul, elle avait des milliers de lunes dans son esprit.

D'autres fois, on se frustrait pour un prénom. C'est étrange, non? Qu'un aussi petit bout de mot, quelques lettres assemblées, pas même tatouées sur de la chair, pas même dépendantes d'un esprit, puisse vexer à ce point un adulte plus âgé, supposément terre-à-terre et raisonnable? Azul les trouvait bien susceptibles. Mais ses parents disaient qu'elle avait tord, qu'il fallait faire des efforts, même si c'était compliqué, parce qu'enfin, un prenom, ce n'était pas si dur à retenir, tout de même.
Mais ça l'était.
On lui donnait un nom, un visage, il ne lui disait rien, ou bien elle confondait, s'emmêlait, restait troublée -mais dès lors que l'on y attachait un souvenir, une image, des sensations ou des ressentis, tout se faisait plus clair.
On préférait lui donner des noms et des visages.
Azul faisait des efforts.

Elle avait appris à rire, aussi. Au début, elle ne comprenait pas le sarcasme, et se vexait très vite, aussi vite que les vieux dont on oubliait le prénom. Mais elle sentait que c'était différend, après tout, on était blessant et cruel, pourquoi riait-on d'elle?
Peu à peu, elle avait appris à reconnaître humour et méchanceté, à savoir lorsque l'on riait et lorsque l'on se moquait d'elle, et elle aussi faisait des plaisanteries, de plus en plus souvent. Sa famille, avec qui elle n'avait jamais peur, la trouvait drôle. Mais parfois (ou souvent?), lorsqu'elle était au lycée, lorsqu'elle avait peur, lorsque ses interlocuteurs l'effrayaient, elle retombait avec gêne dans les âpres précipices de son humour premier, trop long, maladroit, qui embarrassait tout le monde, et elle avait des fous-rires nerveux. Aïo, un garçon de sa classe, lui avait dit une fois, sur le ton de la plaisanterie, qu'elle pouvait être tour à tour très drôle, et d'un ennui étrange et dérangeant. Enfin, il avait employé des termes plus doux, et surtout, il plaisantait, ne pensait pas à mal. Pourtant, il n'avait jamais eu autant raison.

Au début, Azul n'avait pas vraiment eu de problèmes avec ses amis. L'ennui, c'était qu'elle n'avait pas d'amis. Ses attitudes, ses paroles, son incompréhension, sa susceptibilité, tout en elle avait fini par repousser les autres enfants, et l'inverse était vrai. Elle était devenue intérieure, lisant, rêvant, restant à son pupître durant toutes les récréations. Dans un même temps, elle pleurait tout le temps; elle était toujours à cran, toujours sur les nerfs, si bien que la moindre frustration lui faisait déverser un torrent de larmes. Elle n'aimait pas l'école. On la traitait d'intello et de pleurnicharde, et d'autres mots que nous ne répèterons pas. Azul était amère, et elle leur en voulait. Surtout, elle pressentait que quelque chose en elle n'allait pas, qu'elle n'était pas normale, et que c'était pour cela qu'elle souffrait. Elle pensa que tout était de sa faute, et elle s' voulut.

Mais les choses changent, les gens changent, et Azul faisait des progrès. Elle devint plus vivable, moins amère, ses yeux se remplisirent d'espoir, elle se fit des amis. Elle apprit à intérioriser davantage, et pleura beaucoup moins. Seulement, lorsqu'elle avait trop peur, elle faisait des crises de panique, c'était assez horrible, mais comme tout le reste, elle s'y était habituée. Ses angoisses, ses souffrances et ses insomnies, attachées à ses chevilles, marchaient à ses côtés, et il fallait vivre avec.

Parfois, la voyant si avare de sourires, sa mère lui reprochait son égoïsme, lui disait qu'elle ne partageait pas assez ses rêveries. Alors Azul parlait, racontait ce qu'elle voyait, et la commissure de ses lèvres se relevait doucement. Mais elle partageait bien plus souvent que cela, sans que personne ne le voie. Elle écrivait tout le temps, toujours, avec passion et fougue, et lorsqu'elle avait fini quelque chose, elle aimait voir le sourire de ses lecteurs, leurs émotions. C'était par eux qu'elle souriait. Elle partageait beaucoup.

Et parfois, bien sûr, elle gardait les pieds sur terre, elle riait avec ses amies, légère, comme une adolescente normale, et elle n'était pas malheureuse. Elle les aimait beaucoup.

Mais souvent, le soir, elle était pressée de retrouver ses rêveries et de s'envoler à nouveau.
D'admirer
D'assembler
Et de transmettre.

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