Chapitre XI

Elyes m'avait écouté raconter mon histoire jusqu'à la tombée de la nuit, posant parfois quelques questions, pressant mon épaule quand mes larmes coulaient. Je pouvais voir, au fur et à mesure du flot de paroles, son visage se crisper, rire, sourire, s'assombrir, comme s'il avait lui aussi vécu ces moments et qu'il repassait en son esprit le fil de ces souvenirs. Tout au long de ce moment, j'étais heureux de m'être senti écouté, compris, d'avoir quelqu'un à qui parler ; je me fichai bien de la pitié que je voyais de temps à autre glisser sur son visage, je me fichai de ce qu'il pouvait penser, car c'était la première fois que je pouvais ainsi me confier, ouvrir mon cœur endolori, déverser le torrent d'émotions que j'avais souvent tenté de retenir ces dernières années. J'étais heureux de cette attention, de cette pitié, et elle était aujourd'hui sans conteste la chose que je chérissais le plus, n'ayant plus rien d'autre à quoi me raccrocher.

J'avais soigneusement évité de parler de toutes les bizarreries qui me sont arrivées au cours de ces six ans, et je n'avais pas non plus évoqué la cérémonie du serment de l'Ank, le temple de la forêt, la silhouette de l'ancien Héros, l'arbre majestueux, et l'épée -bien que je sois persuadé que celui semblant être mon double l'a vu et a dû lui en parler. Certes c'était un enfant on ne peut plus curieux, certes j'avais vu Ô combien son âme était innocente et pure, mais qui sait si quelqu'un avait la fâcheuse manie d'écouter aux portes...

Sous les dernières lueurs du couchant filtrant à travers les vitres, j'achevai d'essuyer mes dernières larmes, tandis que le jeune roi avait à nouveau posé sa main sur mon épaule en signe de soutien. Je l'avais silencieusement remercié d'un regard comme tout au long de mon récit avant de bailler à m'en décrocher la mâchoire, faisant rire mon nouvel ami.

-Cela n'a pas dû être très confortable une nuit au cachot, dit-il entre amusement et excuse. Tu peux dormir tôt, je veillerai à ce que l'on t'apporte de quoi te restaurer demain matin.

-C'est très gentil de v-- ta part, répondis-je, m'étant d'un coup souvenu de notre accord. J'en aurai sûrement un peu besoin d'ici demain...

On se leva d'un même mouvement, et tandis que Elyes refermai la porte après être sorti, j'entendis des éclats de voix de l'autre côté du battant, si puissants que les paroles me parvinrent comme si elles provenaient de la chambre :

-Votre Altesse ! Vous êtes là ! Je vous ai cherché toute l'après-midi durant ! Votre précepteur est si furieux qu'il a brisé un vase !

-Ce n'est rien, un vase de moins ne fera point de mal à quiconque. Dites-lui que, en tant que souverain de ce château, je peux disposer de mes journées comme je l'entends. Ah, et n'hésitez pas à faire passer ce même message au conseiller royal. D'ailleurs non, j'y vais de ce pas, nous avons à parler.

La force de caractère du jeune roi m'impressionnait. Il n'avait d'enfantin que l'air ; il suffisait de l'entendre pour comprendre la place légitime qu'il occupait. Ce n'était pas qu'un simple titre volé, juste un héritage de ses ascendants, il était réellement le souverain respecté de la forteresse. La confiance qui émanait de lui quand il s'exprimait de cette voix forte et puissante était celle d'un meneur, un vrai roi, celui qui guidera son peuple vers la lumière de la raison. Les cours de son précepteur et la philosophie que je lui supposais semblaient ne pas atteindre cet encore bien jeune monarque. Est-ce simplement son jeune âge ou allait-il garder ses idées pacifiques en grandissant ? Qu'avait-il pu vivre pour paraître par moment bien trop adulte pour son âge ?

Je sortis de mes réflexions pour m'allonger dans le grand lit m'étant destiné, bien trop moelleux comparé au pauvre matelas du village. Il faudrait un jour que je parle à Elyes  de nos conditions de vie au village, afin qu'il comprenne les ravages de ces combats où il n'avait pas son mot à dire. Peut-être que, d'ici quelques années, sa légitimité sera connue de tous et il pourra mettre un terme définitif à la guerre qui nous sépare... Qui sait, nous pourrions être ami, une fois le fossé entre le village et la forteresse rempli de pardon et de regret. Nous pourrions nous connaître davantage encore, explorer toutes les facettes de l'un et de l'autre...

...Pourquoi souhaitai-je tant le comprendre ? Il restait tout de même souverain des ennemis de notre village, malgré son esprit vif, son empathie sans nulle autre pareille, ses mots toujours justes touchant le cœur des autres avec une facilité déconcertante, cette étincelle de malice et d'intelligente qui brillant sans cesse au fond de ses yeux d'enfant, ce visage doux apaisant par simple contact visuel l'esprit endolori de tous ceux qui le voyaient ou le croisaient...

Sans même que je m'en rende compte, perdu dans les tribulations de mes propres pensées lesquelles j'avais abandonné l'idée de leur trouver un sens, je finis par m'endormir, bercé par une mélodie mêlée au vent provenant de la fenêtre rouverte comme par enchantement...

Ce fut la tendre caresse du soleil qui, au petit matin, me réveilla doucement. Je me frottai les yeux, pas vraiment habitué à cette clarté dès le lever, dormant habituellement dans le grenier avec un vieux drap occultant la seule fenêtre. Une fois à peu près bien éveillé, je vis posé sur le bureau de bois un plateau que je supposais d'argent garni d'une petite brioche chaude dont l'odeur vint me chatouiller les narines, et un verre transparent contenant un liquide orangé qui m'était inconnu. Je me levai, allai chercher le plateau avec un empressement non-dissimulé, puis le posai sur le banc contre le lit afin de m'y restaurer.

Le repas fut englouti en un rien de temps avec un délice remarquable. La brioche était aussi moelleuse que le matelas et sa douce chaleur était un véritable don dès le lever. Quant au drôle de liquide orange, il avait un léger goût acidulé que je n'avais jamais goûté auparavant, drôlement agréable. Je notai de remercier le jeune roi ainsi que de le questionner sur tout ça, quand je remarquais un morceau de tissus plié sur le plateau. En le saisissant, je m'aperçus que ce n'était pas du tout un bout de tissus : c'était beaucoup plus rigide et moins doux, et une fois déplié il était couvert de symboles noirs étranges. Perplexe, ne comprenant pas de quoi il s'agissait, je le reposais sur le plateau sans chercher à comprendre davantage.

Mon repas terminé, je retournai m'allonger sur le lit moelleux pour contempler inlassablement les voilures épaisses, réfléchissant à une activité pouvant me permettre de passer le temps en attendant le prochain repas, quand le soleil sera haut dans le ciel, espérant secrètement que le roi viendra me rendre visite, apportant une compagnie désirée. Je finis par me rasseoir en soupirant, déjà lassé d'attendre et n'ayant rien trouvé d'assez chronophage pour patienter. Je balayais la chambre du regard jusqu'à tomber sur le coffre abandonné, auquel je n'avais pas toucher par timidité de m'approprier la chambre. Il semblait assez vieux, car à bien le regarder l'on pouvait voir ses angles polis et abîmés, sans peinture ni cire ; il était pourtant ouvragé, et je me mis à penser qu'il devait être magnifique lorsqu'il fut terminé par son artisan.

Par curiosité et ennui, j'ouvris donc ce fameux coffre, et découvrit avec surprise et perplexité à l'intérieur quelques vieilles peluches de formes et tailles diverses, certaines abîmées par le temps, sûrement oubliées par leur propriétaire. Il y avait aussi d'autres drôles de boîtes rectangulaires, qui me rappelaient celles de l'autre armoire, et une grande boîte ronde délicatement peinte de motifs floraux. Je sortis toutes les boîtes du coffre, laissant en un tas difforme les plus petites, et ouvris par curiosité la plus grosse, la ronde, pour y découvrir des fils colorés et des aiguilles argentées comme celles qu'utilisait Mahyru pour rapiécer nos vêtements déchirés.

...Un nécessaire de couture ?

Mon œil passa des pauvres peluches abîmées à la grande boîte tandis qu'une occupation me vint en tête : et si j'essayai de les rapiécer ? Je n'ai jamais fait une telle activité, mais je suppose que ça ne doit pas être plus compliqué que ça en avait l'air... Je rangeai les petites boîtes avec les autres dans le meuble, par soucis d'organisation, et m'assis à même sol devant le coffre, tentant maladroitement de me rappeler les gestes de Mahyru pour m'occuper de ces peluches...

Midi arriva avant même que je ne m'en rende compte, car on vint soudainement frapper à la porte, me faisant sursauter et lâcher l'aiguille quelque peu tordue. Je déposai délicatement la peluche presque entièrement recousue, bien maladroitement rapiécée, et allai ouvrir, me retrouvant nez à nez avec un des gardes portant un plateau d'argent.

-Le roi m'envoie vous donner ceci, déclara-t-il d'une voix monotone et sans envie. Je dois aussi récupérer l'autre plateau.

En essayant de trembler le moins possible devant le regard glacial de l'homme, je pris doucement le plateau tendu pour le poser sur le bureau, avant de récupérer le deuxième pour le rendre, tête baissée et souffle coupé. Il le prit sans délicatesse et ferma la porte -ou plutôt claqua la porte-.

Je m'assis au bureau, soupirant, en me disant que je n'étais vraiment pas le bienvenu dans cette partie du château, ni même dans tout le château. Cela peut se comprendre : si tous ici participent à la Grande Guerre, aucun ne doit être ravi de devoir traiter comme un invité un simple habitant du village, de la même espèce que ceux qu'ils combattent...

Sans grande motivation, je levai les yeux vers le plateau fumant... et manqua de tomber au sol. Une énorme pièce de viande ainsi que des carottes à l'odeur alléchante trônaient au milieu d'un grand plat blanc étincelant. Pour les gens d'ici, ça ne doit pas être grand-chose, vu la richesse apparente en chaque lieu, mais la dernière fois que nous avons eu le plaisir de manger un bon morceau de viande remonte à plus d'un an, et la dernière bouchée date d'il y a au moins quelques semaines...

Alors que, avec un appétit vorace presque animal, je terminais juste mon repas, j'entendis la porte s'ouvrir. J'essuyai précipitamment mes mains avec la serviette pour être présentable et me levai pour faire face au grand sourire de Elyes auquel je répondis allègrement. Bien sûr, il n'y aura sûrement que lui pour entrer ainsi dans une pièce sans s'être présenté, il est le monarque après tout, il a été élevé ainsi. Il entra et, en fermant la porte, me demanda :

-Tu as eu mon message ce matin ?

-Oh, le... l'espèce de tissus ? demandais-je à mon tour, perplexe. Eh bien, pour tout t'avouer, je n'ai pas compris ce que c'était...

-Tu ne sais pas lire !? s'exclama-t-il comme si ça n'était pas normal. Bon... Disons que ce n'est pas grave pour le moment, je t'apprendrai plus tard. Viens, je voulais te montrer quelque chose !

Avant que je ne puisse le questionner sur quoi que ce soit, il attrapa ma main et me tira hors de la pièce en courant. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top