Chapitre 11
La nuit, on pense toujours que c'est silencieux, qu'il n'y a rien, la nuit. Pourtant, tout le monde était de sortie la nuit. Combien étaient ceux qui arpentaient en silence les ruelles enchevêtrées de cette ville ? Combien étaient ceux qui nous fixaient du regard, cachés derrière une maison, une vitre, une poubelle, un lampadaire... combien ? Il ne fallait pas chercher, il ne fallait jamais chercher. C'était ainsi. Ce soir-là, le ciel était étrangement dégagé, laissant découvert les étoiles et la lune, si rares ici. Alison et moi étions de sortie. Nos pas résonnaient à travers les parois serrées des murs de pierre. Nous n'étions pas seuls. Nous n'étions jamais seuls, ici. Nous croisâmes beaucoup de mendiants, essayant de dormir, luttant contre le froid, la faim et l'humidité. Certains étaient malades, d'autres non.
L'un d'entre eux agrippa la veste d'Alison, bien décidé à lui soutirer de l'argent. Elle étouffa un cri d'effroi.
– Dis ma p'tite dame, tu es bien habillée. Tu viens d'où ? C'est pas ici qu'on fabrique ces vêtements. Tu les as volé ? Tu as de l'argent ? Dans ce cas, ça ne t'embête pas si je t'enlève ta veste, tu en rachèteras une en moins de deux. Hein, dis ? Tu m'en voudras pas ?
Alison tenta de partir, mais il la retint pas le bras. Il saisissait son poignet avec vigueur, articulant des phrases incompréhensibles. Il tenta de fouiller ses poches, de lui piquer son manteau.
Je m'interposai. L'homme roula des yeux.
– Ouh, c'est ton mec, j'ai peur ! Ricana-t-il. Dis, tu ne voudrais pas me la prêter ? Pas longtemps, hein, juste une nuit. Promis, je te la rendrais après. Allez quoi, entre hommes on partage ? Hein, dis ?
Je sentis le corps d'Alison se raidir.
– Je te la rendrais je t'ai dis, allez, s' te plaît ! C'est pas la mort, c'est juste quelques heures, allez quoi. C'est du gâchis de ne pas prêter.
Il joua avec une de ses mèches blondes qui s'échappaient de sa capuche. Elle secoua la tête, tenta à nouveau de s'enfuir.
– Lâche-la, dis-je froidement.
Je prenais mon ton que je détestais. Froid, glacial, indifférent, mais imposant. Le sourire narquois de cet homme se dissipa. Il resserra son emprise sur Alison. Il tenta de la plaquer contre le mur derrière lui, mais je le retins.
– Sale type ! Grogna-t-il. Toi tu ne vis pas dans la misère ! Tu peux bien me la prêter, j'ai le droit de goûter au plaisir de temps en temps, moi aussi.
– Lâche-la ! Répétai-je.
Il commençait à devenir violent. Il m'attrapa au col et me frappa. Je grimaçai. Je le frappai à mon tour. Nous commençâmes à nous battre. Contre toute attente, il n'était pas très fort. Ce n'était qu'une carcasse, frêle et osseuse. Je le battis donc avec facilité. L'homme s'enfuit dans une ruelle, se lamentant sur son sort. Je pris le bras d'Alison et continuai la route.
– Viens, dis-je.
Elle semblait encore sous le choc.
– Merci, souffla-t-elle.
– C'est normal, voyons, j'ai besoin de toi.
– ... Merci quand même.
– Marche plus vite, on a perdu du temps.
Elle accéléra l'allure. Nous traversâmes la ville. Nous nous fîmes interpeler plus d'une fois, mais nos assaillants n'étaient pas très habiles ni très forts. Ce devait être le désespoir qui les poussaient à agir ainsi. Pourtant, à chaque fois, Alison prenait peur. Cela m'agaçait. On perdait du temps. Beaucoup de temps. Pourtant, on en avait besoin. La nuit était si sombre, comme un amas de ténèbres, face à cette lune qui brillait d'un éclat luisant. Kiro, hein... qui était-il vraiment ?
Il faisait froid, un froid glacial, comme en hiver. Et la peur n'arrangeait rien. Je sentais mes mains trembler dans mes poches. J'étais si tendu. J'avais peur. Et elle ne fit qu'accroître lorsque je vis l'entrée des canaux des eaux usées. Nous les traversâmes en silence. Ce coin était rempli de mendiants et de victimes de maladies abjectes. Ce n'était pas un endroit où il fallait aller, en temps normal. Il grouillait de trafiquants, assassins, types pas nets, et autres... une vraie toile d'araignée, et Alison et moi, nous essayions d'y pénétrer sans se faire piéger. C'était marcher sur des œufs. Et puis, l'odeur qui y régnait était infecte. Exécrable. Cela me donnait la nausée.
Nous quittâmes les canaux, en une seule morceau, à mon grand soulagement. Puis, vint la décharge. Nous y pénétrâmes par un trou dans la barrière. L'odeur n'y était pas mieux. Nous en fîmes le tour en silence. Il ne fallait pas se faire remarquer, pas maintenant. Nous trébuchâmes sur de multiples objets. Alison voulut en ramasser, au
passage, mais je l'en empêchai. Nous n'étions pas là pour nous amuser. La tension montait fortement. Enfin, les bâtiments des usines désaffectées apparurent au loin. Alom avait dit qu'il n'utilisait que quelques uns. Lesquels précisément, je ne le savais pas.
J'échangeai un regard entendu avec Alison. C'était maintenant. Nous nous faufilâmes discrètement en direction du hangar le plus proche. Normalement, si nos informations étaient bonnes, il devait y avoir seulement du ravitaillement et quelques objets sans grande valeur. Avec un pied de biche soigneusement trouvé sur notre chemin, j'ouvris la porte. Elle grinça dans un bruit sonore. Je m'immobilisai. Avait-il entendu ? Mais après plusieurs minutes, personne ne vint. Nous nous remîmes en mouvement, soulagés, et pénétrâmes à l'intérieur. C'était assez spacieux, bien fourni. Il y avait de nombreux sacs empilés, de farines, ou autres. Ainsi que beaucoup de barils bien fermés. Nouveau regard entendu avec Alison.
– Vas-y, soufflai-je. C'est le moment.
Alors elle fit quelques pas en avant. Elle contourna un tas de barils avant de se diriger vers le mur. Elle le caressa de la main. Presque immédiatement, une lueur chaude s'en émana. Alison le longea qui s'embrasa à son contact, avant de faire de même avec les pils de sacs, et de cartons. Tout pris feu à une vitesse ahurissante. Alison sourit. Elle était dans son élément.
– Allons-y, vite, dis-je en quittant le hangar.
Elle me suivit de près. Nous devions traverser la décharge le plus vite possible. Ils n'allaient pas tarder à s'apercevoir de l'incendie. Il fallait faire vite. Je jetai un regard derrière mon épaule. Le feu se propageait rapidement, dévorant hangar après hangar. Je vis un homme massif sortir de l'usine désaffectée. Péri. Il n'avait pas changé, juste vieilli. Ses rides s'accentuèrent à cause de la panique qui gagnait son visage. Je le vis rentrer, presque immédiatement. Ils étaient donc dans l'usine désaffectée. Je jetai un coup d'œil à Alison. Ses yeux étaient perdus dans le néant, le visage concentré. Elle devait contrôler l'incendie, pour ne pas que le feu blesse Adrianne et les autres victimes, sachant qu'on ne savait pas où ils étaient exactement. Il y avait peu de chance qu'elle soit avec Glarian, à ce moment-là. Elle devait être dans son labo, ou dans une des cellules qu'il avait faites construire. Il n'y avait qu'un seul moyen de le vérifier. Nous arrivions à l'autre bout de la décharge. Nous passâmes la barrière et nous arrêtâmes. Je guettai leurs venues, tandis qu'Alison se concentrait sur le feu. Je retenais ma respiration. Allaient-ils nous retrouver ? Où s'occuperaient-ils de l'incendie ?
Nous attendîmes plusieurs dizaines de minutes, tendus. Aucun d'entre eux ne semblait venir nous chercher. Une épaisse fumée noirâtre s'élevait dans la nuit,
cachant les étoiles, pourtant si rares. Elle semblait s'intensifier au fur et à mesure que le temps passait. Nous longeâmes la barrière de la décharge. Il fallait revenir sans se faire voir. Prendre toutes les précautions nécessaires.
Je remarquai un trou dans la paroi. J'y jetai un coup d'œil. Parfait. Nous nous faufilâmes discrètement. La moitié des hangars était en feu. Péri, Lowcast, et les autres mastodontes qui servaient d'acolytes à Glarian, s'affairaient à l'éteindre, portant des sceaux d'eau à la main. Mais leurs efforts étaient vains, car c'était Alison qui contrôlait. Glarian n'était toujours pas avec eux. Avait-il déjà fui ? Où restait-il dans son labo avec ses cobayes ?
– Fais gaffe à ne pas blesser les victimes, dis-je à Alison.
Elle le savait. Elle en était consciente. C'est pourquoi elle était si concentrée.
Une explosion retentit soudain dans un bruit sonore. Nous sursautâmes. Je n'eus pas le temps de comprendre que je fus projeté à terre, sous le choc. La décharge trembla encore quelques instants avant de s'arrêter. Je relevai la tête. Cela provenait d'un hangar, à moitié détruit. Ce devait être le fruit du contenu des barils ou des sacs amassés.
– Fais gaffe, ça devient dangereux, prévins-je.
– Ça ne va pas alerter les gens aux alentours ? S'enquit-elle, paniquée.
– Ici, lorsqu'un combat éclate, on s'enferme chez soi. Mais l'incendie peut effectivement ameuter des gens. Ici, toutes les maisons sont collées les unes aux autres, alors imagine si le feu les atteins...
– Je l'en empêcherais !
– Je te crois.
Nouvelle explosion de feu et de cendres, plus violente. Le sol trembla à nouveau. Je chancelai dangereusement, avant de tomber à nouveau. La fumée voilait maintenant une majeure partie du ciel. On ne voyait plus les étoiles, on ne voyait plus la lune...
« Hi hi ! Kiro ne serrait pas content ! »
Je sursautai. Cette voix ! Je n'avais donc pas rêvé quand elle m'avait parlé.
« Ce n'est pas le moment », répondis-je.
« Bien sûr que si. D'ailleurs, tu comptes aller dans l'usine désaffectée ? »
Je l'ignorai, guettant la sortie de Glarian. Elle insista fortement, bien décidée à lancer une discussion avec moi. J'attendis avec Alison quelques minutes. Le temps pressait. Nouvelle explosion. Cette fois, un hangar s'effondra dans un fracas assourdissant de fumée, de feu et de cendres. Je vis Péri et Lowcast rentrer à nouveau dans l'usine. Il était donc à l'intérieur. Je passai en revu chaque hangar. Lequel d'entre eux contenait son labo ? Je tentai de réfléchir, ignorant au mieux cette voix qui martelait ma tête. Je remarquai alors une entrée sur le côté du bâtiment principal. Elle semblait mener dans un souterrain. Peut-être que...
– Alison.
Je tapotai son épaule.
– Tu vois la porte, là-b...
Nouvelle détonation de feu brûlant. Nouveau hangar explosant. Il fallait faire vite. Il ne fallait pas qu'Adrianne soit victime de ces explosions.
Des cris retentirent. Cela venait... de l'autre bout de la décharge. Oh non... L'incendie avait effectivement ameuter du monde. Je jurai. Alison me jeta un regard affolé. Vite.
Péri ressorti de l'usine... un homme sur ses talons. Mon sang se glaça dans mes veines. Il était grand, brun, yeux couleur cuivre, assez maigre, mais bien bâti et imposant. Je frémis, et sentis mon teint blêmir. Aucun doute possible, c'était lui. Je l'aurais reconnu entre mille. C'était les mêmes traits, le même visage, les mêmes petits yeux luisants, la même prestance... je remarquai que mes poings s'étaient fermés. Je tremblai. De rage, de peur. Tout en moi me criait de fuir, loin, très loin de lui et de ses atrocités. Mais il y avait Adrianne. Ma douce Adrianne.
– C'est lui, crachai-je.
Elle se raidit et pâlit à son tour.
– Vraiment ? S'étrangla-t-elle.
J'opinai de la tête.
Ils se dirigèrent vers l'incendie. Il était calme, très calme, trop calme. C'en était suspect. Terrifiant. Savait-il que c'était nous ? L'un de ses sbires nous avait vu ? Les cris se rapprochèrent. J'échangeai un regard avec Alison avant de me tourner de nouveau vers cette entrée mystérieuse. Était-ce une bonne idée ? Ou au contraire signerait-elle notre arrêt de mort ?
« Allez-y, dépêchez-vous tant que Glarian n'y est pas ! Vite, ils arrivent ! »
« Tu crois vraiment que c'est une bonne idée ? »
« Oui, je pense. En tout cas, vous n'avez pas beaucoup de choix, il faut faire vite ! Dépêchez-vous ! »
– On y va ? Demandai-je à Alison.
– Oui. Vite.
Glarian nous tournait le dos, fixant le feu. Tous s'affairaient autour de lui. Il n'était pas le moins du monde inquiété. Pourquoi le serrait-il, après tout ?
Nous dévalâmes les pils d'objets entassés en vitesse. Une ouverture était si rare avec lui. Je manquai de trébucher, mais retrouvai mon équilibre juste à temps. Nous longeâmes l'usine en courant. L'odeur insoutenable de la fumée nous parvenait, d'ici. Je me retins de tousser. Pas maintenant. Surtout pas maintenant.
C'était une petite porte, encastrée dans la pierre. Elle était barricadée avec un cadenas massif. Je laissai Alison faire. Elle saisit le métal à pleines mains et le serra fort. Une onde écarlate se dégagea de sa paume, faisant rougir le fer. En quelques instants, la chaîne tomba au sol. J'ouvris la porte, doucement. Elle grinça bruyamment. Je grimaçai quand un amas de poussière s'abattit sur moi. Je retins un éternuement. Nous pénétrâmes dans le petit escalier qui descendait dans le noir. Les marches en bois craquaient sous nos poids. Surtout sous moi. Il fallait dire qu'Alison était vraiment maigre et fine. J'étais beaucoup plus carré et large d'épaules qu'elle. Et puis, je devais baisser la tête, car le plafond était très bas. Une odeur d'enfermé y régnait. Alison me proposa d'allumer la lumière. Je secouai vigoureusement la tête de droite à gauche. Mauvaise idée.
– Non, sinon on se fera repérer en moins de deux.
Elle obtempéra. Je regrettai un peu mon choix, car nous ne voyions vraiment rien. Enfin, nous quittâmes les marches, pour un long couloir étroit que nous empruntâmes à tâtons. Le passage était si étroit que nous ne passions pas à deux. Nous étions donc en file indienne, moi devant. Je détestais cette atmosphère oppressante. Je tentai au mieux de rester calme, étant donné qu'on ne savait rien de la taille du couloir. Si ça se trouve, il était en vérité bien plus grand qu'on ne le pensait, qui savait ? Le stress et la peur me gagnaient peu à peu. Nos pas résonnaient dans le silence environnant. Alors nous essayions au mieux de ne pas faire trop de bruit. Je remarquai que je retenais même ma respiration.
Le couloir se divisa en deux tournants. Je pris à droite, Alison sur mes talons. Après plusieurs minutes, je ne sus combien, nous nous retrouvâmes face à une épaisse porte massive, en bois clouté, fermée par un immense cadenas. De nouveau, Alison fit fondre la chaîne. Je tentai alors d'ouvrir la porte. Elle ne bougea point. Alison me prêta main forte. Et après de nombreuses tentatives vaines, la porte n'avait pas bougé
d'un poil.
– Devons-nous faire demi-tour ? Me demanda-t-elle, ahanant.
Je jetai un nouveau coup d'œil au bois.
– Une porte aussi imposante fermée par une telle chaîne doit forcément cacher quelque chose d'important, répondis-je.
Je posai ma main sur le bois compact. Est-ce que ça allait marcher ? Cela ferait du bruit. Beaucoup de bruit.
– Bouche-toi les oreilles, suggérai-je.
Elle obtempéra, sans comprendre. Je reculai de trois pas. Je calmai ma respiration tendue. J'inspirai et expirai doucement, focalisant mes pensées sur Feyr. Je sentais des crépitements au bout de mes doigts. Cette sensation engloba ma paume, ma main entière. Enfin, quand mon souffle fut assez posé, je pris une grande, très grande inspiration avant de balancer mon bras en avant. Les palpitations se propagèrent dans mon poignet, mon coude, mon bras, mon épaule, mon corps entier. Une bourrasque jaillit. C'était une rafale grandiose, comme je les aimais. Belle, libre, spontané et sauvage, exemptée de toute emprise.
Le battant de la porte claqua contre le mur de pierre dans un bruit tonitruant, lorsqu'elle s'ouvrit. Le sol émit un léger tremblement, rien d'extravagant, heureusement. Je n'en revenais pas. Ça avait marché ! J'avais réussi ! Je me retournai vers Alison, qui me regardait avec des grands yeux ébahis.
– Waw , lâcha-t-elle, ahurie.
– Tu viens ? Dis-je en passant la porte.
Elle me suivit, toujours sonnée. Nouveau couloir sombre, lugubre, sans lumière. Il était néanmoins plus large.
« Bah dis-donc, tu m'impressionnes ! Feyr serait ravi. »
« Fiche-moi la paix, ce n'est pas le moment. Tu as dit toi-même qu'on se parlerait quand j'aurais mené à bien mon objectif, alors maintenant tu te tais. »
« Mais si jamais tu meurs ? C'est le première fois que je parle à quelqu'un depuis des lustres, comprends-moi. »
« Non, je ne te comprends pas. Maintenant, s'il te plaît, tais-toi. J'ai plus de mal à me concentrer quand tu me parles. Je vais tout faire pour en sortir vivant, alors attends-moi, s'il te plaît. »
Et à mon grand soulagement, elle se tut. Je poussai un soupir. Puis, le couloir rétrécit à nouveau. Le plafond devint plus bas. Le passage était difficile d'accès, comme dans une grotte. Je sentis soudain la main d'Alison m'agripper le bras.
– Tu vois ce que je vois ? Murmura-t-elle à voix basse.
Je plissai les yeux. Encore une porte ? Non, juste une espèce d'arche miniature. Nous la passâmes sans encombres.
– Eh bien quoi ? Demandai-je sans comprendre. C'était juste une décoration.
– Non, je ne te parlais pas de ça. Regarde, devant, là.
Même si mes yeux s'étaient accoutumés à l'obscurité, je ne voyais pas ce qu'elle voulait me montrer.
– Qui a-t-il ? Moi je ne vois rien.
– Mais si, là. Tu ne vois donc pas ?
Elle s'arrêta. Je continuai encore quelques pas mais elle me stoppa.
– Attends !
Je m'immobilisai.
– Si tu ne vois pas, écoute.
Je tendis donc l'oreille, ne comprenant toujours pas de quoi elle parlait. Il y avait effectivement quelque chose. C'était... un clapotis ? Non. C'était aigu. Comme des pas, mais en plus aigu. Comme si... comme si c'était des griffes qui tintaient contre le sol en pierre. Des grandes griffes, qui plus est. Épaisses, dures. Je plissai les yeux, à la recherche du propriétaire. Dans la pénombre, je ne voyais rien. Alison posa une main sur mon menton et me força à tourner la tête dans une direction. Je clignai des yeux. Que voyait-elle donc ? Et là, je vis quelque chose bouger. Une fourrure ? Je frémis.
– Qu'est-ce que c'est ? Chuchotai-je.
Les griffes résonnaient dans le silence. La bête tournait en rond, non ? Et si... ? Je m'approchais.
– Mais qu'est-ce que tu fiches ? S'étrangla Alison à voix basse. Mais reviens !
– Attends ! Je crois que...
Je ne terminai pas ma phrase, je n'étais sûr de rien. Je m'approchai. J'entendais la respiration de l'animal. Était-ce vraiment un animal ? Je m'immobilisai. Je ne
pouvais pas avancer davantage. Des barreaux me bloquaient. Une cage ? Une cellule ? Je jurai. J'en étais sûr.
– C'est une cellule, dis-je à l'adresse d'Alison. On n'a rien craindre.
Puis, je me tournai à nouveau vers l'animal. Je me baissai, pour arriver à sa hauteur.
– Dis-moi ? Tu es là depuis combien de temps ?
– Laisse tomber, tu n'es pas Adrianne, tu ne peux pas parler aux animaux, faut pas rêver non plus !
– Allume la lumière, s'il te plaît. Tu verras que j'ai raison.
Après quelques instants, une lueur chaleureuse apparut dans sa main, diffusant ses rayons autour d'elle. Elle me rejoignit. Nous regardâmes ensemble ce fameux individu. J'avais raison. C'était un humain, d'à peu près une dizaine d'années. Il était brun, yeux verts, luisants. Une épaisse fourrure sombre recouvrait certains de ses membres, principalement ses bras, et ses jambes. Des oreilles de loup perçaient à travers sa chevelure et une queue pointait dans le bas de son dos. Des canines et des griffes acérés ornaient sa bouche et ses mains. Il nous fixait avec indifférence. Comme s'il n'y avait aucun trace de vivacité en lui. Pouvait-il encore parler français ?
– Tu peux parler ? Lui demandai-je en douceur.
Il me dévisagea en silence. Après quelques minutes, il se décida à ouvrir la bouche.
– Que... qui es toi ? Articula-t-il.
– Je m'appelle Célian, et voici Alison. J'imagine que tu es une des victimes de Glarian, nous sommes venus te libérer.
Il ne semblait pas comprendre. J'avais peut-être dit trop de mots compliqués ? Je me tournai alors vers Alison qui fixait le corps de ce garçon, totalement sidérée.
– Libère-le, s'il te plaît.
Avec hésitation, elle obtempéra. Elle saisit plusieurs barreaux entre ses mains et les fit fondre. Le garçon recula, terrifié. Soit par elle et sa présence, soit par son pouvoir. Il couina, comme un chien. Je lui proposai ma main.
– Viens, nous ne te voulons aucun mal, je te le jure. Nous allons te rendre ta liberté ! Il nous dévisagea, l'œil noir. De toute évidence, il ne me croyait pas. Il devait penser qu'on allait l'emmener pour des expériences. Le pauvre... Je me tournai vers Alison.
– Aide-moi à le sortir de là. Moi je... je ne suis pas très doué dans la
communication.
– J'ai bien remarqué, depuis le temps.
Elle s'approcha à son tour de l'enfant, et lui murmura avec douceur :
– Hey, mon p'tit gars, ça va ? Tu te plais ici, dans cette cage ? Tu ne voudrais pas en sortir ?
– Si... , articula-t-il.
– Alors viens avec nous, nous allons t'aider ! Nous allons te sauver ! Tu vas retrouver ta liberté, ta vie d'avant, ta famille...
– Menteurs, grogna le garçon. Vous êtes tous des menteurs avec vos belles paroles ! Ce ne sont que de belles paroles !
– Écoute petit, intervins-je. On ne te demande pas de nous croire ou non. On veut juste te sauver. Si tu ne le veux pas, alors reste ici. On te laisse la porte ouverte, part quand tu veux. La sortie est par là-bas, alors à toi de voir.
Puis, je passai mon chemin, laissant effectivement les barreaux en plan. De toute façon, je ne pouvais pas les réparer. Je n'allais pas rester là, à perdre du temps sur ça, le principal, c'était Adrianne.
Bien qu'à contre-cœur, Alison me talonna. Elle ne me fit pas de remarque. Et après quelques minutes, le couloir étroit déboucha sur une spacieuse pièce sombre. Très sombre. Plusieurs respirations étaient mêlées dans ce silence. Nous n'étions pas seuls. Nous devions être dans les cellules souterraines. Alison, sans me demander mon avis, éclaira la salle d'une douce lueur chaude.
C'était plus grand que je ne l'aurais cru. Plus spacieux, plus vaste. Avec plusieurs cellules. Une bonne vingtaine, selon moi. Je passai en revue chaque prisonnier. Où était Adrianne ? Un garçon à moitié démon, une fillette aux membres difformes, un enfant avec des cornes, d'autres avec des queues, certains avec des griffes, des canines, des plantes même. Tous aux apparences plus atroces les unes que les autres. Alison les libéra rapidement. Certains hésitèrent, d'autres s'enfuirent immédiatement, pourtant, quelques uns ne bougèrent pas. Alison se chargea de les convaincre, tandis que je continuais de chercher. Où était-elle ? Pas ici. Dans une cellule à part ? Avec lui ? Dans son labo ?
Je fouillai bon nombre de pièces, passai en revue chaque recoin de cette usine. Cela me rendait fou. Où était-elle ? Et si il l'avait déjà... ? Je secouai la tête. Non, il fallait penser positif. Mais l'inquiétude me rongeait au fur et à mesure que le temps passait. Et si elle n'était pas dans l'usine désaffectée mais dans un des hangars ? Et si elle était maintenant morte dans une des explosions ? Je frémis. Oh mon Dieu, non ! Je cherchai et cherchai. Au loin, j'entendais la voix d'Alison qui m'appelait. Elle me cherchait. Mais quelle idiote ! Ce n'était pas moi qu'il fallait chercher, mais Adrianne. Soudain, je débouchai dans une pièce immaculée. La lumière était si blanche que je dus fermer les yeux, ébloui. Mes yeux mirent du temps à se réhabituer à la lumière. Enfin, je pus rouvrir les paupières, normalement. Je regardai autour de moi. J'étais dans... une pièce blanche, immense et spacieuse, mais bien fournie. Des dizaines et des dizaines de machines traînaient, certaines allumées, d'autres non. De nombreux ustensiles étaient soigneusement posés sur une table. Scalpels, seringues, et autres objets m'étaient inconnus, faisant froid dans le dos. Je préférais ne pas savoir à quoi servaient les autres.
Il n'y avait aucun doute possible, j'étais bien dans son labo. J'en fis le tour rapidement, inspectant chaque machine, tentant de savoir en quoi consistaient leurs fonctionnements. C'était des renseignements importants. Et puis, je remarquai qu'il y avait un escalier, menant à une mezzanine. Une lucarne y était construite, dévoilant ainsi la lune et les étoiles. Je continuai d'avancer. C'était vraiment très grand. J'entendis soudain une respiration saccadée. Je fis un tour sur moi-même. Il y avait quelqu'un ? Où se trouvait-il ? Ma main se referma sur mon canif, dans ma poche. Je guettai le moindre mouvement se détachant du paysage. Je m'approchais de ce bruit, de cette personne. Là, derrière cette table. Je la contournai avec prudence. Là, c'était... des cellules. J'écarquillai les yeux.
– Adrianne !
Je me précipitai vers elle, jurant contre ces fichus barreaux qui nous séparaient. Elle était assise, recroquevillée sur elle-même, la tête enfouie dans ses bras frêles. Ses veines ressortaient fortement, comme si elle avait des lianes à la place des vaisseaux sanguins. Elle tremblait, et murmurait des phrases inarticulées. Je voulais la prendre dans mes bras, la rassurer, la câliner, l'embrasser, fuir le plus loin possible avec elle... Mais bon sang, où était Alison quand on avait besoin d'elle ?
– Adrianne, dis-je avec douceur. Ça va ? C'est moi. Je... je suis là. Je vais te libérer, on va te libérer avec Alison. Elle arrive. Je...
Elle leva sur moi des yeux vides. Je tressaillis.
– Il... il a fait des expériences sur toi ?
Elle ne me répondit pas. Elle semblait vide, terriblement vide. Sans âme, sans conscience. Un corps sans vie.
– Mon Dieu, que t'a-t-il fait ? Soufflai-je, horrifié.
Elle tendit la main vers moi, caressa mon visage avec douceur. Je posai mes doigts sur les siens, les serrai forts. J'étais là, et je n'allai pas repartir sans elle, quelle que soit son apparence.
– Cé-Célian, murmura-t-elle avec difficulté. C'est... c'est bien toi ?
Elle semblait ne pas y croire, comme si je n'étais que le fruit de son imagination.
– Bien sûr. Je suis là, et on va repartir ensemble, d'accord ? Ensemble...
Je me rapprochai et déposai sur ses lèvres un doux baiser d'un goût lointain d'amertume et de regrets. Elle avait l'air si fragile, comme brisée.
– Tu me pardonnes de n'avoir pas pu l'empêcher de t'enlever ? M'enquis-je, inquiet.
Elle esquissa un faible sourire.
– Évidemment, je ne t'en ai jamais voulu.
Je caressai son visage affectueusement.
– Je suis désolé de ne pas avoir pu venir plus tôt. Je suis désolé que tu ais eut à subir tout ça. Excuse-moi pour tout.
Ses yeux se voilèrent d'un éclat brillant. Une larme perla au coin de son œil droit et roula le long de sa joue. Je l'essuyai de mon pouce.
– Non, ne pleure pas, soufflai-je. Je suis là maintenant, c'est fini.
Elle ne put cependant retenir ses larmes. Je les essuyai, une à une, patiemment. Elle me sourit. Elle passa sa main dans mon cou, m'embrassait à son tour. Elle semblait heureuse, et soulagée. Elle enfouit son visage dans mon cou.
– Tu m'as tellement manqué, gémit-elle.
Ses bras s'arrimèrent à mon dos avec tendresse. Je la couvrais de baisers. Elle m'avait tant manqué. J'étais si heureux qu'elle soit saine et sauve. On se fichait bien
des barreaux qui nous séparaient.
– Bon Célian, retentit soudain la voix d'Alison dans mon dos. Je ne veux pas te contrarier, mais si tu veux la sortir de là, faut que tu me laisses m'en charger !
Je sursautai. Mes joues s'empourprèrent.
– Oh, euh... oui.
Je me dégageai de l'étreinte d'Adrianne qui grommela. Alison fit de nouveau fondre
les barreaux, permettant sa libération. Adrianne observa un moment l'ouverture dans la grille avant de réaliser qu'elle pouvait effectivement partir. Elle se faufila lentement. Une fois sortie, elle se jeta à mon cou et m'embrassa langoureusement. Ça y est, elle comprenait que tout ça était bel et bien réel. J'en fus sincèrement heureux. Alison toussota. Nous nous tournâmes vers elle. À ses côtés, se tenaient ma tante Djalyss, et trois enfants difformes.
– Djalyss ! M'écriai-je. Tu vas bien ?
– Moi oui. Et je vois que mon bout de chou a grandi.
Je lui souris.
– Bon ce n'est pas tout ça, intervint Alison. Mais il va falloir sortir d'ici un jour, on n'est pas totalement sauvé.
Nous nous dépêchâmes donc de regagner la sortie. Retrouver le chemin fut quelque peu difficile mais tout se passa sans encombres, et nous arrivâmes bientôt aux cellules, maintenant désertes. Nous les traversâmes tranquillement. Nulle trace de Glarian ou de ses acolytes, et heureusement d'ailleurs. Je trouvais cela bizarre quand je revoyais le ton si calme et posé de mon père, lors de l'incendie.
Nous pénétrâmes ensuite de nouveau dans l'étroit couloir, éclairé par le feu d'Alison. Personne ne posa de question à son sujet. Tout se passait comme prévu, à mon grand soulagement. Il nous restait plus qu'à atteindre la sortie, et à retraverser la décharge sans se faire voir par Glarian et les autres. Sans doute le plus difficile ? Je ne le savais pas, étant donné qu'ils étaient tous occupés à éteindre le feu.
Après plusieurs minutes, les explosions nous parvinrent à nouveau. Nous approchions de la sortie. Nous passâmes l'épaisse porte en bois. Nous n'étions plus très loin. Je souris. Je n'aurais jamais cru que ce se serait passé aussi bien. Il fallait croire que je m'étais inquiété pour rien. Plus de peur que de mal, comme on dit.
Nous ne parlions pas. Je marchais en tête, Adrianne sur mes talons. Nos pas résonnaient, comme à l'aller. Tous les enfants avaient quittés les lieux, même le premier petit garçon. Il faisait frais, et l'odeur qui régnait dans l'atmosphère était toujours aussi infecte. L'air était oppressant. Étouffant. Moi qui aimais être au grand air, je détestais ce genre d'endroit étroit et enfermé. À l'aller, je n'avais pas été aussi mal à l'aise. Mais à l'aller, les murs n'étaient pas si étroits, si ? Je voulais juste sortir d'ici, le plus vite possible. J'accélérai donc l'allure. Les autres me suivirent. Je manquai d'air, d'oxygène. La sortie. Je voulais sortir. Mais quand est-ce qu'on arriverait à cette fichue sortie ? Je sentis mes mains trembler. Mince, ça recommençait. Je devais me calmer, respirer lentement. J'inspirai et expirai donc longuement, essayant au mieux de ralentir ma respiration. Je diminuai la cadence, au grand soulagement des autres.
– Célian, s'enquit Alison. Tout va bien ? Tu as l'air... soudainement stressé. Il s'est passé quelque chose ?
Comment lui expliquer ?
– Non, rien. C'est juste que... je suis pressé de sortir, pas vous ?
Même pour moi, les mots sonnaient faux.
– Si, grommela Alison, pas vraiment convaincue.
Adrianne me prit par la main. Oh non, elle allait se rendre compte que...
– Célian, souffla-t-elle. Pourquoi trembles-tu ainsi ?
– Parce que... parce que je... je... je n'aime juste pas... heu...
Elles allaient se moquer. Mais je n'aimais pas mentir à Adrianne, qui plus est en la regardant droit dans les yeux.
– Je n'aime juste pas les endroits confinés, lâchai-je.
J'évitai soigneusement leurs regards et continuai de marcher en direction de la sortie.
– Tu trouves que c'est confiné comme endroit ? Me demanda Djalyss. Il y a pourtant de l'air et...
– Non, il n'y pas d'air. Il n'y a pas assez d'oxygène, pas assez d'air, pas assez de vent, pas assez d'espace pour nous tous. C'est oppressant. Vous ne trouvez pas qu'on étouffe ? C'est étroit, trop étroit. Il faut sortir d'ici, vite !
De nouveau, mon pas accéléra. Les autres me suivirent, tant bien que mal. Ils ne me firent pas de remarque, à mon grand soulagement. Enfin, j'aperçus la première
marche de l'escalier. Vite. Je me précipitai donc vers l'escalier, fou de joie et de soulagement.
« Je suis désolée, terriblement désolée. J'étais obligé, c'est ma faute, ne m'en veux pas, s'il te plaît, même si c'est beaucoup te demander. Pardonne-moi, juste pardonne-moi. Je suis si désolée... »
« Pourquoi donc t'excuses-tu ? »
– Célian, attention ! Cria soudain Alison.
Aïe !
Tout se passa très vite.
Une douleur lancinante me transperça en un éclair. Je portai ma main à mon abdomen, et vis mes vêtements se tacher de sang, se répandant sur mes doigts, le sol. Je me retournai, sidéré. J'eus à peine le temps d'apercevoir Adrianne, un revolver braqué sur moi à la main, que je m'écroulai à terre, mon âme engloutie par le néant...
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