-5-
Jacques partage son petit-déjeuner avec moi ce matin. Le temps est gris, je suppose qu'il va pleuvoir dans peu de temps. Il est encore tôt, les clients viennent et repartent au gré de leurs horaires. Je préfère travailler aux aurores. Les habitants de Collioure prennent leur café. Ils sortent des bras de Morphée, discutent tranquillement. Le soir, c'est tout autre chose. Ils viennent surtout pour se vider la tête, boire de l'alcool. Cela me rappelle trop une période d'excès douloureuse.
— Pardonne-moi de ne pas t'avoir prévenu pour Armand, déclare mon patron, me sortant de mes pensées.
Je tourne la tête vers lui. Ses mains ridées tiennent fermement sa tasse de café fumante. Une assiette remplie de miettes rappelle le croissant qui a fait office de déjeuner.
— Tu n'as pas à t'excuser pour ça, réponds-je doucement.
— Je n'ai pas apprécié son comportement et je ne me suis pas gêné pour le lui dire. Je voulais que tu le saches.
— Merci, j'apprécie vraiment ce que tu fais pour moi. Je ne sais pas où j'en serais sans toi.
Je me souviens qu'au début, je peinais à le tutoyer. J'ai mis plusieurs mois avant d'y parvenir. Nous ne nous entendions pas toujours et il nous est souvent arrivé de nous disputer. Je m'excusais constamment. Je savais qu'il représentait ma seule chance, l'unique main tendue que j'aurais. Je ne pouvais pas me permettre de la gâcher sous prétexte que j'ai un caractère pas forcément facile à supporter. Je me sentais trop reconnaissante. À chaque conflit, il prétextait que nous étions tous les deux responsables.
J'avais rencontré Ambre un après-midi où il avait organisé un repas de famille au Passe-Temps en l'honneur de l'anniversaire d'une tante. Il m'avait quasiment obligée à m'installer avec eux alors que je ne connaissais personne. Je n'y avais pas ma place. À ce moment-là, je me suis retrouvée assise à côté de sa petite fille. Depuis, nous cultivons une amitié forte.
— Arrête de me remercier, soupire-t-il avec un geste évasif de la main.
Je lève les yeux au ciel. Il refuse d'admettre qu'il m'a sauvé la vie. Il aurait pu me laisser me débrouiller seule, après tout. Même s'il déteste cela, je lui rappelle souvent ma gratitude à son égard.
— Comment te sens-tu ? me demande-t-il soudainement très sérieux.
— Ça va, je suppose.
— Tu supposes ? s'inquiète-t-il.
— Ça ira mieux plus tard, le rassuré-je.
— Quand ça ? insiste-t-il, l'air concerné.
Me levant, je range ma tasse et mon assiette dans le lave-vaisselle en pensant faire distraction. Toutefois, lorsque je retourne à ma place, il attend ma réponse de pied ferme.
— Je n'en sais rien. Il était dans ma vie depuis un moment, je ne peux pas espérer oublier tout cela en quelques jours.
Il acquiesce, l'air compréhensif. Puis il reste silencieux, contemplatif de son café. Ce vieil homme incarne cette figure paternelle qui m'a toujours manquée.
J'observe la salle. Certains ont rapproché des tables pour pouvoir discuter plus aisément. D'autres se sont installés face à la falaise avec pour seule compagnie un livre ou le journal. Le monde s'éveille doucement.
— Je me chargerai du service ce soir, avec Marjorie. Prends un peu de temps pour toi, tu en as besoin Rosalie, affirme finalement mon patron.
— Non, je peux gérer. Tu m'as déjà donné mon week-end.
— Je n'en doute pas. Arrête de t'inquiéter à chaque fois que tu prends quelques jours de congé. On ne renvoie pas Rosalie Moreau comme ça, me sourit-il avant de se lever. Tu peux partir vers cinq heures, ne t'inquiète pas.
— D'accord, marmonné-je à contrecœur.
* * *
Je range patiemment la vaisselle, profitant que la salle soit quasiment vide. La cloche de la porte retentit, me signifiant l'arrivée d'un potentiel client. Je me retourne et suis surprise de l'apercevoir ici à une heure si matinale. Généralement, il vient en plein milieu de l'après-midi et il est à peine dix heures et demie.
L'homme me salue d'un hochement de tête.
— Un café et un croissant, merci, me dit-il avant de rejoindre sa place habituelle.
Merci ? Vient-il d'utiliser une formule de politesse ? J'en venais à me demander s'il en connaissait seulement l'existence.
Je lui apporte sa commande et commence à repartir lorsqu'il énonce un mot qui me retient :
— Merci, Rosalie.
Je me fige sur place. Comment connaît-il mon prénom ? Sans savoir pour quelle raison, je ne me sens pas bien, comme s'il allait s'en prendre à moi. Je ne connais absolument rien sur lui et il sait comment je m'appelle.
— Pardon ? m'entends-je demander d'une voix sourde.
— J'ai dit merci, Rosalie, répète-t-il, l'air confus.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
Il me fixe intensément, durant de très longues secondes. Comme s'il hésitait à m'avouer quelque chose. N'y tenant plus, je continue, d'un ton légèrement tremblant :
— Que me voulez-vous ?
Soudainement, il se lève et me surplombe de sa grande taille. Par précaution, je recule de quelques pas. Il fronce les sourcils et lève les mains pour me montrer qu'il ne me veut pas de mal. Je n'ai aucune raison de lui faire confiance et pour bien le lui montrer, je m'éloigne encore.
— Je ne voulais pas vous effrayer, excusez-moi.
— Que me voulez-vous ? demandé-je à nouveau, tentant illusoirement de cacher ma peur.
Il croise les bras, faisant ressortir ses muscles. S'il tente quelque chose, je ne pourrais pas me défendre.
— Qui êtes-vous ? Pourquoi venez-vous ici tous les jours à la même heure ? Pour quelle raison venez-vous si tôt aujourd'hui ? Comment avez-vous eu connaissance de mon prénom ? m'affolé-je subitement.
— Calmez-vous, s'étonne-t-il.
— Je suis seule ici et vous le savez aussi bien que moi ! m'exclamé-je en me repliant encore pour faire bonne mesure.
— Je ne vous veux aucun mal, m'affirme-t-il.
— Pourquoi devrais-je vous croire ?
— Si vous pensiez vraiment que j'allais m'en prendre à vous, que faites-vous encore ici ?
Je devine la table derrière moi. Tendant la main, j'attrape un couvert que je brandis devant lui. Il se met à rire, sans que je comprenne pourquoi.
— Je suis désolé, mais, avec une petite cuillère, vous n'êtes pas très crédible, s'amuse-t-il.
Incommodée, je jette négligemment l'ustensile rond par terre pour finalement brandir le couteau. Il arrête de rigoler et lève ses paumes en signe de reddition.
— Je vous répète que je ne vous ferai rien.
Brièvement, je vois qu'il panique. Comme si j'étais capable de le blesser avec ce couteau... Sauf qu'il ne le sait pas donc je m'en sers comme d'un avantage.
— Je m'appelle Ayden.
— Très bien. Et, que souhaitez-vous Ayden ?
— Déjeuner sans me faire menacer, répond-il presque tranquillement.
Paisiblement, il s'assied face à sa table. Je récupère la lame à côté de son assiette, prétextant qu'il n'en a pas besoin pour manger son croissant.
— Vous me laissez ma cuillère ? se moque-t-il.
— Je ne vous fais pas confiance. Vous ne m'avez pas répondu : comment connaissez-vous mon prénom ?
Il se rembrunit. Son visage se referme à une vitesse impressionnante. Le cœur battant, j'attends fermement une explication.
— Je ne vois pas pourquoi je devrais vous répondre.
Il attrape sa tasse de café et en boit une gorgée, puis entreprend de manger son repas. Comme si je n'étais pas là avec mon arme stupide dans la main.
Je le lâche par terre dans un bruit sourd, l'amenant à sursauter. Tandis qu'il me fixe, déconcerté, je me précipite derrière le comptoir, d'où je peux observer tous ses faits et gestes. Il déjeune sereinement, sans un mot.
Ayden ? Je n'ai jamais connu quelqu'un qui porte ce nom. Il n'est donc pas une connaissance que je n'aurais pas reconnue. Vu comment j'ai agi, je ne pense pas le revoir ici de si tôt et donc, ne pas obtenir mes réponses. En même temps, il mesure deux têtes de plus que moi. Peu à peu, mon myocarde retrouve un rythme normal.
Le client me rapporte sa vaisselle, se penchant au passage pour ramasser le couteau que j'ai laissé tomber par terre. Il pose le tout sur le comptoir.
— Merci, murmuré-je, bien contente qu'il y ait un meuble entre nous.
— Je vous dois combien ?
— Cinq euros quarante.
Il sort son portefeuille et en extrait la monnaie nécessaire : il pose l'appoint comme à son habitude.
— Je suis vraiment désolé de vous avoir effrayée. Ce n'était pas mon but, je vous assure.
Je hoche la tête. Il semble sincère. Ses yeux arctiques m'observent quelques secondes avant de sortir, recouvrant sa tête de sa capuche pour s'abriter de la pluie.
Je me retrouve seule ici, déroutée. Il a prononcé mon prénom sans que je ne lui aie jamais donné. Ce n'était pas une raison pour le menacer avec une cuillère puis avec un couteau. Nous avons perdu un client, Jacques ne va pas être content...
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