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Après le moment de choc, tous ses muscles se contractent de colère.
— Tu n'avais pas le droit, siffle-t-il.
— Tu me remercieras plus tard, affirmé-je.
— Elle m'a menti, et ce, pendant des années.
— Tu dois la voir...
— Non. Ce n'est pas ma sœur ! s'exclame-t-il, furieux.
— Alors, qui est-ce ?
Il ne trouve rien à me répondre. Tournant en rond dans la pièce, il tire sur ses cheveux. Il s'assied puis se relève immédiatement, nerveux.
— Je ne veux pas la voir, répète-t-il en allant s'enfermer dans la chambre, claquant la porte.
Quant à moi, je reste dans le salon, abasourdie. Suis-je allée trop loin ? Je voulais simplement l'aider. Je sais qu'il n'aurait jamais repris contact avec eux. Ni demain ni dans dix ans, je le connais.
S'il ne voulait pas parler avec elle, il aurait très bien pu lui envoyer un message pour lui dire. Or, il n'en a rien fait et son téléphone est toujours sur la table. Clairement, il est en colère contre moi. Seulement, il ne peut pas oublier sa famille alors qu'il en a une.
Que je renie mon père est autre chose. Je ne l'ai jamais connu. Il a envoyé quelqu'un d'autre pour venir me chercher, il ne s'est même pas donné la peine de se déplacer. Je ne lui dois rien.
Alors qu'Ayden a une famille qui l'aime, qui est là à ses côtés. Je l'ai vu lors de ce repas mouvementé, ils tiennent à lui. Je n'ai jamais rencontré sa sœur, Louise. L'occasion se présentera peut-être ce soir.
On pourrait penser que je ressens de la jalousie. Pourtant, c'est loin d'être le cas. Il fiche tout en l'air et ça me met hors de moi. Il ne se rend pas compte de la chance qu'il a. Je ne peux pas le laisser tout gâcher comme ça.
D'un autre côté, je peux comprendre qu'il vive mal d'apprendre à vingt-cinq ans qu'il a été adopté. Cela ne doit pas être facile ni à accepter ni à vivre. Je le conçois. Néanmoins, ces personnes ont été présentes, elles l'ont éduqué, elles l'ont aimé. Il ne peut pas refuser de croire en tout cela. Il doit laisser sa fierté de côté et accepter de discuter.
En cherchant à le protéger, ai-je mal agi ? Nos situations se ressemblent et je me projette sûrement trop dans la sienne, à ses dépens...
* * *
Ayden m'évite, mais m'a signifié que je devais rester ici. Il ne m'a quasiment pas adressé la parole. Mal à l'aise, cette situation m'inquiète.
— Tu m'en veux toujours ? m'enquiers-je, inquiète.
Il me fusille du regard avant de reporter son regard sur son téléphone.
— J'ai fait ça pour toi, pas pour moi, continué-je.
Je ne veux pas qu'il croie que j'ai agi de la sortie vis-à-vis de ma propre histoire. Pas vraiment convaincu, il se lève et s'approche de moi.
— Comment ça ? Je t'ai dit que je n'avais pas envie de les revoir, rétorque-t-il froidement.
Je ne cille pas devant ses iris tranchants et cela semble le déstabiliser.
— Je cherche simplement à t'aider, dis-je la voix radoucie. Peut-être m'y suis-je prise de manière maladroite, mais je ne veux pas te nuire.
— Pourquoi m'aider après mes mensonges ? Je ne comprends pas, m'interroge-t-il, confus.
— Parce que je t'aime.
Il prend une inspiration pour me répondre, mais aucun mot ne sort. Ses prunelles bleues se voilent peu à peu.
— Pour quelle autre raison aurais-je pu accepter de revenir ?
— Je n'en sais rien, me répond-il, démuni.
Nous nous fixons durant de longues secondes. Son comportement traduit une réflexion intense. Je n'ose pas le toucher, de peur de le braquer.
Brusquement, il lève les yeux. Sa mâchoire se resserre et ses phalanges deviennent blanches. Intriguée, je me retourne et découvre une jeune fille sur le pont, probablement plus âgée que moi. Blonde aux yeux bleus, elle ne ressemble pas vraiment à Ayden. La couleur de ses iris a une intensité différente, ils tirent vers le gris. Ceux d'Ayden sont profonds, ils changent de couleur selon son humeur.
La tension s'avère palpable. Mon compagnon n'effectue aucun geste vers elle et elle ne semble pas à sa place.
— Salut, dit-elle maladroitement. Puis-je entrer ?
Tendu, mon homme hoche légèrement la tête. Elle avance de deux pas à l'intérieur et s'arrête, ne s'approchant pas trop.
— Qui est-ce ? demande-t-elle poliment en me désignant.
— Celle qui t'a demandé de venir ici, répond-il froidement.
— Le message ne venait pas de toi ? s'informe-t-elle, déçue.
— Non.
Louise pivote dans ma direction, les sourcils froncés. Je m'apprête à répondre lorsqu'Ayden me devance :
— C'est ma petite amie.
— Tu as une copine ? s'étonne-t-elle.
Instantanément, la mâchoire d'Ayden se contracte. J'ai l'impression de retrouver le Glacier du début : impassible et distant.
— Pourquoi cela semble autant t'étonner ? J'ai tout de même le droit d'avoir quelqu'un, s'agace-t-il.
— Bien sûr, ce n'est pas ce que je voulais dire, bafouille-t-elle.
— Je suppose que tu n'es pas là pour me parler de ma vie sentimentale, s'impatiente-t-il.
Dans un mouvement de protection envers lui, je prends sa main dans la mienne et il la serre fort. Son genou tressaute. Rapidement, je comprends que cette réflexion de la part de Louise l'a réellement blessé. Je me remémore la discussion que nous avons eue plus tôt où il se dévalorisait. Malgré les apparences, il prend tout à cœur. Touchée par son caractère sensible, j'entrelace nos doigts.
— Nos parties de cartes, nos sorties, nos disputes, nos discussions, nos moments complices. Toi, tout simplement. Mon frère me manque, affirme sa sœur, émue.
Ses mots sont touchants, elle semble si sincère que l'émotion monte en moi. Comment en sont-ils arrivés à se déchirer de la sorte ?
— Je ne suis pas ton frère, grogne mon petit ami.
— Même lorsque je l'ai appris, je t'ai toujours considéré comme tel. Mon grand frère.
— Tu le savais et tu ne me l'as pas dit, lui reproche-t-il, blessé.
— Si j'avais pu, j'aurais couru vers toi pour tout te raconter. Mais, nos parents m'ont fait promettre de ne rien t'avouer. Ils voulaient te l'expliquer eux-mêmes. Je ne savais pas quoi faire, Ayden ! s'écrie-t-elle.
— Me le dire ! s'emporte-t-il en se levant.
Brusquement, il s'approche d'elle et elle recule. Je me précipite vers lui, attrapant son bras. Le ton monte entre eux. Ayden, d'un naturel si tranquille, perd son flegme.
— Calme-toi, le supplié-je.
Il s'arrête net et fixe sa sœur. Louise a les yeux larmoyants, mais elle semble sûre d'elle. Un silence de plomb s'abat sur nous, durant lequel ils se dévisagent, chacun sur leurs positions.
— Ce n'était pas mon rôle, se défend-elle.
— Si j'avais été à ta place, je te l'aurais révélé, affirme-t-il, la mâchoire serrée.
— Je n'ai pas ta force de caractère. Parfois, j'en viens à me demander si tu es humain. Depuis plus de deux mois, je ne t'ai jamais vu ni sourire ni pleurer. Ressens-tu seulement quelque chose ?
Il recule sous le poids des paroles de Louise. Pourquoi prononcer des mots aussi violents ? Choquée, je cligne des yeux avant de revenir à moi. Connaît-elle réellement son frère ? Sait-elle à quel point il peut se montrer aimant et sensible ?
— Pourquoi dis-tu des choses pareilles ? interviens-je, outrée.
Ayden ne réagit pas. Les bras croisés sur son torse, il accuse le coup en silence. Elle tourne la tête vers moi, comme si elle venait de se souvenir de ma présence.
— Tu es la fille de Daniel ?
Visiblement, elle sait mettre les pieds dans le plat...
— Je ne vois pas de qui tu parles, dis-je, la voix trop perchée.
— Ne t'aventure pas sur ce terrain-là, la menace mon petit ami en reprenant possession de ses moyens.
Des flashs des discussions avec ma mère concernant mon père m'assaillent brusquement. Elle me disait qu'elle était amoureuse de lui. Tout allait bien entre eux, ils étaient ensemble depuis un an. Ma naissance n'était pas prévue, mais elle ne le regrettait pas pour autant. Lorsque mon géniteur l'a su, il est parti et n'est plus jamais revenu.
Mes jambes tremblent, les bras d'Ayden me soutiennent.
— Ça va ? s'inquiète-t-il.
— Oui, murmuré-je, me détestant pour ma faiblesse.
J'inspire un bon coup : je me dois d'être forte pour lui. Prévenant, il me jauge du regard. Mon visage lui offre un sourire rassurant.
— Et si je vous laissais discuter ? proposé-je.
— Cela m'a l'air bien, affirme Louise en même temps que son frère refuse.
Mal à l'aise, je ne sais pas comment agir. Je comptais simplement m'éloigner sur le pont puisque mon petit ami semble avoir besoin de moi. D'un autre côté, j'ai l'impression de déranger dans cette conversation importante.
— Très bien, qu'elle reste, soupire-t-elle.
Soulagée qu'elle accepte ma présence, je demeure aux côtés d'Ayden.
— Papa et Maman ne vont vraiment pas bien depuis que tu es parti...
— Et alors ?
— Ayden, s'offusque-t-elle. Ils t'ont toujours considéré comme leur enfant. Tu ne peux pas faire comme s'ils t'avaient rejeté. Ce n'est pas vrai.
— Tu m'as trahi, murmure-t-il en la regardant droit dans les yeux.
Elle défaillit l'espace d'une seconde avant de reprendre son aplomb.
— Reviens à la maison...
J'ai comme une impression de déjà-vu : Ayden me suppliant, une semaine plus tôt. Va-t-il accepter ?
— Non, tranche-t-il.
Déçue, elle soupire longuement. Lentement, je m'approche d'Ayden et lui murmure :
— J'ai décidé de te faire à nouveau confiance, malgré la façon dont tu m'avais menti. Pourquoi ne fais-tu pas la même chose ?
— C'est différent.
— Ils t'aiment et, bien que tu refuses de l'admettre, tu as besoin d'eux.
Il semble réfléchir et le regard de Louise est rempli d'espoir. Désemparée, Ayden admire le bout de ses chaussures. D'un air triste, il paraît complètement perdu.
— S'il te plaît, ajouté-je dans un souffle.
Ses yeux fixent les miens avec une douceur que je connais bien.
— Deux minutes, demande-t-il à sa sœur sans qu'elle ait le temps de répondre.
— Que passe-t-il ? m'inquiété-je lorsqu'il m'entraîne à l'écart.
— Pourquoi veux-tu autant que je leur pardonne ? Il ne s'agit pas de ta famille.
Curieux, il paraît chercher une explication dans mon regard. Au fond de moi, je connais la réponse, mais je n'ose pas la formuler à voix haute, de peur de l'influencer. Il prend mon menton entre son pouce et son index, remontant mon visage. Je ne décèle aucune trace de jugement dans ses iris, simplement une interrogation en suspens.
— Je crois que ça me rassurerait d'avoir une famille unie dans mon entourage, confié-je timidement. Mais ça ne change rien, tu dois agir pour toi. Pas pour moi.
Il s'appuie sur une rambarde, face à la mer. Je prends place à côté de lui et pose ma tête sur son épaule. Inspirant longuement, il clôt ses paupières. Ressourcé par cette ambiance marine, il affirme :
— Je crois que tu as raison sur un point : ils ont toujours été là. Je leur dois bien ça, non ?
— À toi de voir.
S'enfermant dans son mutisme habituel, son esprit fonctionne à vive allure. Je l'avoue, cette situation me perturbe. Au fond, je ne parviens pas à me mettre totalement à sa place. D'un autre côté, je refuse de l'inciter dans certains choix. Par conséquent, j'évite de lui donner mon avis, préférant le soutenir comme je peux.
— J'accepte de les revoir, juste une fois. J'aviserai après, déclare-t-il presque solennellement.
— Voilà un bon début, murmuré-je, le cœur battant.
— Ça te dérange si je m'y rends sans toi ?
— Bien sûr que non, je n'ai pas ma place dans ce conflit, le rassuré-je.
Dans un murmure, je lui assure que je suis fière. Autant d'être à ses côtés, que de son courage. Son regard se remplit d'innombrables émotions.
— Combien de temps dois-je rester à l'écart ? demande soudainement la voix de Louise.
Ayden ne bouge pas, se concentrant à nouveau sur la mer.
— Je ne me souviens plus de la dernière fois que je t'ai vu avec une fille, affirme sa sœur, visiblement agacée par son silence.
— Il y a dix minutes ? ironise-t-il, piqué au vif.
Elle lève les yeux au ciel tandis que je réprime un petit rire. Son frère s'est calmé, mais il semble lui en vouloir toujours autant.
— Organise un repas avec les parents un soir dans la semaine, je viendrai, lui dit-il simplement.
— Vraiment ? s'étonne-t-elle.
— Puisque je te le dis. Maintenant, va-t'en.
— Mais...
— Pars avant que je ne change d'avis, la menace-t-il.
Surprise, elle cède et quitte le bateau.
Nous nous retrouvons seuls, avec le poids de nos pensées.
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