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Nous avons quitté le port depuis une petite demi-heure. Ayden souhaitait que nous partions en mer tous les deux, le temps de quelques jours.

Je lui tiens compagnie dans la cabine. Le soleil nous surplombe, il commence à faire chaud. Le téléphone du conducteur sonne. Il regarde de qui il s'agit puis range immédiatement son smartphone.

— Tu peux répondre, lui dis-je doucement.

— Je n'en ai pas envie.

— Pourquoi ? Qui était-ce ?

— Louise.

— Oh.

Il serre le volant si fort que ses phalanges deviennent blanches. Je pose ma main sur sa cuisse et il se détend légèrement.

— Ils auraient dû m'en parler plus tôt, grogne-t-il.

Toi aussi, je pense. Sauf que je ne dis rien, gardant mes pensées pour moi.

— Quand penses-tu pouvoir rouvrir le Passe-Temps ? me demande-t-il, changeant complètement de discussion.

— Lorsque la terrasse sera terminée et que j'aurais retrouvé une serveuse.

Marjorie a démissionné, je m'en doutais. Ainsi, j'ai mis plusieurs annonces dans le village, espérant trouver une remplaçante.

Ayden arrête le moteur. Nous sommes au même endroit que lors de notre première virée en mer : proche de la plage qu'il fréquente. Sa tête penche légèrement sur le côté.

— Rosie, souris pour moi. Juste une fois.

Je n'y parviens pas, sans deviner pourquoi. Il fronce les sourcils, prenant mon visage entre ses grandes mains calleuses.

— Parle-moi, chuchote-t-il.

— Pour te dire quoi ?

— Ce que tu veux.

— Je n'ai rien de spécial à te raconter, murmuré-je.

Je suis de nouveau avec Ayden alors pourquoi je n'arrive pas à être aussi heureuse qu'avant ? Perturbée, je sors sur le pont et prends un bol d'air frais. À cause de la brise, j'accroche mes cheveux en un chignon désordonné.

— Je suis content que tu sois là, murmure une voix dans mon oreille.

Je pose ma tête sur son épaule et nous observons l'étendue saline en silence. Son silence me prouve qu'il a conscience de la distance instaurée entre nous. J'aimerais qu'elle disparaisse à tout jamais. Seulement, ce foutu mensonge a tout gâché.

— Je vais aller me baigner. Tu viens avec moi ? me propose-t-il, espérant nous changer les idées.

— Je n'ai pas pris de maillot de bain...

— On s'en fiche.

Lorsque je me retourne, il est déjà en caleçon. Me souriant de toutes ses dents, il plonge dans l'eau, m'éclaboussant au passage. Sa tête ressort plus loin.

— Viens !

Refusant, je m'assieds par terre et trempe mes pieds dans l'eau fraîche. En plein mois de juillet, le soleil tape fort. Ayden nage jusqu'à moi et croise ses bras sur mes genoux. Ses cheveux châtains s'étalent sur son front, lui donnant un air craquant.

— Je t'assure qu'elle est bonne.

— Tu te fiches de moi ? Elle est glaciale, rétorqué-je, plaçant ses mèches en arrière de son crâne.

Sans que je comprenne ce qu'il se passe, il tire mes jambes et je tombe à l'eau. Réprimant un cri de surprise, je remonte rapidement à la surface. Mon compagnon se trouve juste à côté de moi, rictus aux lèvres.

— Tu ne serais jamais venue autrement, rit-il

Le menaçant mentalement, je m'accroche à ses épaules le temps de retrouver mon souffle. Il en profite pour placer sa main dans le creux de mes reins. Tant bien que mal, je retire mon T-shirt et mon short qui me gênent et les pose sur le bateau.

Ayden s'éloigne. Pendant que je le rejoins, mon visage lui offre un sourire sincère. Ses bras me portent avant de nous entraîner sous l'eau, où il m'embrasse. Forcés de remonter pour prendre une bouffée d'air, je n'oublie pas de prendre ma revanche.

— Tu vas regretter de m'avoir jetée à l'eau, le préviens-je.

— Même pas peur.

Vivement, je l'éclabousse puis m'écarte, tentant de fuir ses représailles.

— Rosalie, s'écrie-t-il.

Rire me ralentit dans ma nage et je manque de couler. En quelques brasses, il me rejoint.

— C'était ça, ta vengeance ? s'amuse-t-il.

J'acquiesce et lui tire la langue.

— Mademoiselle Moreau, un peu de tenue.

M'esclaffant, je monte sur son dos en essayant de l'enfoncer sous l'eau, en vain.

Nous restons longtemps dans la mer à nager, à nous éclabousser, à nous embrasser. Comme si nous étions dans un autre monde.

Il arrive le moment de sortir, le froid s'emparant de nous.

— Je vais chercher des serviettes, ne bouge pas.

J'attends sur le pont, sautillant sur place. Prévenant, il m'enroule dans une grande sortie de bain puis me serre dans ses bras. Je ne sais pas si c'est pour me réchauffer ou bien parce qu'il en a envie. Sûrement les deux à la fois.

— Va prendre une douche chaude, me conseille-t-il.

Quant à lui, il étend mes habits mouillés sur une chaise dehors. Je me dépêche, ne voulant pas qu'il tombe malade. Rapidement, il prend ma place et ressort, vêtu uniquement d'un jogging. Il a, certes, maigri, mais il n'en reste pas moins agréable à regarder.

— Qu'est-ce que tu regardes ? s'amuse-t-il.

— Rien du tout, balbutié-je, prise sur le fait.

Il s'assied à côté de moi, tout près. Cette proximité me chamboule. J'ai l'impression que nous ne nous sommes pas vus depuis des années. L'air de rien, je glisse ma main dans la sienne.

— C'était... fade sans toi, m'avoue-t-il dans un souffle.

Mon compagnon serre ma paume et passe son pouce sur mes doigts. Sur une impulsion, je m'assieds à califourchon sur ses genoux afin de me rapprocher de lui. Il me regarde tendrement, en me souriant. J'aime tellement le sentir près de moi que j'essaye de briser ces barrières qui persistent entre nous. Au moins le temps de quelques heures.

Je l'embrasse doucement, me délectant de chaque sensation ressentie. Il pose ses mains sur mes hanches et les remonte légèrement sous mon T-shirt.

— Je peux ? demande-t-il timidement.

Je hoche la tête, enfouissant mon visage dans son cou, humant son odeur rassurante. Nous nous embrassons longuement, tendrement, sans prononcer un seul mot. Progressivement, je trace un chemin de baiser de son cou jusqu'à ses lèvres. L'ambiance change du tout au tout. Il ne pose plus de question, reprenant confiance. Je tire sur ses cheveux encore mouillés. Un grognement sort de sa gorge.

Il m'a manqué.

— Je t'aime, susurré-je dans son oreille.

Soutenant mon regard, il paraît ému. Je ne lui ai pas dit depuis notre dispute.

Une paume sur ma nuque, il réduit la distance entre nous. Je franchis cette limite en prenant possession de ses lèvres. Son corps répond au mien, comme s'ils se connaissaient par cœur.

Loin de tout, de tout le monde et de tous nos soucis, nous passons la nuit à faire l'amour en plein milieu de la mer.

***

Rentrés il y a quelques jours de notre escapade maritime, les travaux ont été terminés hier. Ces moments hors du temps nous ont permis de nous retrouver, de nous rapprocher. Nous en avions grandement besoin.

Aujourd'hui, j'ouvre à nouveau le café. Tout est terminé, la terrasse rend vraiment bien. J'étais si contente et Ayden, fier de lui. J'appréhende beaucoup, surtout que je serai seule au service. Malheureusement, je n'ai pas encore trouvé de remplaçante.

Grâce au bouche-à-oreille, tout le village est au courant de la réouverture. Heureusement, mon cuisinier, Gilles, est resté au Passe-Temps. Il semblait soulagé de pouvoir reprendre son travail.

Il est onze heures, les clients devraient commencer à arriver. J'ai laissé les tables telles que nous les avions mises avec Ambre. J'ai hâte de voir les réactions des villageois.

La cloche sonne et de nombreuses personnes font leur entrée, me saluant tous chaleureusement. Beaucoup se dépêchent de sortir pour avoir une place à l'extérieur, cela a l'air de leur plaire. Gilles, un sourire satisfait aux lèvres, lève les pouces en l'air. Je lui souris en retour, heureuse du résultat. En une vingtaine de minutes, la salle s'avère comble.

— Rosalie, m'interpelle une cliente régulière. Manger ici à midi va être impossible. Penses-tu que je puisse réserver une table pour quatre, pour ce soir ?

— Bien sûr.

Je passe derrière le comptoir et sors le carnet de réservation. Il y en a eu peu puisqu'il n'y a pas grand monde qui vient manger ici en règle générale. Je note le nom de la femme et, bientôt, de nombreuses personnes l'imitent. J'inscris tous les noms et le café sera plein pendant plusieurs jours. Plus qu'heureuse du succès de cette réouverture, je referme le carnet et le range précautionneusement derrière le bar. Puis s'ensuit un long service, de plusieurs heures. Je crois que je n'ai jamais fait un aussi bon chiffre d'affaires dans ce bistrot.

Jetant un coup d'œil à la photo de Jacques que j'ai accrochée au mur, cela me donne le courage de continuer.

— Une salade méditerranéenne, commandé-je au cuistot.

— Je vais bien dormir cette nuit, plaisante-t-il, s'affairant dans la cuisine.

— Tu as encore le service de ce soir, lui rappelé-je avec un sourire encourageant.

— Veux-tu ma mort ?

— Surtout pas. Autrement je ne sais pas comment je ferai ! Attends un peu s'il te plaît.

Il éclate de rire avant de repartir à ses plats. Les assiettes sortent vite, les clients ont l'air contents. J'ai apporté quelques modifications à la carte, proposant d'autres recettes. Un peu de nouveauté est toujours la bienvenue.

J'ai rapidement retrouvé mes marques et mes habitudes. Peu à peu, le rythme se ralentit et je peux souffler quelques minutes. Tout à coup, Chris se lève et se met à applaudir, sans que je comprenne pourquoi. Tout le monde se met à faire la même chose. Je reçois une salve d'applaudissements. Gênée, mais flattée, je m'avance un peu dans la pièce et les enfants de Chris viennent vers moi avec un gros bouquet de fleurs. Je m'accroupis pour me mettre à leur hauteur et les embrasse, les larmes aux yeux.

Émue, je me cache légèrement derrière mes pivoines.

Le silence s'installe progressivement. Surprise, je me sens terriblement mal à l'aise.

— Hum... merci.

C'est tout ce que je parviens à prononcer alors que j'aurai bien plus à exprimer. Chris réclame un discours et tous les clients tapent sur la table en demandant la même chose.

Chris, je te déteste.

Je me racle la gorge et baisse les yeux sur ces pétales magnifiques.

— Je... je ne sais pas quoi dire, balbutié-je. Merci à vous tous d'être venus aujourd'hui, de rendre hommage à Jacques et à ce café. Merci à Gilles d'être toujours là. J'espère que vous appréciez le nouveau cadre et bon appétit.

Ils applaudissent à nouveau, ajoutant des bravos et des félicitations. Les yeux larmoyants, je me retiens et ne pleure pas. Je m'empresse de mettre les fleurs dans une carafe remplie d'eau. Je la place sur le comptoir, de manière à bien les voir.

Cette réouverture se passe tellement bien que j'ai peur de ne pas y croire.

Aux alentours de seize heures, la porte se referme sur le dernier client.

— Tu as été super, dis-je à Gilles.

— Toi aussi !

Il m'abandonne, allant se reposer avant le service de ce soir. J'en profite pour manger un bout. Le cuisinier a eu la gentillesse de me garder un plat au chaud.

L'après-midi est plus calme. Éreintée, je n'en reviens pas. Depuis que je suis arrivée ici, le carnet de réservations n'a jamais été aussi rempli.

— Excusez-moi ?

Je relève la tête et trouve une femme blonde, plus jeune que moi.

— Bonjour, souhaitez-vous une table ?

— Oh, non. J'ai simplement vu votre annonce sur la porte.

— Pour le poste de serveuse ? m'enquiers-je avec espoir.

Ce début de journée s'est révélé épuisant. J'ai grandement besoin d'un coup de main. Et puis, j'aimerais beaucoup retrouver une collègue de travail.

— Exactement.

— Asseyez-vous, j'ai un peu de temps pour vous.

— Mais, vous êtes la gérante de cet endroit ? s'étonne-t-elle.

— Oui, cela vous dérange ?

— Pas le moins du monde. Avoir une patronne jeune, c'est mieux qu'un vieil homme tout défraîchi !

Subitement, je perds mon sourire. J'ai eu un « vieil homme tout défraîchi » comme patron et je ne m'en suis jamais plainte. Bien au contraire.

— Excusez-moi, ai-je dit quelque chose qui ne fallait pas ? s'inquiète-t-elle, remarquant mon changement de comportement.

— Non, réponds-je en secouant la tête. Je m'appelle Rosalie.

— Je suis Pauline, enchantée.

— J'ai ouvert aujourd'hui. Vous vous chargeriez du soir et moi du matin.

— J'ai emménagé ici il y a quelques jours et je cherche un travail fixe, me rassure-t-elle.

— Avez-vous déjà travaillé dans ce secteur ?

— Oui, j'étais serveuse avant.

— Je vous prends à l'essai pendant toute la semaine, j'aviserai en fonction de cela. Pouvez-vous commencer ce soir ?

— Bien sûr.

Soulagée, un poids s'envole de ma poitrine. Ces prochains jours vont s'avérer éprouvants, avec une forte charge de travail. Sa présence tombe à souhait.

Je lui montre le fonctionnement de la salle et lui énonce le salaire. Cela semble lui convenir, elle a même l'air enthousiaste. Cette journée se déroule parfaitement bien.

J'ai demandé à Ayden de ne pas venir aujourd'hui. Je veux être entièrement concentrée et je sais que s'il est là, je risque de faillir à ma tâche. Je n'ai même pas eu le temps de l'appeler. Je lui envoie un rapide message pour lui dire que tout va bien puis je retourne à mon travail, ayant hâte de l'appeler pour tout lui raconter.


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