-27-
Le café est en travaux depuis maintenant un mois et les choses avancent plutôt bien. Le premier plan que m'a présenté Ayden m'a de suite convaincue. Le bar reste au même endroit, nous lui donnons simplement un petit coup de jeune. Nous agrandissons la baie vitrée, mais nous rétrécissons la salle : nous réaménageons la terrasse. Elle sera moins haute que le café, ce qui permettra aux clients à l'intérieur de conserver une vue dégagée sur la falaise. Pour ce qui est de la pièce principale, seuls quelques coups de peinture sont nécessaires.
Mais, aujourd'hui, nous recevons les parents adoptifs d'Ayden, pour déjeuner.
— Tu crois que ça suffira ? m'inquiété-je.
Deux plats remplis à ras bord ornent le plan de travail. L'odeur embaume la cuisine du café et, évidemment, c'est Ayden qui a préparé le repas. Je ne voudrais pas empoisonner nos invités. Je ne sais pas si je peux les qualifier de beaux-parents puisqu'Ayden ne parvient toujours pas à les considérer comme ses parents. Il souhaite leur parler pendant ce dîner et j'avoue que cela a le don de me stresser plus que de raison.
— Rosalie, nous ne serons que quatre. Tu as vu tout ce que tu m'as fait cuisiner ? Tu pourras inviter tout le village pour finir les restes.
Angoissé, ses traits sont tirés, sa mâchoire est serrée et il se ronge les ongles. Lâchant un long soupir, il regarde l'heure pour la énième fois.
— Que crois-tu qu'ils vont m'apprendre ? Vaut-il mieux que je ne sache rien ? questionne-t-il fébrilement.
— Tu as besoin de comprendre.
— J'ai peur, avoue-t-il à mi-voix, baissant la tête.
Souhaitant le soutenir, je le prends dans mes bras. Sous ma main, je sens son cœur battre beaucoup trop fort. Il tremble légèrement.
— Je ne veux pas que tu me laisses, me prévient-il nerveusement.
— Chou, je te le promets.
À l'entente de ce surnom, un léger sourire étire ses lèvres. Je lui offre un baiser qui n'a pas le temps d'aller plus loin puisque la petite cloche accrochée à la porte d'entrée nous signale l'arrivée de nos invités.
— Ça va aller, lui assuré-je, pressant sa paume.
Nous sortons ensemble de la cuisine. Une femme de petite taille, aux cheveux châtain clair et un homme grand et brun se tiennent dans l'entrée. Les yeux bleus de la femme m'observent. Elle n'est peut-être pas sa génitrice, mais elle a la même intensité dans le regard.
— Rosie, je te présente Helen et Henry. Et vous, je vous présente Rosalie.
Après ces rapides salutations, nous nous installons autour de la table. Une tension s'instaure entre les Meyer.
— Excusez-moi pour l'état de ce lieu, nous sommes en travaux, dis-je timidement.
Mon petit ami souhaitait un endroit neutre pour cette rencontre. Le Passe-Temps a semblé être idéal.
Je m'assieds à ses côtés, face à ses parents. Nous sommes tous mal à l'aise, moi la première.
— Vous voulez quelque chose à boire ? m'enquiers-je en me levant.
Ayden attrape mon bras et me force à me rasseoir. Il pose une main sur mon genou pour ne pas que je puisse me relever.
— Tu n'es pas en train de travailler Rosie, alors reste assise.
— Désolée, murmuré-je.
— C'est donc sur ce projet que tu travailles ? le questionne Henry avec curiosité.
— Oui.
Mon compagnon ne développe pas sa réponse et il se montre très clairement peu enclin à la discussion.
— Hum, vous avez fait bonne route ?
Je suis stupide. Pourquoi a-t-il fallu que j'ouvre ma bouche ? Surtout pour poser ce genre de question...
— Oui, merci, me sourit Helen. Tu es la propriétaire de cet endroit ?
— En effet. J'ai pu effectuer tous ces travaux grâce à Ayden, tout serait resté dans le même état autrement.
Un brin de fierté éclaire le regard de sa maman. Henry reste silencieux et ses yeux balayent le lieu. Pendant une dizaine de minutes, la discussion reste calme. J'ai apporté les plats et tout le monde mange sans oser entrer dans le vif du sujet.
— Depuis combien de temps es-tu avec cette jeune fille ? s'informe son père adoptif.
— Presque trois mois.
— Pourquoi ne pas nous en avoir parlé plus tôt ? lui reproche-t-il.
— Ce n'était vraiment pas le moment, réplique-t-il simplement.
— Comment ça ?
— Ce n'était pas le moment, c'est tout, s'agace-t-il.
Je glisse ma main dans la sienne pour le calmer un tant soit peu et cela semble fonctionner. Au fond, je lui suis reconnaissante de ne pas énoncer le décès de mon père. Plus les jours passent, mieux je l'accepte, même si cela demeure dur.
Ayden est aussi froid qu'au moment de notre rencontre. Je me rends compte qu'il se comporte ainsi avec à peu près tout le monde, sauf moi.
Le visage d'Helen se contorsionne en une grimace de douleur et mon cœur se serre à cette seule vision.
— Ne réponds pas comme ça à ta mère.
Je ne suis pas à ma place ici. J'en ai totalement conscience. Néanmoins, je ne peux pas partir, pour deux raisons : Ayden m'a demandé de ne pas le laisser et il serre ma main tellement fort que, même si c'était la chose que je souhaitais le plus au monde, je ne pourrai pas m'en aller.
— Ce n'est pas ma mère, assure-t-il glacialement.
— Ayden, ça suffit ! s'exclame Henry.
Trop choquée pour réagir, je reste immobile et regarde cette femme retenir ses larmes. Elle accuse le coup en silence. Les deux hommes sont en colère, mais, pas pour les mêmes raisons. Ayden se lève, me lâchant par la même occasion.
— Vous m'avez menti, pendant plus de vingt-cinq ans. Comment veux-tu que je reste calme ? demande-t-il en haussant la voix.
Malgré le temps qui a passé depuis l'annonce de son adoption, la colère semble intacte.
— Nous voulions te protéger, déclare Helen d'une voix douce.
— Me protéger de quoi ? Comment croyez-vous que je me suis senti lorsque je l'ai su ? Con, voilà. Et seul, surtout.
Soudainement, il frappe le poing sur la table, me faisant sursauter. Je pose ma main sur son bras et prononce son prénom.
— Assieds-toi, je t'en prie, murmuré-je, affolée par son comportement.
Il me jette un regard puis s'exécute, hors de lui. Maintenant, sa mère pleure à chaudes larmes. Je ne sais pas si je dois avoir de la peine pour elle ou non.
Henry semble être en pleine réflexion. Je n'ai jamais vu Ayden dans cet état...
— Comptez-vous m'expliquer un jour ou bien vais-je rester toute ma vie dans l'incompréhension la plus totale ?
— Nous ne pouvions pas avoir d'enfants donc nous avons décidé d'adopter..., commence sa maman.
— Je sais déjà tout ça, la coupe-t-il avec impatience.
— Ta génitrice n'avait que seize ans lorsqu'elle est tombée enceinte. Elle a décidé d'accoucher sous X, continue-t-elle, passant outre son comportement.
— Et mon père ? questionne-t-il d'une voix tremblante.
Henry vacille légèrement en comprenant que son fils ne parle pas de lui, mais de son géniteur.
— D'après ce que nous savons, il était plus âgé. Il est parti faire ses études dans un autre pays et il ne sait pas que tu existes.
Ayden baisse les yeux, visiblement calmé.
— Nous ne savons rien d'autre. Ce genre d'adoption prône l'anonymat. Nous ne connaissons même pas son nom, ni même son prénom, conclut Henry.
— Pourquoi vouloir me protéger de cela ? Ça n'a rien de dangereux.
Il n'a pas tort... Ils auraient pu – dû – lui dire plus tôt.
— Quand tu étais petit, nous ne savions pas comment te l'annoncer. Comment dire à un enfant que nous ne sommes pas ses parents ? Par la suite, nous n'avons jamais trouvé le bon moment. Louise est née, un miracle.
— Donc, moi, que suis-je si ma sœur est un miracle ? réplique-t-il, vexé.
— Tu es notre enfant Ayden, intervient Helen, chamboulée.
— C'est faux, vous le savez aussi bien que moi.
Pour la première fois, son calme habituel lui fait défaut : il tremble, ses phalanges deviennent blanches et il serre tant la mâchoire qu'elle pourrait se briser.
— Nous t'aimons de la même manière, assure sa mère, tremblante d'émotions.
— Vous m'avez menti !
— Nous savions que l'apprendre te détruirait alors, nous avons décidé de repousser l'échéance, consent Henry.
— Pour finalement lâcher la bombe à retardement vingt-cinq ans après.
— Ne nous en veux pas Ayden, supplie sa maman.
Il lâche un ricanement et je sais qu'il se retient de l'envoyer paître. Elle aussi semble le comprendre puisqu'elle se rembrunit. Ses mains croisées sur la table témoignent de son angoisse.
— Nous t'avons éduqué comme Louise. Nous avons toujours tout fait de la même manière.
— Sauf la conception. Elle n'est pas ma sœur. Nous n'avons aucun gène en commun, insiste leur fils, clairement remonté.
— Elle t'a toujours considéré comme son propre frère ! s'exclame Helen.
Elle porte la main à sa bouche et écarquille les yeux en comprenant l'énorme gaffe qu'elle vient de commettre. Merde... Connaissant mon petit ami, il ne laissera pas passer une telle information.
— Parce qu'elle était au courant ? demande-t-il trop calmement.
Un énorme silence prend place autour de la table. Si la réponse est positive, cela sera trop pour lui et je sais qu'il risque d'aller trop loin. Pleine d'appréhension, j'attends la réponse, prête à réagir à tout moment.
— Oui, finit par répondre Henry.
— Depuis combien de temps ?
Face au mutisme de ses parents, il repose sa question, plus sèchement. Ses ongles rentrent dans sa peau tant il serre les poings.
— Quelques années.
— Quelques années, répète Ayden, levant les yeux au plafond.
— Elle l'a su par hasard, lors d'une discussion qu'elle n'aurait pas dû entendre, s'empresse de se justifier Helen.
— Donc elle aussi m'a menti. Au moins, les choses sont claires : toute ma « famille » s'est foutue de ma gueule.
Lui d'un naturel si calme perd son sang froid : il vacille de fureur.
Mentalement, je réfléchis à quoi faire pour lui changer les idées dès la fin de ce déjeuner. Promenade dans le village ? Excursion en mer ? Il a l'air si dévasté.
Déjà qu'il avait du mal à accepter la situation, apprendre que sa sœur se trouvait dans le complot également risque d'être compliqué à avaler.
— Nous sommes venus parce que tu voulais nous présenter ta petite amie, se défend Henry. Tu penses vraiment que c'est dans cette ambiance qu'elle espérait ce repas ?
— Ne te sers pas d'elle comme d'un prétexte, le prévient-il durement.
— Pourtant, c'est bien ce que tu as fait, non ?
Un silence écrase notre comité. Ayden baisse les yeux sans que je ne comprenne ce qu'il se passe. Complètement perdue, je tente de trouver une réponse auprès d'Helen sauf qu'elle continue de pleurer dans son coin. Et Henry fixe son fils avec intensité.
— Tu n'as pas le droit de dire ça, murmure mon petit ami entre ses dents.
— Tu ne lui as pas expliqué ? demande Henry d'une voix blanche.
— Tais-toi.
— Ayden ? demandé-je timidement, prenant la parole pour la première fois.
— Nous en parlerons ce soir, m'affirme-t-il nerveusement.
— Comment peux-tu lui cacher une chose pareille ? s'offusque Helen.
J'éloigne ma main de celle de mon petit ami. Que se passe-t-il ? Pourquoi semblent-ils aussi choqués ?
— Ayden ? répété-je, ma voix sonnant plus forte.
Il commence à s'affoler, son regard devient fuyant. Je sais qu'il me cache quelque chose depuis un moment. Mais, je ne pensais pas que cela me concernait directement. Le cœur prêt à bondir de ma poitrine, j'attends qu'il m'explique.
— Tout à l'heure, finit-il par dire.
Il n'ose pas me regarder dans les yeux, comme s'il avait honte. Mais de quoi ? J'ai l'impression qu'il s'est joué de moi depuis le début. Mais peut-être que je me trompe. Sûrement que je dramatise. Il suffit que je regarde Helen et Henry pour savoir que non : cela paraît grave.
Pour ce repas, j'avais imaginé toutes sortes de tournures, mais, certainement pas celle-là.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top