-26-
— Ayden, tu restes avec moi. Je n'ai pas envie de me faire embobiner...
— Ne t'inquiète pas.
Nous attendons notre tour chez le notaire. Après ces quelques jours à Perpignan, j'ai les idées claires et je sais ce que je veux faire de ce café : le rénover et le garder. Il s'agit du dernier cadeau de mon père, je l'aurais regretté si j'avais refusé. Cet endroit est ma seconde maison. J'y ai passé tellement de temps que je le connais par cœur, jusqu'à la moindre fissure.
La porte s'ouvre et le notaire en sort, accompagné d'un client. Ils se saluent puis il s'avance vers nous.
— Bonjour Mademoiselle Moreau. Monsieur ?
— Monsieur Meyer, répond sa voix grave.
Ils se serrent la main puis nous suivons Monsieur Boyer dans son bureau. Nous nous asseyons en face de lui. Son diplôme est affiché, encadré. Le moment me paraît solennel.
— Bien, avez-vous pris une décision ? s'enquiert-il, remontant ses lunettes sur son nez.
— En effet.
Cette dernière semaine, j'ai relu maintes et maintes fois la lettre de Jacques puis tout m'a semblé clair. Je devais garder le Passe-Temps, c'est ma destinée.
Je prends la main d'Ayden, cherchant un soutien qu'il sait m'apporter sans faille.
— J'ai décidé d'accepter, annoncé-je, presque émue.
— En êtes-vous sûre ?
— Oui.
Ma voix se fait hésitante face à cet homme imposant. Ses yeux me transpercent et il me semble beaucoup moins sympathique que la première fois.
— D'habitude, les héritages sont compliqués et ceux qui les reçoivent doivent payer beaucoup d'argent. Seulement, il avait manifestement tout prévu depuis longtemps. Il a fait en sorte que tout soit simple, que vous n'ayez aucun centime à débourser.
Je vois qu'Ayden l'écoute attentivement, comme s'il cherchait un mensonge. Il prend la parole pendant tout le reste de l'entretien. J'entends tout, mais je n'y connais rien donc je préfère me taire, anxieuse.
Au bout d'un long moment, le notaire nous tend un paquet de feuilles agrafées. Apparemment, il faut que je les signe. D'une main fébrile, je les attrape et les feuillette rapidement, perdue.
— Il faudrait que je récupère ce dossier signé dans un délai maximum d'une semaine.
— Et, quand pourrai-je me savoir propriétaire ? je questionne, nerveuse.
— Vous avez déjà les clefs.
— Ce n'est pas la question qu'elle vous a posée, intervient Ayden.
— D'après son testament, il aurait aimé que ce soit le plus rapidement possible. Vous pourrez rouvrir le café en votre nom d'ici deux mois, minimum.
— Pas avant ? m'inquiété-je.
— Non, vous n'en avez pas le droit.
Si le Passe-Temps reste fermé si longtemps, comment vais-je occuper mes journées ? Surtout, de quelle façon vais-je pouvoir vivre ? Et avec quel argent ?
— Puis-je commencer les travaux envisageables pendant ce laps de temps ?
Il hésite quelques instants, mais si je veux pouvoir effectuer ces changements, il s'agit de la seule solution. Déjà qu'en tout, je vais devoir fermer pendant quasiment trois mois, si en plus je dois allonger cette période de fermeture, je ne m'en sortirai jamais...
— Vous ne pouvez pas, affirme-t-il, brisant mes espoirs.
Je ne pourrais pas assumer une telle perte de revenus... Puis-je seulement contracter un crédit ? Je vais prendre rendez-vous à la banque, espérant qu'ils trouvent une solution.
— Nous allons le faire quand même, assure soudainement Ayden, devinant mon désarroi.
— Monsieur Meyer...
— Écoutez, je ne vois pas qui cela dérangerait à part vous, réplique-t-il, prenant ma défense.
— Très bien, soupire-t-il. Je vous laisse les papiers et nous nous revoyons la semaine prochaine.
Rassurée sur ce point, j'acquiesce puis nous quittons le cabinet. Le paquet de feuilles dans les mains, je me dis que je m'engage dans quelque chose de plutôt compliqué. Malgré tout, je me sens épaulée par Ayden qui semble mieux s'y connaître.
— Merci beaucoup Chou, soufflé-je en prenant l'air.
Un petit sourire aux lèvres, il me signifie que ce n'est rien. Sa main dans mon dos, je l'observe intensément, lui offrant toute ma gratitude. Il lève les yeux au ciel, réprimant un soupir devant mon discours. Alors, à la place de mots, je l'embrasse brièvement.
Subitement mue par le besoin de tout mettre en place, je presse le pas.
— Pouvons-nous aller au Passe-Temps ? m'enquiers-je, en pleine réflexion.
— Bien sûr.
Je ne sais pas si j'en ai le droit, mais tant que je ne touche à rien, il n'y a pas de problème, si ? En fin de compte, il s'agit de ma deuxième maison, je ne peux pas vivre sans elle.
— J'aimerais bien qu'on commence à voir ce que l'on peut faire à l'intérieur, affirmé-je, presque enthousiaste.
— Si tu veux.
Rapidement, nous nous trouvons devant la porte. Je sors mon trousseau de clefs et l'ouvre. L'endroit est resté identique, mis à part un peu plus de poussière. Un élan de nostalgie s'empare de moi et je recule d'un pas. Mon regard embrasse la pièce, redécouvrant les tables, le bar, les murs.
Une odeur de café et de bière règne. Il y a toujours eu cet effluve. Je m'appuie sur mes bras pour m'asseoir sur le comptoir, les jambes dans le vide.
— Il faudrait...
Ma voix se perd je ne sais où. Je me racle la gorge pour reprendre une contenance avant de me reprendre.
— Il faudrait revoir la disposition des tables. Et puis, pourquoi pas agrandir la fenêtre qui donne sur la mer. Penses-tu que le comptoir est bien placé ?
— Eh, doucement ! s'exclame-t-il. Il faut voir une chose après l'autre, sinon, tu n'en verras pas le bout. Tu as du papier et un crayon ?
— Hum, oui.
Je lui tends ce qu'il me demande et il sort un mètre de sa poche. Éberluée, je le regarde en me demandant s'il a toujours cet instrument sur lui. Il prend de nombreuses mesures qu'il reporte sur son plan. Je l'observe faire, intriguée. Je ne l'ai jamais vu exercer son métier, sur le terrain. Concentré, il note tout, trace des traits, en gomme d'autres. Finalement, il revient vers moi, son esquisse complète.
— Je vais y travailler et je te présenterai le projet une fois terminé.
Il tourne la feuille et me demande les modifications que je souhaite apporter. Toutefois, je me sens bloquée. Si je modifie le café, j'efface Jacques, non ? Il représente toute son œuvre, sa vie. Il m'a donné son autorisation dans sa lettre, mais je ne sais pas si je dois vraiment me le permettre. Et puis, tout le monde connaît le bistrot comme il est aujourd'hui.
— Rosie ? C'est peut-être trop tôt ? s'inquiète-t-il, face à mon silence.
— Je ne sais pas. Je crois que je vais aller prendre l'air, murmuré-je, le regard dans le vague.
Ces murs que je connais si bien m'oppressent et m'étouffent avec tous leurs souvenirs.
— Toute seule, ajouté-je.
— D'accord.
Je frôle sa main en sortant, pour lui montrer que cela n'a rien à voir avec lui. Mes pieds me mènent naturellement à la falaise, loin du Passe-Temps. La dernière fois que je m'y suis rendue remonte à un mois. Dire qu'avant j'y allais plusieurs fois par semaine. Je n'ai amené qu'Ayden ici, personne d'autre.
Jacques est parti, il m'offre la meilleure opportunité de ma vie : une assurance de travailler. La charge de travail s'avérera plus importante, mais je me dois d'être à la hauteur.
J'aime à penser que mon père est mieux là où il se trouve. Qui sait, peut-être a-t-il retrouvé sa femme, l'amour de sa vie ? De toute manière, il était âgé, je ne pouvais pas espérer le garder à mes côtés indéfiniment. C'est le cycle de la vie.
Comme me l'a expliqué Ayden avec mon schéma, il n'a pas décidé de me quitter. Sûrement que l'entreprise restera dans la famille si Ambre accepte de devenir le comptable de cette affaire. Je crois qu'il aurait apprécié cela.
Il faut que je voie le bon côté des choses, il y en a forcément. Le soleil est omniprésent dans le ciel, probablement le signe que ma vie change. Encore. Pour une fois, je parviens à positiver.
J'inspire un dernier coup le bon air de la mer puis je me dirige vers le bateau d'Ayden. Les mains dans les poches, je reconnais Chris au loin. Dès qu'il me voit, il modifie sa trajectoire dans ma direction.
— Rosalie ! s'exclame-t-il, visiblement content de me voir.
— Bonjour.
— Je t'ai cherchée partout ces derniers temps et impossible de mettre la main sur toi.
— Je n'étais pas toujours à Collioure.
— Qu'importe. Je voulais te présenter mes plus sincères condoléances, pour Jacques. Sa mort attriste tout le village, mais la plus touchée est bien toi. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais à quelle porte venir toquer.
— Merci, Chris.
Sincèrement touchée par sa bienveillance, je lui offre un sourire timide.
— Je t'ai vue à l'enterrement, mais je n'ai pas osé venir te voir, m'avoue-t-il, se frottant la nuque.
— Ce n'était pas le bon moment, le rassuré-je, l'émotion pointant le bout de son nez.
— Je l'ai bien vu. Bon, je te laisse. Viens me voir si jamais !
— Je n'y manquerai pas.
Il ébouriffe mes cheveux comme un adulte le ferait pour un enfant puis tourne les talons.
Plus les jours passent et plus je me rends compte qu'en effet, je ne suis pas toute seule. Forte de cette idée, je m'empresse de rejoindre le port et, lorsque je rentre dans le bateau, je trouve Ayden concentré sur sa table de dessin. Je ferme discrètement la porte derrière moi, il ne m'a pas entendue.
Ayden. Cet homme qui est rentré dans le café à trois heures de l'après-midi pour commander une soupe. Je l'ai menacé avec une petite cuillère. Je l'ai repoussé. Je l'ai blessé.
Par la suite, nous nous sommes rapprochés, et j'ai appris à l'aimer.
— Que fais-tu ? m'enquiers-je doucement.
Il sursaute et un trait parcourt son plan. La mine s'écrase, volant par terre.
— Désolée...
Je ramasse son crayon puis le lui rends, confuse.
— C'était juste une esquisse, me dit-il en effaçant la trace persistante.
Je reconnais ce plan. C'est le même que celui qu'il a fait au café tout à l'heure. Il suit mon regard et remarque que j'observe son dessin. Il s'empresse de le ranger dans sa pochette.
— Ayden, tu n'es pas obligé de t'y mettre maintenant.
— Je voulais simplement commencer. Ça va mieux ? me demande-t-il pour changer de conversation.
Je hoche la tête avant de tendre la main pour tenter de voir son ébauche. Seulement, il m'en empêche.
— Attends que je finisse, me prévient-il, rangeant ses affaires.
— Mais nous n'avons même pas vu ensemble ce qu'il y a à modifier...
— J'aimerais te proposer quelque chose, je pense avoir compris dans l'ensemble ce que tu veux.
— Ça va me coûter combien tout ça ? m'inquiété-je brusquement.
— Rosie, gronde-t-il.
— Quoi ?
— Arrête de dire n'importe quoi, tu ne paieras rien du tout.
— Mais...
— Tais-toi, me coupe-t-il en posant son index sur mes lèvres. Chut.
Je tente de parler à nouveau, à son grand désespoir. Doucement, il me pousse contre le mur et pose sa paume sur ma bouche pour me forcer à me taire.
— Quand vas-tu accepter que je peux t'aider sans rien demander en retour ? soupire-t-il, levant les yeux au ciel.
Je croise les bras à défaut de pouvoir me défendre avec des mots.
— Si j'enlève ma main, tu me promets de ne pas protester ?
Je secoue négativement la tête. Je refuse qu'il travaille en plus de ses projets professionnels sans rien recevoir.
— Je vais devoir procéder autrement, affirme-t-il.
Sans que je ne comprenne ce qu'il se passe, ses lèvres remplacent ses doigts. Il m'embrasse à m'en couper le souffle. Mon cœur semble prêt à sortir de ma cage thoracique. Son corps écrase le mien à la perfection. Ce baiser, bien que passionnel, ne s'éternise pas : il s'éloigne. Je peine à reprendre mon souffle.
— Bien, le problème semble réglé, déclare-t-il, légèrement haletant.
Le temps que je reprenne mes esprits, il a disparu dans la chambre.
— Ayden ! appelé-je, portant ma main à ma bouche.
Il revient, l'air de rien et vêtu d'un gilet.
— Un problème ?
— Il est hors de question que je ne te paie pas, soutiens-je, butée.
— Phrase à ne pas sortir du contexte, sourit-il, moqueur.
— Je suis sérieuse, marmonné-je.
Il emmêle ses cheveux, perdant toute trace de sourire.
— Bien, tu veux me remercier ? Nous allons passer un marché. Je produis les plans, je t'accompagne pendant les travaux et en échange, tu me promets de tout faire pour devenir heureuse.
— Ton marché n'est pas équitable, protesté-je, sidérée.
— Et alors ?
Je n'aime pas ça. Même à travers ce marché, il cherche à m'aider. Il n'aura rien en retour, la seule personne qui profite de tout cela, c'est moi.
Après réflexion, peut-être qu'il y gagne aussi. Si je deviens plus forte, probablement que lui le sera encore plus ? Ce projet semble lui tenir à cœur autant qu'à moi.
— D'accord, accepté-je, hésitante.
— Oui ?
J'acquiesce, pas encore totalement convaincue par cet accord.
— Parfait, sourit-il.
La discussion étant close, il vaque à ses occupations, feignant l'indifférence. Comme si nous venions d'avoir une discussion normale.
Tout faire pour devenir heureuse.
Pourtant, j'ai l'impression d'avoir énormément progressé ces derniers mois. Me voit-il encore malheureuse ? Et pas seulement à cause de mon deuil ?
Ma vie s'est retrouvée complètement chamboulée en quelques semaines : le départ d'Armand, l'arrivée d'Ayden, le décès de Jacques, l'héritage du Passe-Temps.
Troublée, je sors mon téléphone dans l'optique d'appeler ma meilleure amie. Allant sur le pont, je m'assieds sur une chaise, face à la mer.
— Je voulais prendre de tes nouvelles, murmuré-je, inquiète pour elle.
— Je crois que je vais à peu près bien. Et toi ? me répond-elle d'un ton morose.
— Pareil, soupiré-je. Je dois te proposer quelque chose.
Probablement que cette annonce lui remontera le moral ?
— J'ai pris la décision de garder le café. Ayden va m'aider pour revoir la disposition et je pense que je vais avoir besoin de toi.
— À quel propos ? s'informe-t-elle, soudainement joyeuse.
— Tu n'as pas encore terminé tes études, mais j'aimerais qu'à l'avenir, tu deviennes la comptable du Passe-Temps, si tu acceptes.
Un silence s'installe sur la ligne. Qu'elle refuse n'est pas un problème. Ce qui me gênerait plus, c'est que cela change quelque chose à notre amitié. Elle avait pourtant l'air contente d'entendre que j'acceptais cet héritage...
— Ambre ?
— Tu me proposes un travail, dans le café de mon grand-père, dans cet endroit que j'affectionne particulièrement. Un emploi assuré dans le temps, avec toi ?
— Oui, tu pourrais devenir mon associée même, affirmé-je, peu sûre de son avis à ce propos.
Un cri résonne dans mon oreille, me forçant à éloigner le téléphone en grimaçant.
— Bien sûr que j'accepte Rosie ! Tu serais prête à attendre que je finisse mes études ? s'exclame-t-elle, fébrile.
— Tu termines l'an prochain et je ne rouvre pas avant deux mois. Je peux me débrouiller quelques mois, non ?
— Je t'aiderai. Rosalie, tu ne peux pas savoir à quel point je te suis reconnaissante...
— Mais Ambre, sans toi j'aurais dû engager un vieil homme rabougri et ennuyeux. Alors, c'est moi qui te remercie.
— Nous en discuterons plus tard, d'accord ?
— Bien sûr.
Après nous être longuement saluées, nous raccrochons. Soulagée, un immense sourire étire mon visage. Je sautille jusqu'au salon, radieuse.
— Elle t'a dit oui, pas vrai ? s'enquiert Ayden, ayant sûrement entendu ma conversation.
J'acquiesce, ayant presque mal aux zygomatiques. Finalement, tout s'enclenche comme il faut.
Jusqu'à présent.
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