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Depuis que je suis partie de son bateau, je n'ai aucune nouvelle d'Ayden. Dire que je suis inquiète serait un euphémisme. Je n'ai pas osé me rendre au port, de peur qu'il soit parti.

Plus j'y pense, plus cette idée de schéma me paraît complètement stupide. Il a dû se dire que j'étais totalement immature. Qui dessine pour expliquer une situation ? Un enfant.

Stupide. Stupide. Stupide.

Mon téléphone sonne et je me jette dessus avant de voir un nom s'afficher : Ambre.

— Écoute, je sais que tu ne voulais pas entendre parler du testament, mais, à mon avis, il faut que tu viennes maintenant, annonce-t-elle à brûle-pourpoint.

Décontenancée, l'information met quelques secondes avant d'atteindre mon cerveau.

— Ambre, soufflé-je, agacée qu'elle insiste autant.

— Fais-moi confiance et viens.

Fais-moi confiance. C'est tout ce que demande Ayden pourtant...

— Mais...

— Je t'envoie l'adresse, nous t'attendons, dépêche-toi, me coupe-t-elle avant de raccrocher.

Quelques secondes plus tard, l'adresse apparaît sur mon écran. Lors de notre court appel, elle semblait pressée, presque angoissée. Que se passe-t-il ?

Une vingtaine de minutes plus tard, je me trouve devant le bâtiment. Mon amie s'avance vers moi, indécise.

— Te voilà, tout le monde t'attend.

— Comment ça ? m'enquiers-je, toujours sans information.

— Dépêche-toi.

Anxieuse, je la talonne. Quand nous entrons dans la salle, je reconnais la majorité de la famille. Ils me dévisagent tous, sans que je comprenne pourquoi. Assis autour d'une table avec un homme d'un certain âge, ils attendent qu'Ambre et moi prenions place.

— Tu m'expliques ? murmuré-je à mon amie, désorientée.

— Tu vas vite le savoir.

— Bonjour, je suis Monsieur Boyer, le notaire qui s'occupe du testament.

— Hum, bonjour, bégayé-je.

— Bien, maintenant que l'intéressée est ici, nous allons pouvoir en discuter. Mademoiselle Moreau, le testament de Jacques stipule clairement que le Passe-Temps vous revient, intégralement, déclare-t-il calmement.

La tablée semble sous le choc, moi de même, puis ils commencent tous à hausser le ton en affirmant que c'est impossible.

Jacques me lègue son café ? Sa deuxième maison. À moi ? Mais pourquoi ? Le notaire me fait parvenir une enveloppe, en me disant de la lire chez moi. Elle provient de Jacques.

Clignant plusieurs fois des yeux, je veux mettre du sens sur tout cela, en vain. Il avait donc tout prévu, bien avant de partir... Il ne m'en a jamais parlé. De mon côté, j'espérais que la personne qui reprendrait l'affaire voudrait bien de moi. Et voilà qu'on m'annonce qu'il m'appartient.

— Vous avez le temps de réfléchir, me rassure-t-il. Tenez-moi au courant de votre décision.

Coite, j'acquiesce. Ambre semble aux anges, contrairement au reste de la famille. Une femme est en pleurs et tous les autres se disputent. Certains sont de mon côté et les autres affirment que c'est inadmissible. Complètement perdue, je baisse les yeux sur mes mains et reste silencieuse.

Cet homme, ce héros, avait organisé mon futur après m'avoir sauvée de mon passé. Les émotions affluent en moi tant la reconnaissance s'avère immense. Mon cœur se comprime de sentiments puissants.

Cet endroit pourrait m'appartenir ? Vraiment ? Monsieur Boyer essaye tant bien que mal de faire régner l'ordre et le calme. Puis, il continue d'énoncer les héritages.

Me sentant totalement illégitime en ces lieux, je me fais aussi discrète qu'une souris, espérant disparaître aux yeux de ces gens.

— Tu crois que je peux partir ? demandé-je subrepticement à Ambre.

— Jacques t'a légué l'œuvre de sa vie : son café. Alors, reste ici et ne pars pas comme une voleuse, me répond-elle sérieusement.

— D'accord, murmuré-je.

Cela dure encore une heure, pendant laquelle je n'énonce aucun mot. À la place, je ressasse mes pensées encore et encore. Vais-je devenir propriétaire ? Vraiment ?

Au bout d'un moment, le notaire nous libère et nous sortons tous en même temps.

— C'était mon père, pourquoi te l'a-t-il légué à toi ? me demande une femme.

— Je n'en sais rien, je n'ai rien demandé, réponds-je d'une petite voix.

Encore sous le choc, je peine à me défendre comme je le souhaiterais.

— Tatie, laisse-la tranquille, tu veux ? intervient Ambre.

Elle me lance un dernier regard et s'éloigne, furieuse.

— Pars avant de te faire assassiner, me conseille-t-elle, protectrice.

— Merci, je t'appelle ce soir.

Je saute sur l'occasion qu'elle me présente pour m'en aller d'une allure rapide. Lorsque je me suis éloignée de quelques pâtés de maisons, je lâche un long soupir de soulagement. Sidérée par cette annonce, je déambule dans les rues, le regard dans le vague.

Quand j'arrive devant mon immeuble, Ayden est là. Il attend. Il ne m'a pas encore vue, je pourrais faire demi-tour. Seulement, j'attends un signe de vie de sa part depuis ce matin.

Je prends mon courage à deux mains et continue d'avancer, encore fébrile à cause de cette histoire d'héritage. Dès qu'il m'aperçoit, il s'avance.

— Peut-on discuter ? s'informe-t-il d'un ton neutre.

— Si tu veux.

J'ouvre la porte et le laisse me suivre dans les escaliers. S'il est là, je ne pourrai pas lire la lettre de Jacques. Je vais devoir attendre. D'un autre côté, j'ai besoin d'avoir cet échange avec lui. Totalement perturbée, je ne sais pas quoi faire. Nous atteignons rapidement mon appartement.

— J'ai trouvé ton papier, déclare-t-il finalement.

— Et ?

Sans répondre, il cherche quelque chose dans sa poche puis me tend un bout de feuille : mon schéma auquel il a apporté des modifications. Les flèches qui concernent Jacques, ma mère, Ambre et lui sont d'une couleur différente des autres. En légende, il a écrit : ils t'aiment. Concernant celles de mon géniteur, d'Armand et des autres, il a noté : gros imbéciles.

— Il faut que tu fasses cette distinction. Certains t'ont quittée de leur plein gré. D'autres ne l'ont pas voulu et quelques-uns sont encore là. Tu ne peux pas nous empêcher de partir ni prévoir ce qu'il peut se passer. Mais tu peux accepter l'amour et en offrir. Ne nous réduis pas à seulement deux catégories, il y en a bien plus.

Le cœur affolé, je bois ses paroles, trouvant des réponses à mes questions. Ayden s'approche de moi et finit par s'asseoir sur une chaise, harassé.

— Il m'a fallu du temps, mais je crois que j'ai compris, m'avoue-t-il.

— Donc mon idée de schéma n'était pas si idiote que ça ?

— Non.

Un soupir de soulagement s'échappe de mes lèvres. Sur la même longueur d'onde, nous nous observons durant de longues secondes. Je me retrouve dans ses prunelles tourmentées. Cette journée forte en émotions me malmène. Malgré tout, elle m'apporte son lot de bonnes nouvelles. Ayden me tend sa main que j'attrape instinctivement, le rejoignant.

— Je t'ai attendue un moment, tu ne répondais pas au téléphone. Où étais-tu ? s'enquiert-il, l'air inquiet.

— J'ai dû aller chez le notaire, lui réponds-je du bout des lèvres, réalisant encore.

— Ah bon, pourquoi ?

Je me frotte la nuque, mal à l'aise. Dois-je lui dire ? Peut-être saura-t-il m'aiguiller ?

— Jacques m'a légué le Passe-Temps, je ne sais pas encore si je vais accepter, dis-je finalement.

— Quoi ? Il te donne son café ? s'étonne-t-il, haussant les sourcils.

Manifestement aussi ébahi que moi, il paraît démuni. Hochant la tête, je sors la lettre de mon sac. Elle est écrite de sa main. De toute façon, il a toujours haï les ordinateurs.

— Elle est de lui ?

— Oui, murmuré-je, un nœud dans la gorge.

Un simple échange de regard nous permet de nous comprendre : je m'isole dans ma chambre, ayant besoin de me retrouver seule avec mon père, une dernière fois. D'un geste tremblant, j'ouvre la feuille.

Rosalie,

Si tu lis ceci, c'est que je suis parti. Je t'en conjure, ne t'arrête pas de vivre pour moi. Tu es encore jeune et tu as toute la vie devant toi. C'était mon heure, tu n'y peux rien. Ni toi, ni personne.

Tu dois te demander pourquoi je t'ai légué le Passe-Temps. C'était l'endroit que j'appréciais le plus. Tu l'aimes tout autant que moi. Je sais que tu en prendras soin comme personne.

Le reste de ma famille risque de ne pas être du même avis que moi, mais je m'en fiche. Il s'agit de ma décision, pas la leur. Il te reste le choix d'accepter ou non. Ne t'inquiète pas, si tu refuses, je ne t'en voudrais pas. Tu peux toujours accepter et le revendre plus tard pour t'acheter une maison ou ce que tu veux.

Revois la décoration. Elle est plutôt défraîchie, j'en ai conscience, sauf que je n'ai jamais osé changer quoi que ce soit. Ma femme avait tout décidé alors, j'ai tout laissé ainsi.

Tu m'as toujours demandé pourquoi je t'avais prise sous mon aile. La réponse s'avère simple : tu as le même prénom que ma défunte épouse. Elle adorait aider les personnes en difficulté et j'ai trouvé là une belle manière de lui rendre hommage. Tu m'as permis de retrouver un peu de cette jeunesse.

Je ne pensais pas autant m'accrocher à toi. Tu t'es agrippée à la chance que je t'ai donnée. De mon vivant, je ne te l'aurais jamais avoué, mais je t'admire pour ta force.

Change ta vision de la vie, Rosie. Tout le monde ne t'abandonne pas. Chris vient depuis que tu es serveuse ici parce qu'il aime discuter avec toi. Et c'est le cas d'un bon nombre de clients. Ma petite-fille, elle aussi, est tombée sous ton charme.

Nous t'aimons tous Rosalie, alors ne perds pas espoir. Vis le temps qu'il te reste à fond.

Jacques

Des tâches tombent sur le papier et je me dépêche d'éloigner la feuille. Je ne voudrais pas que l'encre coule, c'est la dernière chose que j'ai de lui. Je la range presque religieusement dans l'enveloppe, enregistrant chacun de ses mots.

Je tente de pleurer silencieusement, pour ne pas alarmer Ayden qui se trouve juste à côté. Jacques me demande clairement de lui faire mes adieux et de continuer à vivre. Plus facile à dire qu'à faire... Pour lui, je me dois d'être forte et d'avancer. Il m'en donne les moyens.

Jacques m'offre son café parce qu'il pense que je suis la plus à même à m'en charger. M'occuper des clients, servir, c'est mon domaine. Mais, concernant la comptabilité, les commandes : je n'y connais rien... Je dois prendre le temps d'analyser la situation même si, au fond, ma décision est déjà prise.

Ayden passe sa tête par la porte, les sourcils froncés.

— Tu veux que je te laisse ? demande-t-il, hésitant.

— Non, reste s'il te plaît.

Chancelante, je me lève et le rejoins en quelques pas, atterrissant dans ses bras. Il a le don de me rassurer en quelques instants.

— Je trouve que tu vas de mieux en mieux, déclare-t-il sérieusement, caressant mes cheveux.

— C'est vrai ? le questionné-je en essuyant mes larmes.

— Oui, tu es sortie toute seule ce matin. Ce n'était pas arrivé depuis une semaine. Alors tu vois, tout ne va pas si mal, me sourit-il.

Contre son torse, je m'abreuve de sa force.

— Écoute, il faut que je retourne travailler. Je n'ai pas négocié plus de jours.

La panique monte en moi à l'idée de devoir le laisser partir une nouvelle fois, surtout en ce moment. Ces derniers temps, je m'étais habituée à sa présence quotidienne.

— Tu vas t'en aller ? demandé-je d'une petite voix.

— Malheureusement, mais j'ai quelque chose à te proposer.

Impatiente, je m'accroche à son pull, restant à l'affût du moindre mot sortant de sa bouche.

— Rien ne t'empêche de m'accompagner, annonce-t-il, semblant anxieux de ma réaction.

Je relève vivement la tête, surprise. Il me demande de venir avec lui à Perpignan ?

— Mais, qu'est-ce que je vais faire là-bas ?

— Le matin, tu peux dormir. Je rentrerai manger et le soir je ne finis pas tard. Et puis, je suis certain qu'Ambre serait ravie de passer certains après-midi avec toi, me répond-il, visiblement content de cette perspective.

— Et les autres après-midi ? m'inquiété-je.

Je suis si attachée à mon petit village que me retrouver seule dans une grande ville m'effraie un peu. Ici, je connais les moindres quartiers comme ma poche, je m'y sens bien. Là-bas, je me perdrais vite...

— Tu pourrais te balader dans la ville, pour prendre l'air, propose-t-il.

— Il faut que je règle cette histoire d'héritage, chuchoté-je, indécise.

J'ai trop d'informations à gérer aujourd'hui. Si bien que je ne sais plus où donner de la tête.

— Je dois partir dans deux jours. Demande au notaire s'il peut attendre jusqu'au week-end prochain pour avoir sa réponse. Tu pourrais en profiter pour réfléchir, affirme-t-il, l'air sûr de lui.

— Tu crois ?

— Oui. Ça m'embêterait vraiment de te laisser ici. Au moins à Perpignan, tu pourras te changer les idées. Qu'en penses-tu ?

Convaincue, j'approuve. Après tout, je n'ai plus de travail pour l'instant et, à part Chris, personne sur qui réellement compter ici.

Je serais mieux là-bas, avec Ayden, pour réfléchir à tout cela.

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