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Depuis trois jours, je ne fais rien si ce n'est rester allongée dans le lit ou sur le canapé. Ayden me laisse seule le plus souvent même s'il vient me voir plusieurs fois par jour. Malgré moi, je pleure pour la mort de Jacques. La douleur me rappelle la perte de ma mère, cela devient insoutenable.

Ambre n'a pas répondu à mon message, mais elle l'a lu, c'est le principal.

J'entends la porte s'ouvrir derrière moi : mon petit ami entre.

— Tu veux manger quelque chose ?

— Non, murmuré-je.

Il soupire en s'asseyant sur le lit. À l'instant où sa main se pose sur mon épaule, je sens mon corps se détendre.

— Rosie, tu n'as quasiment rien avalé depuis trop longtemps. Viens prendre l'air, il fait bon. Ça te fera tu bien, affirme-t-il.

Je n'ai pas envie de sortir. Je suis très bien ici, en position fœtale sans rien ni personne d'autre qu'Ayden.

— Rosalie, je ne rigole pas. Il faut que tu te nourrisses, insiste-t-il, plus doucement.

Souhaitant qu'il me laisse tranquille, je demeure dans la même position. Seulement, il ne partage pas mon avis. Prudemment, il me tire de l'autre côté du matelas et me force à m'asseoir. Je n'ose même pas imaginer à quoi je ressemble.

— Va sur le pont, je t'amène de quoi manger. Et ce n'est même pas la peine de négocier.

— Je peux prendre une douche avant ? m'entends-je demander d'une voix faible.

— Voilà une très bonne idée, si tu veux mon avis.

Il reste assis sur le lit tandis que je me lève maladroitement. Je ne sais pas trop quoi faire. Je veux dire, j'aimerais me laver, mais j'ai perdu tous mes repères et je me sens complètement déboussolée.

— Tu peux aller dans la salle de bain, je t'apporte ce qu'il te faut, me suggère-t-il sentant mon désarroi.

— D'accord.

Une fois dans la salle de bain, je me déshabille lentement. Lorsqu'il me reste mes sous-vêtements, Ayden entre. Il pose une serviette et des vêtements propres lui appartenant sur l'évier.

— Si tu as besoin d'autre chose, tu sais où me trouver.

Il ressort, me laissant l'intimité dont j'ai besoin. Pendant que j'entre dans la cabine, je sursaute face à cette sensation de chaleur, contrastant avec la froideur de mon cœur. Je frotte énergiquement ma peau, comme pour sortir de cette torpeur incessante. Après avoir coupé l'eau, je demeure un long moment, debout et immobile. Que vais-je devenir ?

Mécaniquement, j'enfile des vêtements avant de rejoindre la cuisine. Dès qu'Ayden m'aperçoit, il tente un petit sourire, qui reste sans réponse de ma part.

— J'ai fini, tu viens dehors ?

Je ne l'aurais pas imaginé capable d'une telle tendresse à mon égard. Surprise, mais pour le moins contente par ce comportement, j'accepte et m'installe sur une chaise, à l'abri du soleil. Ce bol d'air frais emplit mes poumons, insufflant une dose d'espoir, de mieux.

Mon compagnon a dû sortir le salon d'été pendant que j'étais cloîtrée dedans. Silencieusement, il nous sert une salade de riz accompagnée par de la charcuterie. Il fait exprès de ne pas m'en mettre beaucoup même s'il me précise que je peux me resservir sans problème.

Je mange lentement, sans entrain ni appétit. Pourtant, je ne peux pas nier : le retour des saveurs sur mon palais réveille l'envie chez moi.

— Tu ne dois pas retourner au travail ? finis-je par demander.

— J'ai posé des vacances, ne t'inquiète pas.

— Mais tu étais sur un chantier et tu as dû partir précipitamment à cause de moi...

Ses pupilles scintillent de quelque chose qui ressemble à de l'amour. À fleur de peau, ma gorge se noue et une boule se forme dans mon ventre.

— Rosie, tu as besoin de moi.

— D'accord, murmuré-je.

Il s'apprête à me répondre, mais une sonnerie provenant de son téléphone. Il le déverrouille avant de me le tendre.

— C'est Ambre.

Je me précipite sur le cellulaire. Mes yeux balayent l'écran pour lire ceci :

Ambre : Rosie, je suis désolée pour Jacques, je sais que tu le considérais comme bien plus que ton patron. Nous en discuterons de vive voix si tu le souhaites. Son enterrement est prévu dans deux jours, j'espère t'y voir.

Les funérailles auront lieu dans deux jours, annoncé-je d'une voix blanche.

— Veux-tu y aller ?

— Je crois, oui.

Il faut que je m'y rende pour lui faire mes adieux, j'en ai cruellement besoin. Après avoir confirmé ma présence à mon amie, je me blottis dans les bras d'Ayden. Surpris au premier abord, il n'hésite pas à me rendre mon étreinte. Depuis cette annonce funeste, nous ne nous sommes pas montrés particulièrement proches. Lui n'a pas osé par pudeur envers mon deuil. Moi, par manque de force. Seulement, je prends conscience que sa présence m'avait cruellement manquée. Mon visage dans le creux de son cou, je respire calmement. Je m'imprègne de tout : son odeur, son toucher, sa présence. Malgré la poignée de larmes qui coulent, je me sens mieux ici.

* * *

Fin prête, je jette un dernier coup d'œil dans le miroir avant de sortir de mon appartement. Ayden m'attend au bas de l'immeuble, tout de noir vêtu.

— Je sais que ce n'est pas de circonstance, mais tu es belle, souffle-t-il.

Je baisse les yeux sur ma tenue. Ma robe sombre s'accorde à des derbies et un sac de la même couleur. Je murmure un vague merci, remarquant qu'il est vêtu d'une chemise qui lui va parfaitement. M'accrochant de toutes mes forces à son bras, nous attendons qu'Ambre vienne nous chercher avec sa voiture.

— Ça va aller ? s'enquiert-il.

— Je ne sais pas, avoué-je.

Mon petit ami se penche vers moi et dépose un long baiser sur mon front. Mes yeux se ferment, profitant de cette douceur.

La voiture de mon amie apparaît au bout de la rue. Elle se précipite hors du véhicule pour me sauter dans les bras. Je la sens sangloter contre moi, mais je reste forte pour nous deux.

— Je suis vraiment désolée Ambre, chuchoté-je.

— Moi aussi.

Ayden, mal à l'aise, présente lui aussi ses condoléances.

Ma meilleure amie essuie ses larmes et nous accueille dans sa voiture. Le voyage se déroule en silence. La peur monte en moi. Mes genoux tressautent d'angoisse. La paume d'Ayden les englobe et je m'empresse de lier nos doigts, à la recherche de réconfort.

Une fois garés, nous nous dirigeons tous ensemble vers l'emplacement de la tombe de Jacques.

Mon cœur se met à battre plus vite et ma marche devient plus lente. Nous laissons les autres avancer et mon petit ami reste avec moi, me laissant le temps qu'il faut.

— Je ne vais pas y arriver, geins-je en serrant mes fleurs contre moi.

— Rosie, tu lui dois bien ça. Je commence à te connaître et je sais à quel point tu es forte. Tu ne pourras pas tourner la page si tu n'y vas pas.

Son calme habituel me permet de me détendre facilement. Je bois ses paroles et finis par abonder dans son sens. Nous reprenons donc notre marche et rejoignons la foule. Sous aucun prétexte je ne lâcherai la main d'Ayden. Ce contact m'apporte tant de force.

Il y a beaucoup de monde : la famille, les amis, les clients. J'en reconnais la majorité même si certains visages me restent inconnus.

La cérémonie commence, le silence s'abat sur l'assemblée. J'ai refusé de faire un discours. Je lui parlerai plus tard, lorsqu'il n'y aura que lui et moi. Ce trou qui semble béant accueille le corps de Jacques. L'émotion me prend à la gorge. Seulement, en hommage à mon père, je garde ces larmes, comme il avait coutume de le faire.

Au fur et à mesure, tout le monde dépose quelque chose ainsi qu'une poignée de terre sur le cercueil. Vient mon tour.

Même si je n'en ai absolument pas envie, je m'éloigne d'Ayden. Une fois face à cette boîte en bois, j'y laisse mes fleurs blanches ainsi qu'une photo de la mer et une petite bouteille remplie de sable. Pour qu'il emporte un peu de ce paysage qu'il appréciait tant.

— Je ne t'oublierai jamais. Je te serai éternellement reconnaissante, murmuré-je.

Sans le vouloir, ma vision se trouble.

— Je t'aime.

Mes jambes vacillent tandis que mes paupières se ferment, imprimant un souvenir de lui, bien vivant et réel. Il m'a tellement épaulée durant ces quelques années. Je l'ai connu trop peu de temps, j'aurais aimé qu'il me voie évoluer encore. Qu'il puisse être fier de ce que j'ai accompli par moi-même. Peut-être le verra-t-il de là-haut, avec Maman.

— Adieu, dis-je dans un souffle.

Je pose une main tremblante sur le bois avant d'ajouter ma poignée de terre. Le cœur lourd, je cède ma place au suivant. Ayden m'attend les bras ouverts. Volontiers, je m'y engouffre et pleure silencieusement contre lui. Mon esprit se concentre uniquement sur ses battements de cœur. Au fond, j'ai besoin de m'accrocher à quelque chose d'humain.

La cérémonie se termine, le cercueil est enterré. Certains regards se tournent vers moi. J'observe une dernière fois le lieu et j'entraîne Ayden avec moi, loin.

— Où vas-tu ? s'informe-t-il, surpris.

Je m'arrête derrière un caveau, jugeant que je me suis suffisamment éloignée.

— Ils vont tous vouloir me présenter leurs condoléances, mais je ne les mérite pas. J'étais son employée et nous étions particulièrement proches, mais je ne faisais pas partie de la famille. Je n'ai aucune légitimité.

Il essuie mes larmes avec son pouce et je crois qu'il comprend ce que je ressens. Peut-être parce que lui aussi n'appartient pas réellement à la famille dans laquelle il a toujours vécu.

— D'accord, dit-il. Tu veux rester ici encore un peu ?

— Non, je reviendrai plus tard. J'aimerais juste dire au revoir à Ambre.

— Comme tu veux.

Nous retournons sur ce lieu rempli de monde. Mes yeux papillonnent partout dans l'espoir de la trouver le plus rapidement possible. Évidemment, je reçois des mots compatissants sur mon passage. Tout ce que je parviens à faire, c'est de les accepter. Malgré tout, je me sens touchée que dans un tel moment, ils pensent à moi.

Au moment où je distingue mon amie, elle pose son regard brillant sur moi.

— Nous allons y aller, la préviens-je.

— On peut se voir ce soir ? me demande-t-elle, encore chamboulée.

— Bien sûr. Viens au port, je serai sûrement chez Ayden.

Je lui offre le seul sourire que j'ai en stock ainsi qu'un câlin qu'elle accepte de suite. Jacques a disparu. Toutefois, il me laisse la meilleure amie possible derrière lui.

* * *

Depuis que nous avons quitté les funérailles, j'ai passé mon temps non loin d'Ayden à lui raconter toutes sortes d'anecdotes sur Jacques.

Je sors du bateau pour aller chercher Ambre sur le port. Les bras croisés, elle porte encore ses vêtements noirs.

— Rentrons, ce sera plus confortable, proposé-je.

Elle acquiesce et me suit sans rien dire. Nous longeons les nombreuses embarcations jusqu'à rejoindre celui d'Ayden. Ce dernier se lève du canapé et la salue poliment. Aujourd'hui encore, il instaure une distance avec les personnes qu'il ne connaît pas.

— Je vais aller me balader, je reviendrai plus tard, assure-t-il.

— Nous pouvons aller chez moi sinon, suggéré-je.

Il s'avance vers moi et me murmure :

— Je sais que tu te sens mieux ici, ça ne me dérange pas.

Je lâche un petit soupir de soulagement : il a raison. Cette maison sur l'eau me donne l'impression de vivre sur une autre planète, à mille lieues de mon histoire compliquée. Il dépose un léger baiser sur mes lèvres puis s'en va.

— Tu veux un café ?

— Oui, s'il te plaît.

— Installe-toi, lui dis-je. Avec ou sans sucre ?

— Sans, j'en ai bien besoin, soupire-t-elle.

Ses yeux sont rouges et bouffis, elle a des cernes. Je me trouve dans le même état. Nos deux cafés prêts, je les amène sur la table. Pour l'instant, le silence prime sur les mots.

— À mon avis, il t'aimait autant que ma mère, sa propre fille. Cette situation a créé de nombreuses disputes. Ils disaient tous que tu n'étais qu'une fille perdue, qu'il ne te devait rien, qu'il n'avait pas à agir ainsi, m'explique-t-elle, le regard voilé.

— Ils ont probablement raison.

— Non. Jacques a toujours pris ta défense. Tu étais celle qui avait donné un nouvel éclat à sa vie. Je te l'avoue, au début, je n'étais pas vraiment enchantée de savoir que mon grand-père s'accrochait à une nouvelle personne. Je ne voulais pas le partager. Puis j'ai appris à te connaître et j'ai rapidement changé d'avis. Cela n'a pas été le cas de tout le monde. Ma mère et mon oncle ont été les plus réticents.

Émue par ses confidences, je me cache derrière mon mug fumant, espérant camoufler mes émotions grandissantes.

— Je peux le comprendre. Je ne suis pas de la famille et leur père considérait quelqu'un d'autre comme sa fille, confié-je.

— Oui, mais depuis que ma grand-mère est partie, il avait changé. Je venais le voir plus souvent, mais cela n'améliorait rien. Il s'est accroché à toi parce qu'il avait besoin de se sentir utile, affirme-t-elle, sérieuse.

— J'étais simplement là au bon moment et au bon endroit. Il aurait pris sous son aile n'importe qui d'autre.

— Je ne pense pas...

Je fronce les sourcils, tentant de comprendre ce qu'elle souhaite me dire. Elle me sourit tristement.

— Lorsque je lui rendais visite, il me confiait souvent que sa voisine d'en face lui semblait triste et qu'il aimerait bien pouvoir faire quelque chose pour l'aider. Il parlait de toi, Rosalie.

Avant de faire sa connaissance, Jacques était simplement un voisin sympathique, rien de plus. Lui avait déjà remarqué mon mal-être et cherchait comment me venir en aide. Je n'aurais pas pu imaginer cela...

— Mon grand-père est – était –, se corrige-t-elle, la personne la plus gentille au monde.

— Je suis entièrement d'accord.

Ses yeux se remplissent de larmes et je vois qu'elle tente de se contenir. Quelques larmes coulent, mais je feins de n'avoir rien vu.

— Tu me promets de ne pas l'oublier ? Jamais ? me demande-t-elle, d'une voix étranglée de sanglots.

— Bien sûr, il est gravé dans ma mémoire Ambre. Même si je le souhaitais, je ne pourrais pas, murmuré-je, sentant à nouveau cette boule dans ma gorge.

— Même si tu retrouves ton père ?

— Je ne compte pas entamer des recherches. Personne ne remplacera Jacques. Jamais.

À force de retenir ma tristesse, j'ai du mal à respirer.

— Tu as le droit de pleurer Rosie, je serai bien la dernière à t'en tenir rigueur.

— Tu veux un autre café ? m'enquiers-je, détournant la conversation.

Sans attendre sa réponse, je m'enfuis dans la cuisine. M'appuyant sur le plan de travail, j'inspire plusieurs fois, reprenant le dessus. Les révélations de mon amie sur Jacques me bouleversent. J'admire tellement cet homme pour sa bonté et son altruisme.

Lorsque je reviens dans le salon, elle semble inquiète.

— Rosalie, ça va ?

— Oui, pourquoi ?

— Je trouvais bizarre que tu parviennes si rapidement à passer au-dessus de tout cela. Ne cache pas ce que tu ressens, ce n'est pas sain, assure-t-elle.

— Je vais bien.

Même moi je ne crois pas en mes paroles : je ne vais pas bien du tout. Mais je ne lui en parlerai pas, ce serait égoïste : elle vient de perdre son grand-père. Alors, je garde pour moi tout ce que je ressens, bien enfermé à double tour dans mon cœur.

— Je ne te crois pas.

— Tant pis.

De par la fenêtre derrière elle, je peux voir que la nuit est déjà tombée. Où est Ayden ?

— Peut-être que tu en parleras plus tard, je suis là, insiste-t-elle.

— Je le sais. Cela fonctionne dans les deux sens.

Elle m'offre un léger sourire.

J'entends la porte s'ouvrir discrètement derrière moi.

— Je peux entrer ou je reviens plus tard ? interroge une voix masculine.

— Tu es ici chez toi...

— Je suis allé chercher une pizza, tu restes manger Ambre ?

— Pourquoi pas.

Je débarrasse la table de nos tasses pour les déposer dans l'évier de la cuisine, où se trouve Ayden. Mon amie reste dans le salon.

— La falaise est vraiment un bon défouloir, affirme-t-il doucement.

— Tu es encore allé là-bas ?

Il acquiesce, cherchant des couverts. Je l'entoure de mes bras, son dos contre ma poitrine, posant la question qui me brûle les lèvres.

— Ayden, est-ce que tu vas bien ?

Je sais qu'il vit vraiment très mal son adoption. J'aimerais être entièrement là pour lui seulement, en ce moment, cela semble compliqué pour moi. S'il s'est rendu là-bas, il devait avoir besoin d'extérioriser une émotion négative...

— Ça va, m'assure-t-il.

— Sûr ?

— Oui.

Il opine du chef, tentant de me rassurer. Néanmoins, je ne le crois pas. Je ne sais pas quelles pensées il a ressassées durant sa sortie. Par-dessus tout, je sais qu'il ne se porte pas bien et je ne peux rien y faire.

Tandis que je les rejoins, je lui prends la main sous la table, souhaitant lui apporter autant de ma présence que possible. Il la serre sans un mot tandis qu'Ambre démarre une conversation.

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