-21-

Couchée à même le sol, je n'ai plus aucune notion du temps. D'ailleurs, il reste des bouts de tasse par terre, il faudra penser à les ramasser.

N'importe quoi. Quitte à penser à autre chose, je reste focalisée sur des morceaux de faïence. À chaque fois que je pose les yeux ailleurs, un souvenir me revient. La douleur a rarement été aussi forte. Cependant, je ne parviens pas à l'extérioriser. Je suis en colère, mais il m'est impossible de crier. Je suis terrassée par la tristesse, je ne parviens même pas à pleurer. Je suis fatiguée, lasse et je n'arrive pas à dormir.

Le carrelage est froid sous ma joue. Cette sensation désagréable reste le seul lien qui me permet de demeurer cohérente.

La porte s'ouvre brusquement. Quelqu'un s'allonge face à moi. Des yeux bleus. Il pose doucement sa main sur ma joue. Je ne la repousse pas, mais sentir un contact humain et vivant me fait froid dans le dos.

— Toutes mes condoléances, Rosalie.

— Merci, murmuré-je si bas que je ne suis même pas sûre qu'il m'ait entendue.

— Est-ce que ça va ?

— Sérieusement, Ayden ? rétorqué-je.

Il hausse les sourcils de surprise puis se rend compte de ce qu'il vient de me demander. D'un air grave, il observe mes traits, à la recherche d'informations sur mes états d'âme.

— Veux-tu rentrer chez toi ? me propose-t-il doucement.

— J'aimerais aller sur la mer, soufflé-je au bout de quelques instants.

Ces quelques paroles usent une grande partie de mon énergie. Presque à court de souffle, je me noie dans ses prunelles tumultueuses.

Il se lève et me tend sa main pour que je fasse de même. Je puise dans le peu de forces que j'ai et me redresse avec son aide. Seulement, à peine debout, je manque de m'écrouler. Il me rattrape au dernier moment.

— Doucement. Je vais te porter.

Un bras sous mes genoux et l'autre dans mon dos, il me soulève aisément. Avec délicatesse, il me pose sur une chaise pour chercher les clefs. Une fois le Passe-Temps fermé, il nous emmène jusqu'à chez lui. Je cache mon visage dans son cou et ferme les yeux, jouissant de la sécurité qu'il m'offre.

Arrivés au bateau, il me dépose sur le canapé. Accroupi devant moi, j'aperçois une ride entre ses sourcils. J'aimerais pouvoir l'effacer comme j'ai coutume de le faire. Seulement, je n'y arrive pas.

— Veux-tu partir maintenant ? s'enquiert-il, flattant ma chevelure.

— S'il te plaît.

— Très bien.

Il dépose un baiser sur mon front et laisse ses lèvres plus longtemps que nécessaire. Malgré moi, je me délecte de toutes ces sensations éprouvées. Si humaines.

— Tu vas venir avec moi dans la cabine.

De cette façon, je l'accompagne, retrouvant ma place sur le petit rebord. Par la suite, il démarre et nous éloigne de ce village, de tout. Bientôt, je ne vois que du bleu et aperçois juste un peu de terre au loin.

— Je vais prendre l'air, le préviens-je, commençant à étouffer dans cette pièce restreinte.

Concerné, il acquiesce. Ainsi, je sors sur le pont. M'appuyant sur la balustrade, le vent frais me fouette le visage, me faisant sentir vivante. Bientôt assise à terre, je ramène mes genoux contre moi.

Encore une personne qui est partie. Chaque départ me détruit un peu plus, même si je limite les arrivées. Personne ne devrait vivre comme ça.

Plusieurs fois, j'ai pensé à tout arrêter, à baisser les bras. Même après que Jacques m'ait recueillie. Ma fragilité m'a joué bien des tours, certains plus cruels que d'autres.

Je ne réussis pas à exister normalement. Mon pilier le plus important s'est effondré, sans prévenir. Ma vie tangue, tout comme le bateau. Le problème qui se pose est : va-t-il osciller du bon côté ? Vais-je m'échouer définitivement ou bien vais-je trouver une île merveilleuse ? Cette incertitude va me rendre folle.

Quelques cailloux se trouvent à côté de moi. J'en attrape un et m'amuse avec. Ce n'est qu'un galet insignifiant. Sauf qu'il vient d'un rocher bien plus imposant. Il a subi la puissance de la mer. Pourtant, il se trouve toujours là, bien entier.

Avec force, je le jette dans l'eau. Au moment de lâcher la pierre, mon bras vacille et ma main s'ouvre, le laissant tomber juste devant mes yeux. Mon corps entier tremble. Je tente d'étouffer le cri qui veut s'échapper. Je tire sur mes cheveux tant la souffrance que je ressens s'avère forte. Et je hurle. Ce rugissement se meurt dans les airs après m'avoir éraflé les poumons. Tout se confronte à moi, je ne maîtrise plus rien. Je frotte ma peau avec énergie, comme pour effacer cette sensation abominable.

Puis j'éclate en sanglots. Mes larmes coulent à flots et sont ponctuées de plaintes incontrôlables. Ma vision se brouille de larmes, je ne prends même pas la peine de les essuyer.

Des bras entourent mon corps et je me débats de toutes mes forces. Je donne des coups dans le vide. Mais, la force qui me retient ne me lâche pas.

— Non ! m'écrié-je.

— Rosie, calme-toi.

— Non, non, non, je répété-je.

Je continue de me lamenter éternellement. J'ai tellement mal. C'est intenable. Je veux que tout cela s'arrête. Je me recroqueville encore plus sur moi-même jusqu'à ne plus rien voir du monde extérieur. Mes yeux se ferment, mais je les rouvre immédiatement : plein d'images de Jacques se sont imprimées sur mes paupières. Je ne le reverrai plus. Jamais.

Mon rythme cardiaque s'accélère lorsque je me demande ce que je vais devenir. Il représentait mon épaule.

— Rosie...

Je me débats pour sortir de ses bras et m'éloigne, ayant besoin d'air. Parmi mes larmes, je peine à distinguer la mer. Je pleure encore et encore, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'eau à extérioriser. Le temps semble s'étirer indéfiniment.

Les tremblements s'estompent, mais ce malaise reste présent. Ayden pose sa main sur mon épaule puis, voyant que je ne le repousse pas, la descend en bas de mon dos. Progressivement, il finit par me prendre contre lui. Je suis trop lasse pour essayer de le rejeter. Surtout, je n'en ai aucune envie. Silencieux, seule sa présence me suffit. Inconsciemment, je m'accroche à lui de toutes mes forces. Ayden me berce doucement. Je crois que ce mutisme sera le plus bénéfique de toute ma vie.

Lentement, je me calme et mon rythme cardiaque récupère son allure normale.

— Tu as besoin de quelque chose ? s'enquiert-il au bout d'un long moment.

Je secoue négativement la tête, toujours lovée contre lui. La faculté de m'exprimer semble m'avoir quittée.

— Rosalie, parle-moi, finit-il par me supplier.

Je ne sais plus où j'en suis. Si je parle, mes propos seront complètement incohérents, je peux m'énerver pour un rien ou bien me remettre à pleurer. Quoique je n'ai plus vraiment d'eau dans mon corps.

— Reste avec moi.

Ces trois mots sont les seuls que je parvienne à prononcer avec sincérité.

— Nous demeurerons en plein milieu de la mer jusqu'à ce que tu te sentes prête à rentrer. Je ne t'abandonnerais pas, jure-t-il, la voix vibrant d'honnêteté.

Sa réponse me réchauffe le cœur, mais le sourire que j'aimerais lui donner n'existera jamais. Un léger détail me revient à l'esprit.

— Je suis désolée, mais je ne pourrais pas t'accompagner chez tes parents ce week-end, déclaré-je en butant sur chaque mot.

— Rosalie, sérieusement ? La question ne se posait même pas. Même moi je n'irai pas.

Il voulait parler avec eux. Il avait pris cette décision et à cause de moi, il doit tout annuler. Mon compagnon semble comprendre mon désarroi puisqu'il ajoute :

— Je pourrais leur parler plus tard, ça ne presse pas à la minute.

Je me détends légèrement même si un poids m'écrase le cœur. Maintenant que j'ai complètement réalisé ce qu'il se passe, je comprends que ma vie ne sera plus la même. Toute figure parentale a disparu et je n'en retrouverai plus. Je n'ai que vingt-deux ans, pourquoi si tôt ?

Ayden se lève, sous mon regard interrogateur. Où va-t-il ?

— Je suis sorti rapidement tout à l'heure, viens avec moi.

J'avance lentement, mais il ne me presse pas, surveillant mes arrières. Une fois enfin assise sur le canapé, je retire mes chaussures et ramène mes jambes contre moi. Ayden me tend une couverture dans laquelle je m'enroule avec plaisir. Instantanément, son odeur titille mes narines, majorant ce sentiment de sécurité.

— Je vais régler les derniers détails de notre arrêt, je n'en ai pas pour longtemps.

— OK, soufflé-je.

Il disparaît et le silence s'abat sur moi avec une telle force que je m'en retrouve toute secouée. Je fixe la mer, calme, par la fenêtre. Comme hypnotisée par cette surface bleue, je parviens à faire abstraction de tout ce qu'il se passe, l'espace de quelques secondes. Le ciel est gris, seuls quelques rayons de soleil parviennent à traverser les nuages.

Venir en pleine mer est la meilleure idée que je pouvais avoir sur le moment. Rester à Collioure aurait été encore plus difficile. Au moins, ici, je suis loin de tout, sans être seule.

Déjà que le départ précipité de Jacques me fait ressentir ce sentiment d'abandon accompagné de culpabilité, la solitude aurait été intenable.

Ayden entre à nouveau, fermant la porte derrière lui.

— Je suis à toi maintenant.

Je ne parviens même pas à lui sourire en guise de réponse. Je décline sa proposition de nourriture ou de café et m'allonge sur le canapé, emmitouflée dans sa couverture. Il prend place au bout du fauteuil, réchauffant mes pieds entre ses mains.

— Comment l'as-tu su ? me questionne-t-il avec bienveillance.

— Ambre, réponds-je simplement. Tu peux me prêter ton téléphone ?

Il me le tend sans l'ombre d'une hésitation, le mien étant resté au Passe-Temps. Fébrile, j'envoie un message de condoléances à mon amie, puisque sous le choc, je ne les lui ai même pas présentées tout à l'heure. Je lui précise que si elle cherche à me joindre, elle devra le faire sur ce numéro.

— Rosie, je sais que je ne suis pas la personne la plus bavarde au monde, mais, je peux écouter, affirme Ayden, gêné.

Le voir si attentif et si gentil me touche et les larmes me montent aux yeux. Il s'en rend compte puisqu'il me prend précipitamment dans ses bras, un air coupable sur le visage.

— Non, ne pleure pas à cause de moi, s'alarme-t-il.

— Ce n'est pas à cause de toi, bégayé-je.

— Je suis là, répète-t-il doucement, replaçant la couverture sur mes épaules.

Seules quelques larmes coulent et ce ne seront pas les dernières.

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