-20-
— Salut ! s'exclame Ambre en entrant dans le café.
Nous sommes jeudi matin, Ayden est reparti hier soir. Il semblait dans un meilleur état d'esprit qu'à son arrivée. Je me dis que s'il a fourni l'effort de venir pour si peu de temps, il devait avoir réellement besoin de me voir. Au fond, je suis fière d'avoir réussi ma mission : lui changer les idées.
— Hey, comment vas-tu ? souris-je.
— Super bien. Mon grand-père est ici ?
— Pas encore, non. Il était fatigué hier, il est rentré pour se reposer. Probablement qu'il dort encore.
— Je passerai chez lui tout à l'heure.
Se comportant comme chez elle, elle accroche son manteau dans le placard des employés et s'installe au comptoir. J'adore cette fille...
— Raconte-moi un peu Ayden, quémande-t-il, pleine d'enthousiasme.
— Eh bien quoi, Ayden ?
— Ne me dis pas que tu n'es plus avec lui, soupire-t-elle avec lassitude.
— Bien sûr que si.
— Alors, je veux connaître tous les détails !
— Ambre, sérieusement ? On dirait une collégienne... Tu permets ? J'ai un service à assurer.
Mon plateau plein sur ma main, je déambule dans la salle pour servir tout le monde. Ma meilleure amie me talonne, insistant pour tout savoir. Je feins de l'ignorer, discutant vaguement avec les clients. Du moins, jusqu'à ce qu'elle perde patience et qu'elle m'attrape par le bras. Je perds l'équilibre, une tasse de café vole pour finir sa course en mille morceaux par terre.
— Merde ! s'exclame mon amie.
Le mug étant vide, il n'y a pas trop de dégât à déplorer.
— Je vous prierai de bien vouloir faire le tour, histoire de ne pas marcher sur des bouts brisés. Rien de grave, vous pouvez terminer votre petit-déjeuner en paix, déclaré-je, rouge de honte.
De manière vive, je prends la manche d'Ambre et la tire le long du café. Je la force à s'asseoir devant le comptoir. Elle semble complètement désolée. Que l'on discute pendant que je travaille ne me perturbe pas le moins du monde. Que je fasse mal mon travail me dérange par contre.
— Tu restes ici, marmonné-je, agacée.
— Rosie, je suis désolée, je vais nettoyer, s'empresse-t-elle de bafouiller.
— Je peux passer le balai seule, rétorqué-je un peu sèchement.
Sous le regard de la salle, je ramasse le maximum de morceaux. Tous les jours, je travaille dur pour donner le meilleur de moi-même. Cette situation n'était encore jamais arrivée.
Je déteste passer pour une incompétente face à mes clients. J'ai l'impression d'être totalement nulle et incapable de faire quoi que ce soit. Après ce que j'ai traversé, je hais cette sensation. Elle me ramène à trop de sombres souvenirs.
— Je sais pourquoi tu agis ainsi, affirme-t-elle avec sérieux.
— Et alors ? Que veux-tu que je te dise ?
— Très bien, tu l'auras voulu.
Elle se racle la gorge et se tourne vers la pièce, attirant leur attention. Tout le monde se tait et l'observe, cherchant à comprendre le but de sa manœuvre. Moi de même.
— Est-ce que quelqu'un ne viendra plus jamais ici à cause de ce léger incident ? Une personne est-elle maintenant convaincue que Rosalie est une mauvaise serveuse ?
Un gros silence s'installe pendant lequel je me sens terriblement mal à l'aise. Mais que cherche-t-elle ? Si elle voulait m'afficher, elle ne s'y serait pas prise autrement. Affolée, je perds mes moyens, prise de tremblements.
— Pas moi, déclare un homme.
— Moi non plus.
Toutes les personnes présentes ici répondent par la négative. Malgré moi, une bouffée de fierté m'étreint. Ainsi qu'un peu de culpabilité pour m'être comportée de la sorte envers Ambre.
— Merci tout le monde, vous pouvez retourner à vos discussions ! conclut-elle.
Je baisse les yeux sur mes chaussures, j'ai conscience d'avoir eu tort. Elle pose une main sur mon épaule.
— Excuse-moi, balbutié-je. Ce métier représente toute ma vie, je déteste mal faire...
— Tout le monde le sait, Rosalie.
Les gestes encore fébriles, je prépare les commandes suivantes, prêtant attention à mon plateau. Elle peut se montrer si exubérante parfois... et moi tellement impulsive.
— Ce problème résolu, parle-moi du Glacier, persiste-t-elle, passant outre mon comportement.
Je ris doucement à l'entente de ce surnom. Peut-être n'est-il plus d'actualité ?
— Ça doit être palpitant de vivre sur un bateau, s'extasie-t-elle, coudes posés sur le bar.
Sourire aux lèvres, j'approuve. Chaque fois que je m'y trouve, je ressens une impression de plénitude et de tranquillité appréciable.
— Et faire l'amour sur un bateau, c'est comment ?
— Ambre ! m'écrié-je, outrée. Cette information ne te regarde pas !
Démunie face à sa franchise, mes joues rougissent. Terriblement gênée, je m'affaire à remplir le lave-vaisselle.
— Rosie, tu es tellement innocente, rit-elle.
— Ce n'est pas drôle, marmonné-je.
— Très bien, j'arrête de te taquiner. Si tu es bien avec lui, tant mieux ! Mais, si jamais ça change, préviens-moi. Je viendrai lui régler son compte, me prévient-elle en frappant son poing dans sa main.
Elle s'avère plus menue que moi. Cela rend l'image peu crédible, voire plutôt risible. Cependant, je ne permets pas de rire parce qu'elle me montre son attachement à moi. Touchée, je m'avance dans sa direction.
— Merci, murmuré-je, reconnaissante.
— Pas de quoi, petite sœur !
— Je te rappelle que je suis plus âgée que toi...
— On s'en fiche !
Plusieurs clients partent. Je remarque avec étonnement que beaucoup me laisse un pourboire.
— Ceux-là, garde-les pour toi, me glisse Ambre.
— Pourquoi ?
— Parce qu'ils sont dus à ma petite intervention de toute à l'heure.
— Ils ont pitié de moi ? la questionné-je avec appréhension.
— Non, je dirais plutôt qu'ils cherchent à gonfler ta confiance en toi.
J'observe cet argent gracieusement offert, ne sachant pas trop comment l'interpréter. Ambre le prend dans sa main et l'enfouit dans la poche de mon tablier.
— Tu as du mal à finir les fins de mois. Garde-le et fais-en bon usage. Oh et ne compte pas sur moi pour faire un esclandre dès que tu as besoin de sous, me prévient-elle.
— Ambre ! m'offusqué-je, sidérée.
Elle s'esclaffe sous mon regard indigné.
— Bon, je vais appeler Jacques, c'est étrange qu'il ne soit pas encore là.
Elle sort son téléphone puis compose son numéro et attend quelques instants. Finalement, sa petite-fille fronce les sourcils puis raccroche.
— Il ne répond pas, je vais y aller pour voir si tout va bien.
— D'accord, tiens-moi au courant.
Elle acquiesce puis disparaît. Je profite que le café se désemplit pour passer un coup d'aspirateur. Par la suite, je passe ma main sur le sol pour vérifier qu'il n'y ait plus de morceaux cassés.
J'ai à nouveau réagi de manière excessive. Je n'aurais pas dû. Parfois, je me demande comment mon entourage réussit à me supporter. Avec mes réactions sans logique, ils ont parfois du mal à me suivre. Je suis trop souvent sur la défensive. Au fond, je cherche uniquement à me protéger. Sûrement de la mauvaise façon.
Des clients entrent : des touristes. Ils s'installent et j'ai comme une mauvaise impression : celle que je ne pourrai pas les servir comme je le devrais. Pourquoi ?
Au moment où je retourne au comptoir, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. Précipitamment, je décroche sans regarder le nom de mon interlocuteur.
— Allô ?
— Rosalie.
Je reconnais immédiatement sa voix : Ambre. Elle semble terrifiée, complètement démunie.
— Que se passe-t-il ? m'inquiété-je.
Un petit soupir suit ma question. Un silence ponctué de sanglots.
— Ambre ?
— Je suis désolée de t'annoncer cela par téléphone, mais je ne voulais pas que tu l'apprennes par quelqu'un d'autre.
Sa voix tremble et me fait froid dans le dos. Dans l'incompréhension la plus totale, j'ai peur. Terrifiée, je suis prise de tremblements incontrôlables.
— Je suis vraiment désolée, pleure-t-elle.
— Ambre ! m'exclamé-je. Explique-moi.
— Jacques est décédé, annonce-t-elle à brûle-pourpoint.
Je l'entends pleurer, me répéter qu'elle est désolée. Puis soudainement, je ne perçois plus rien. Mon téléphone tombe à terre, le bruit du choc ne m'atteint pas. Bientôt, je le rejoins au sol : mes jambes ne me tenaient plus.
Jacques est mort.
Ces mots tournent sans cesse dans mon esprit sans trouver de sens véritable. Mon cœur se resserre, sensation si douloureuse. Pourquoi ? Tentons de décortiquer la phrase, mot à mot.
Jacques : mon père, l'homme qui m'a sauvé la vie, celui à qui je dois tout. L'homme que j'aime, de manière paternelle, le plus au monde.
est : le verbe « être » conjugué à la troisième personne du singulier au présent de l'indicatif, signifie un état.
décédé : disparition de la vie, impossibilité d'entrer en contact d'une quelconque façon avec la personne. Synonyme d'une fin sans retour. Définitive.
Dans mon esprit, je place tous ces termes en ordre et leur signification me revient en pleine figure. Cette courte phase de déni se termine avec brutalité et cruauté. Jacques est mort, il est parti, il s'est éteint, il a disparu.
Ce vieil homme jovial ne passera plus jamais la porte de son café. Je ne le trouverais plus à observer la mer. Il ne partagera plus de jeux de cartes avec ses amis. Sa petite-fille ne pourra plus lui organiser d'anniversaire surprise.
— Mademoiselle, tout va bien ?
Sortant de ma transe, je recule d'un bond. Je m'écarte encore et encore. Je veux m'éloigner de cette réalité écrasante, oppressante et tellement dure.
— Faites sortir tout le monde, s'il vous plaît, quémandé-je d'une petite voix, semblant venir d'outre-tombe.
Je ne peux tout simplement pas assurer mon service, même avec toute la bonne volonté du monde. Je ne tiens même pas debout. Le client acquiesce puis s'exécute. Le Passe-Temps se vide peu à peu.
Un poids énorme s'abat sur moi en même temps que ce silence horriblement lourd de sens.
— Voulez-vous que j'appelle quelqu'un ?
Je secoue vivement la tête. Il tente d'en savoir plus, de m'aider, mais je reste muette. Finalement, il écrit son numéro de téléphone sur un bout de papier.
— Si jamais vous n'avez personne à qui vous adressez, m'explique-t-il avant de disparaître.
Il tourne l'écriteau sur la porte pour prévenir que le café est fermé. Lorsque je le vois tourner au coin de la rue, je ne parviens pas à pleurer. Pourtant, je ne demande que cela. Mais, je n'y arrive pas. Mes yeux restent secs tandis que mon cœur subit une tempête atroce.
Je me sens si seule, délaissée, abandonnée. Jacques n'a pas choisi de partir, c'était son heure, voilà tout. Il a bien vécu, j'ai profité de tout ce qu'il a bien voulu m'offrir. Et Dieu sait qu'il m'a donné énormément.
Au sol, je devine la forme de mon téléphone. Mue par un besoin vital, je compose le numéro d'Ayden.
— Allô ? demande sa voix masculine.
Seul mon souffle saccadé lui répond. Incapable de formuler la moindre phrase, je sens simplement les battements de mon cœur se répercuter dans mon crâne. Encore et encore.
— Rosie ? Il y a un problème ?
— Ayden, murmuré-je faiblement.
— Oui ?
— Rentre, s'il te plaît.
— Je ne peux pas, il faut que je termine ce projet. Nous passons le week-end ensemble à Perpignan, tu te souviens ?
— S'il te plaît, insisté-je, le cœur au bord des lèvres tant la souffrance me tue.
La seule entente de sa voix insuffle un peu de vie dans mon corps.
— Tout va bien ?
Oui.
— Non.
— Rosalie, que se passe-t-il ? s'enquiert-il, la panique montant en lui.
Sa voix se fait inquiète, mais, avec tous ces sentiments qui se mélangent, je ne sais plus ce que je ressens. Il répète mon prénom, de plus en plus angoissé. Son ton monte.
— Jacques est mort, finis-je par lâcher, la voix tremblante comme jamais.
Un silence suit mon annonce. Puis il m'annonce qu'il vient au plus vite. Derrière lui, j'entends des personnes qui protestent, affirmant qu'il ne peut pas partir maintenant. Il hausse la voix, énonçant haut et fort qu'il n'a pas le choix.
— Mon amour, je suis vraiment désolé pour Jacques. Je fais de mon mieux pour arriver le plus tôt possible, d'accord ?
J'acquiesce, mais c'est stupide puisqu'il ne peut pas me voir.
— Oui.
— Veux-tu que je reste au téléphone avec toi ?
— Non.
Je n'arrive même plus à énoncer des phrases complètes. Une unique pensée tourne en boucle dans mon esprit.
Mon père est mort.
Une deuxième fois.
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