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Jacques joue avec des clients. Depuis ma place, je les regarde attentivement. Concentrés, ils ont un petit paquet de cartes ouvert en éventail dans leurs mains. Les regards échangés sont suspicieux ; le jeu, méthodique. Voilà le tour de mon patron qui dépose trois cartes à même le comptoir. Je crois bien qu'ils partagent une partie de rami.

— Rosie, viens m'aider au lieu de rester plantée là ! s'exclame-t-il soudainement.

— J'arrive.

Je tire un tabouret pour prendre place juste à côté de lui. Son jeu m'a l'air bien pour gagner.

— C'est de la triche ! Ils sont deux ! s'insurge un des joueurs.

— Si nous gagnons, vous payez la tournée. Si nous perdons, je la paie, proposé-je.

— J'ai toujours dit que j'aimais bien cette petite, sourit Chris.

— Préparez vos portefeuilles ! m'écrié-je, détestant perdre.

Attentivement, j'étudie le tapis. En silence, je lui désigne la suite à poser.

— Tiens, je ne l'avais pas vu, s'étonne-t-il.

La partie continue et se termine par notre victoire. Ravie, mon binôme et moi-même échangeons un regard entendu. Les autres équipiers soupirent de déception.

J'adore ce genre de moment, ceux que je n'ai pas pu vivre avec mon géniteur lorsque j'étais enfant. Par conséquent, j'en profite autant que possible.

— Alors ? Qui paie la tournée ? m'enquiers-je avec fierté.

— Je m'en charge, cède Chris.

Pendant que je m'occupe de servir les bières, je remarque que Jacques semble plus pâle que de coutume. Inquiète, je m'avance vers lui.

— Et si tu rentrais chez toi pour te reposer ? proposé-je.

— Je vais bien, proteste-t-il.

— Rosie est apte à gérer le café, vous le savez mieux que tout le monde, ajoute Chris, appuyant mes propos.

Mon patron bougonne, mais finit par céder. Il traîne des pieds pour aller verrouiller son bureau avant de revenir vers le comptoir. Il paraît fatigué, j'espère qu'il n'est pas tombé malade avec ce qui court en ce moment...

— Ayden rentre aujourd'hui ? me demande-t-il, l'air particulièrement concerné.

J'acquiesce, l'amenant à sourire pour une raison qui me reste inconnue.

— Je l'aime bien, c'est un bon garçon.

— Donc, tu l'approuves ? m'informé-je, anxieuse.

— Bien sûr. Quoi qu'il arrive, garde-le à tes côtés. Tu peux me croire, quand j'ai vu ma femme pour la première fois, j'ai su que c'était elle. Ayden est celui qu'il te faut, fais-moi confiance.

Surprise par son discours, je me mets à réfléchir. Comment peut-il montrer tant de certitude alors qu'il le connaît si peu ?

— Qu'a-t-il fait pour s'attirer autant d'affection de ta part ? Il t'a offert un gâteau au chocolat, j'en suis sûre.

— Pas du tout, je ne suis pas si influençable, s'offusque-t-il. Il est gentil et il t'aime.

— Je sais, murmuré-je. Toi aussi, je t'aime.

Je serre ce vieil homme dans mes bras. Il me rend brièvement mon étreinte puis me repousse gentiment. Touchée de voir qu'il apprécie Ayden comme moi, je ne peux empêcher ce sourire sur mes lèvres. Son accord compte beaucoup à mes yeux.

— Mais lui, c'est différent, insiste-t-il, la mine grave.

Les sourcils froncés, je hoche la tête. En réalité, je peine à saisir le réel sens de ses propos. Pour quelle raison se montre-t-il aussi réfléchi ?

Finalement, il m'offre un sourire avant de sortir du Passe-Temps. Perturbée, je fixe la porte durant quelques secondes, jusqu'à ce que Chris m'interrompe dans mes pensées :

— Sacré Jacques...

Une émotion étrange me prend à la gorge. Que se passe-t-il ? Ce doit être dû à l'absence de mon petit ami, tout devient décuplé. Seuls trois jours ont passé depuis qu'il a quitté le port de Collioure, mais ça me semble une éternité.

— Tu ne connais pas la dernière de mon voisin ? me demande mon ami.

Je secoue la tête, reprenant le dessus.

— Raconte-moi ça, je suis tout ouïe.

— Mon fils a malencontreusement envoyé un ballon dans son jardin. J'ai pris sur moi et je suis allé sonner chez lui pour lui demander de me le rendre. Il me l'a renvoyé, après l'avoir crevé, explique-t-il, levant les yeux au ciel.

— Quel est ton plan de vengeance ?

— Je taillerai notre haie commune. De mon côté, elle sera propre et de la sienne, le sécateur risque d'être défaillant.

— Chris, tu abuses.... Tu ne peux pas juste discuter avec lui pour mettre les choses à plat ? soupiré-je face à ses enfantillages.

— Non, j'ai autre chose à faire. Et puis, ça m'amuse.

— Dans ce cas, ne te plains pas ! ris-je.

Il soupire pendant que je le charrie.

— Tu permets, j'ai un client à voir, affirmé-je lorsque la petite clochette émet ce son rassurant.

Il tourne la tête et me donne un sourire entendu. Sans retenue, mes pieds foulent le sol sur quelques mètres, jusqu'à sauter dans ses bras. Souriant, il me soulève dans les airs.

— Salut, Ayden.

— Bonjour Chris.

Joyeuse, j'entraîne mon petit ami avec moi derrière le comptoir et je lui sers un café, me doutant que la route a dû être longue. Nous sommes mercredi et il a pu revenir cet après-midi, jusqu'à ce soir. J'ai conscience qu'il ne pourra pas toujours s'organiser ainsi. Par conséquent, je jouis de ces moments qu'il m'offre.

— Vous ne vous êtes pas vus depuis combien de temps ? nous questionne Chris, rictus aux lèvres.

— Trois jours, réponds-je tranquillement.

Il éclate de rire tandis que je sers Ayden. Mon rythme cardiaque s'accélère en devinant sa présence derrière moi, tout près. Comment peut-il me manquer autant ?

— Quand as-tu quitté ta femme ? m'informé-je auprès de mon ami.

— Il y a cinq heures, répond-il, de l'impatience brillant dans ses iris.

— Au vu de ta réaction, je pense que tu peux garder tes remarques pour toi.

Le bras d'Ayden entoure ma taille pour me coller contre sa hanche. Sa tasse est déjà vide. Il a des cernes sous les yeux, et ce, depuis qu'il m'a parlé de son adoption. J'espère parvenir à lui changer les idées et lui remonter le moral.

Déposant un baiser sur sa joue, je retourne vaquer à mes occupations de serveuse. Les deux hommes se retrouvent seuls au comptoir. Seulement, j'ai conscience que Chris n'ira pas trop loin dans ses questionnements.

Je me sens mieux avec Ayden. Au début, j'avais un peu de mal, foutu problème de confiance. Maintenant que nous avons passé plus de temps ensemble, notre relation évolue positivement. Malgré moi, je souris en pensant à nous.

Avec Armand, je pensais notre couple normal. Toutefois, je m'étais fourvoyée. Avec Ayden tout paraît différent. Quand nous sommes ensemble, plus rien ne compte. C'est inexplicable.

Une main se pose sur ma hanche, m'amenant à sursauter.

— On peut y aller, Marjorie est arrivée, m'annonce mon compagnon.

Rangeant mon tablier, je salue ma collègue et les clients puis quitte le Passe-Temps avec lui, sous le regard de Chris.

— Promenons-nous un peu avant de rentrer, lui proposé-je.

Bien que contente de le retrouver, je m'inquiète de son état d'esprit. L'air se réchauffe en prévision du printemps qui ne devrait plus tarder à pointer le bout de son nez. Il s'agit de la période que je préfère : les températures s'avèrent agréables et les touristes peu nombreux. Sans lui demander son avis, j'entraîne Ayden jusqu'à la plage. Arrivés sur le sable, je retire mes chaussures pour enfoncer mes orteils dans le sable humide. Mon petit ami m'imite, ses traits se détendant peu à peu.

Je réalise un ourlet en bas de mon pantalon. Mes pieds rencontrent l'eau froide qui part et revient au gré des vagues. Ils affaissent le sol ponctué de coquillages. Le bleu s'étend jusqu'à l'horizon.

Derrière moi, Ayden entoure ses bras autour de ma taille et pose son menton sur mon épaule. Je m'appuie contre lui, ma main sur les siennes. Le vent nous laisse tranquille aujourd'hui.

— Regarde ce que j'ai trouvé.

Il ouvre une de ses paumes, découvrant un gros coquillage, intact. Il s'enroule sur lui-même, tel un escargot. Des rayures marrons et blanches s'alternent, certaines légèrement rosées.

— Il te ressemble, murmure-t-il, rêveur.

— Je ressemble à un cadavre de crustacé ?

— Quoi ? Mais non ! s'exclame-t-il.

J'éclate de rire tandis qu'il s'éloigne de moi. Outré, il cherche à savoir comment réagir. Je me reprends, me mordant la lèvre inférieure.

— Excuse-moi, j'ai tout gâché.

— Ça, tu peux le dire, marmonne-t-il, enfonçant ses poings dans son jean.

Je verrouille mes mains derrière son dos tandis qu'il demeure renfrogné. Taquine, je l'embrasse sur le nez. Son visage se détend légèrement.

— Tu m'en veux ?

— Non, soupire-t-il.

— Je peux garder le coquillage ?

— Évidemment...

— Super !

Je le range précautionneusement dans ma poche et jette mes chaussures plus loin sur la plage. Grincheux, je ne parviens pas à le dérider.

— Si je te dis que je t'aime, on oublie ?

Soudainement, un grand sourire étire ses lèvres et j'ai réussi à me faire pardonner. Lui-même semble surpris de ce revirement de situation.

— Donc, je ressemble au coquillage, continué-je.

— Tu es belle et unique, souffle-t-il, les yeux brillants.

— Tu es trop mignon, souris-je en me blottissant contre lui.

Je cherche à lui apporter de la chaleur humaine, il paraît si froid, comme si son cœur avait gelé à l'annonce de sa famille. Il ne s'en prive pas, loin de là. Sans l'apercevoir, je devine son sourire. Celui de l'homme pudique. Son cœur bat à tout rompre avant de se calmer, se calquant sur un rythme plus tranquille.

Brusquement, je lâche un cri. Une vague m'a éclaboussée. Ayden se met à rire : mission réussie.

— Tu l'as vue et tu ne m'as rien dit ! m'écrié-je en m'écartant de l'eau.

— Je plaide coupable, s'esclaffe-t-il.

Il est bien plus beau ainsi, les pommettes rosies de bonne humeur.

— Tu vas le regretter, je bougonne.

— Même pas peur...

— Ah oui ?

Rapidement, il avance dans ma direction et me soulève pour me porter comme un vulgaire sac à patates. Je frappe sur son dos, lui sommant de me poser par terre. Il se met à courir, sans prévenir.

— Ayden !

Il finit par s'arrêter, essoufflé. Je me retrouve couchée sur le sable, lui contre moi. Ses jambes s'emmêlent aux miennes et sa tête repose sur ma poitrine. Ni lui ni moi ne parlons, nous restons simplement allongés ici, cherchant notre souffle. Mes doigts se perdent dans ses cheveux qui deviennent de plus en plus blonds avec le soleil. J'admire le ciel bleu où seuls quelques nuages s'y promènent.

— Tu crois que ma mère veille sur moi ? chuchoté-je, prise d'une nostalgie soudaine.

Il se tourne sur le ventre, son menton sur mon ventre.

— J'en suis certain, Rosie. Elle sera toujours là pour toi.

D'un geste tendre, il dégage mon front des mèches rebelles. Je n'ai pas de lieu pour me recueillir sur sa tombe : elle a choisi l'incinération. Ses cendres se sont envolées vers la mer. Probablement qu'il s'agit d'une des raisons de mon amour pour cette grandeur saline.

— Elle me manque, confié-je d'une voix sourde.

— Je m'en doute. Elle sera toujours dans ton cœur, c'est ta maman, assure-t-il doucement.

Un ange passe tandis que j'essaye de me mettre à sa place.

— Je suis sûre que ta mère ne t'a pas oublié, prononcé-je avec prudence.

— Je n'en sais rien, souffle-t-il, se couchant sur le dos.

Nos mains fermement entremêlées, nous partons à la quête de réponse, chacun de notre côté. Ces situations se révèlent si compliquées... Comment vivre avec l'abandon d'un parent ? Si seulement il existait un guide, tout serait plus simple. Au lieu de quoi, nous subsistons dans un monde d'incertitudes.

— Ce week-end, je dois aller manger chez mes géniteurs, mais je n'en ai pas envie, annonce-t-il durement.

— Ayden...

— Alors, je voudrais que tu viennes avec moi, me coupe-t-il.

Dans l'immédiat, je ne trouve rien à lui répondre. Je me redresse et fronce les sourcils, tentant de comprendre pourquoi il souhaite ma présence. Ses yeux ne me quittent pas une seule seconde, impatients.

— Je ne sais pas, murmuré-je, déroutée.

— Si tu ne veux pas, tant pis, affirme-t-il d'un ton neutre.

Pourtant, ses pupilles signifient le contraire.

— Ils sont au courant ?

— Pour nous ? Non, mais je ne pense pas que ta présence les dérangerait.

Au bout d'un moment de silence que je consacre à la réflexion, il ajoute sérieusement :

— J'ai besoin de toi : j'ai décidé de leur demander des explications.

Me retrouver dans une famille que je ne connais pas m'effraie. En plus de cela, je connais les relations tendues entre Ayden et eux. Serai-je à même de réagir comme il le faudra ? Néanmoins, il a besoin de moi et je ne peux pas le laisser seul dans un tel moment. Alors je cède, préférant me montrer présente à ses côtés.

— D'accord.

— Merci, soupire-t-il. Depuis que nous en avons discuté, ça me trotte dans la tête et je pense que la seule manière de me sentir mieux c'est d'en parler avec eux.

— Tu as fait le bon choix, affirmé-je.

Pourtant, un mauvais pressentiment apparaît dans mon esprit.

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