-16-
— Toi, tu te méfies de ton avenir. Moi, je doute de mon passé, murmure-t-il en donnant un coup de pied dans un caillou.
— Comment ça ?
La mâchoire serrée, les poings fermés, il se mure dans un silence oppressant. Démunie face à sa souffrance évidente, je lui propose de se rendre chez moi afin d'être plus au calme, ce qu'il accepte.
Attrapant son bras à deux mains, je l'entraîne doucement jusqu'à mon appartement. À quoi dois-je m'attendre ? Ayden a l'air si tendu que je ne sais plus quoi penser. Il y a à peine une heure, j'étais heureuse de le retrouver. À présent, la peur m'étreint.
Une fois la porte fermée, il s'avance dans mon modeste deux-pièces, observant attentivement les lieux. Je me sens mise à nue même s'il n'y a rien ici qui puisse me compromettre d'une quelconque manière. En réalité, cet homme m'impressionne. Son calme habituel m'effraie en cet instant.
Peut-être ne veut-il plus parler ? Ne voulant pas le brusquer, je nous prépare deux cafés, comme j'en ai l'habitude. Je n'ai pas besoin de lui demander comment il le souhaite : noir et serré.
— Il y a quelques mois, commence-t-il subitement avant de se racler la gorge.
Pendant que j'apporte les deux tasses fumantes, il s'installe devant la table du salon. Chaque mot semble lui coûter énormément.
— Ne te force pas, le prévins-je avec bienveillance.
Au fond, j'ai très envie de savoir ce qui le torture. Même s'il m'a confié pas mal d'informations, il ne m'a jamais partagé de quelque chose d'important. Je retiens ma respiration, espérant au plus profond de moi pour qu'il s'exprime quand même.
— Mais, j'ai envie de t'en parler, proteste-t-il en fronçant les sourcils.
— Dans ce cas, prends ton temps.
Je souffle sur mon café tandis qu'il inspire un grand coup.
— Il y a quelques mois, reprend-il, j'ai appris que mes parents ne sont pas vraiment mes parents.
Il s'arrête là sauf que j'ai peur de ne pas avoir compris. Je choisis délicatement mes mots pour ne pas qu'il se bute.
— Que veux-tu dire ?
D'un coup, sa main prend la mienne et il me regarde droit dans les yeux. Surprise, je cligne des paupières pendant qu'il se lance :
— J'ai été adopté à la naissance. Tout ce que je pensais vrai : ma famille, mes souvenirs... Tout cela se révèle faux. Mon grand-père, celui qui m'a tout appris sur les bateaux et la mer, n'est pas mon vrai grand-père. Ils m'ont tout avoué. Ma sœur n'est même pas ma sœur. Après m'avoir adopté, ils ont réussi à avoir un enfant : Louise. Un miracle, souffle-t-il avec dédain. Je n'arrive pas à l'accepter. Alors, j'ai décidé de m'éloigner de tout ça en venant ici. J'avais besoin de prendre l'air.
Il semble si vulnérable en cet instant que je n'ai qu'une envie : le serrer dans mes bras. Sa respiration s'accélère et il niche son visage dans mon cou tandis que je dépose un baiser sur son front.
— Je n'arrive pas à l'accepter, répète-t-il en boucle, la voix cassée.
— Tu vas y parvenir Ayden, le rassuré-je.
Finalement, nos situations semblent similaires. J'ai perdu ma mère et je n'ai jamais connu mon père ; il n'a jamais côtoyé ses véritables parents. Je crois que je peux comprendre ce qu'il ressent. Un peu. Il doit se sentir seul, trahi, délaissé et incompris. Je suis passée par là et il m'arrive encore d'éprouver tout cela. Dans ces cas-là, j'ai autant besoin de solitude que d'avoir quelqu'un sur qui compter. Pour moi, cette personne a été Jacques. J'espère qu'Ayden sait qu'il peut se fier pour moi.
— Je ne sais plus qui je suis, murmure-t-il.
Ses prunelles bleues se recouvrent d'un voile de nostalgie. Aucune larme ne franchit la barrière de ses paupières. Et ça me fait mal de le voir en telle posture. Sa douleur paraît si grande qu'elle se répercute en moi avec force.
— Dis-moi qui étais-tu avant de tout savoir, lui proposé-je gentiment.
Son regard se fixe sur mes deux petites paumes qui entourent la sienne, comme pour le protéger d'un mal. Nos cafés oubliés refroidissent sur le bord de la table. Ayden cherche ses mots, comme s'il avait perdu son vocabulaire.
— J'avais du mal à aller vers les autres, par peur de leur regard. Ce qui est stupide en soi puisque maintenant, je m'en fiche éperdument. J'aimais beaucoup sortir le soir, pour m'amuser. Pourtant, je n'appréciais pas les aventures d'un soir. Cela explique sûrement mon faible nombre de relations. Je paraissais réservé, mais une fois que je connaissais la personne, il n'y avait plus de problème. D'après mon entourage, j'étais quelqu'un de bien.
Il lève des yeux pleins d'attente, de doute et d'appréhension vers moi. Mon cœur se comprime en l'apercevant si peu sûr de lui. Pour une fois, son calme flegmatique a l'air de se briser, remplacé par une panique évidente. Souhaitant le rassurer, je lui offre un sourire.
— Ayden, tu n'as pas vraiment changé. Tu t'es simplement renfermé sur toi-même. Tu ne vas toujours pas instinctivement vers les autres. La preuve, ici, tu ne connais que moi, je me trompe ?
Il secoue la tête, mais fronce les sourcils, buvant mes paroles.
— Lorsque j'ai pété les plombs, tu as été là. Quant à tes sorties nocturnes, tu optes simplement pour les soirées tranquilles, voilà tout.
— Tu es sûre ? s'inquiète-t-il, une ride se formant entre ses sourcils.
— Certaine. Évidemment qu'une révélation pareille va te changer. Tu perds tes repères et tu tentes de te raccrocher aux branches qu'il reste comme tu peux, lui expliqué-je, me basant sur ma propre expérience.
Taciturne, il semble réfléchir vivement à mes dires. Il a l'air totalement déboussolé : tout ce qu'il pensait vrai depuis sa naissance n'est qu'affabulations. Sa vie entière se retrouve remise en question. Il doit se demander en quels moments croire.
— Comment as-tu réagi quand ils t'ont tout expliqué ? m'enquiers-je doucement.
— Mal. Je n'ai pas demandé de détails et je suis parti dans la maison sans demander mon reste. J'ai passé le week-end sur la mer, le téléphone débranché. Par hasard, j'ai jeté l'ancre ici. Depuis, je ne leur en ai pas reparlé.
— Tu leur en veux ?
— Je n'en sais rien, soupire-t-il. La principale question est : pourquoi mes parents m'ont-ils abandonné ?
Progressivement, je me rends compte qu'il est encore choqué par cette annonce et qu'il le refuse catégoriquement. Ses interrogations ont l'air de martyriser son esprit. Malheureusement, je doute qu'il puisse obtenir toutes ses réponses un jour.
— Peut-être n'avaient-ils pas le choix ? proposé-je.
— Tu ne t'es jamais posé la question avec ton père ?
— Bien sûr que si.
Je ramène mes genoux contre ma poitrine, pensive. S'il y a bien un sujet que je déteste par-dessus tout, c'est celui de mon géniteur. Toutefois, j'essaye de soutenir Ayden au mieux, lui fournissant les informations qu'il veut.
— Seulement, j'ai la réponse de ma mère. Il est parti parce qu'il n'assumait pas.
Ma voix résonne d'amertume. Cependant, nous sommes en train de discuter de son histoire, pas de la mienne. Il semble ouvert à la discussion et, peut-être cela le soulagera-t-il ? Je suis quasiment certaine qu'il n'a parlé ouvertement de cette situation avec personne.
— Tu as envie de les rechercher ? Tes vrais parents ? lui demandé-je, pesant mes mots.
— Qui me dit qu'ils ont envie de me voir ? Et puis, je ne saurais pas comment m'y prendre.
— Tes parents adoptifs ont sûrement des informations ?
— Je ne suis pas prêt à en parler avec eux. Je me suis éloigné ces derniers temps. À chaque fois que je les vois, je me demande qui ils sont vraiment.
— Ceux qui t'ont élevé pendant vingt-cinq ans, affirmé-je.
— Je suis au courant ! s'énerve-t-il. Tu ne comprends pas...
Rapidement, il se lève et s'éloigne vers la fenêtre. Les bras croisés, il observe l'extérieur. Il n'a pas tort. Nos situations paraissent semblables. Néanmoins, nous avons vécu l'abandon, d'une manière différente. J'ai jugé tout cela trop rapidement. Prenant conscience de mon erreur, je me mords la lèvre inférieure.
À petits pas, j'arpente la pièce jusqu'à le rejoindre.
— Tu ne comprends pas, murmure-t-il, en boucle.
— Je peux essayer, insisté-je doucement.
Je m'approche de lui, me collant contre son dos. Il sursaute, mais ne me rejette pas. Déposant un baiser sur son épaule, je sens son cœur battre à une vitesse déraisonnée.
— Pourquoi m'avoir menti si longtemps ? me demande sa voix fluette.
— Ce n'est pas à moi qu'il faut poser ces questions. Probablement qu'ils cherchaient à te protéger.
— Je ne suis pas prêt à...
— Je sais, je sais.
Il se répète, comme s'il cherchait l'issue à ce labyrinthe, repassant par les mêmes chemins et ne trouvant pas ceux qui pourraient l'aider. Caressant son dos, je tente de le libérer de ses maux, au moins le temps de quelques minutes.
— Je ferai peut-être mieux de rentrer chez moi, conclut-il, faiblement.
— Tu peux passer la nuit ici.
— Sûre ?
— Oui. Je suis là, OK ?
Il acquiesce, la mine sombre. Je cajole sa joue, dans l'espoir d'une réaction positive, en vain. En tout cas, je me sens flattée qu'il me fasse confiance ainsi. Il finira par aller mieux, je ferai tout pour.
L'attrapant par la main, je l'entraîne dans ma chambre. Après avoir enfilé mon pyjama dans la salle de bain, je le retrouve, assis sur le matelas. Il semble perdu, le regard divaguant dans la pièce. Je me glisse sous la couette, lui faisant tourner la tête vers moi.
— Es-tu certaine que tu veux que je reste ici ?
— Ayden, tu es plutôt secoué. Je ne vais pas te laisser seul maintenant...
Il prend ma main et joue avec mes doigts. Je l'observe faire silencieusement. Petit à petit, les rouages se mettent en place, je devine mieux son caractère solitaire et compliqué à appréhender. Ayden se trouve encore parmi ses innombrables doutes, ayant peu de place pour socialiser.
S'allongeant sous les draps, il paraît tendu. Je tends le bras pour éteindre la lumière d'appoint, nous plongeant dans le noir. Je ne le vois plus, mais je l'entends lâcher un long soupir. N'hésitant pas vraiment, je me blottis contre lui, souhaitant lui prouver ma présence. Immédiatement, ses bras entourent mon corps.
Avec cette révélation, j'avais oublié dans quel état j'étais il y a quelques heures : morte de trouille à l'idée qu'il ne revienne pas. Finalement, il m'a partagé la partie la plus dure de son existence, probablement. Cela me permet d'expliquer certaines de ses réactions ainsi que sa manière d'être.
Je pose ma main sur son T-shirt, sentant son cœur battre à travers le tissu. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais instantanément, je me sens mieux. Doucement, sa paume englobe la mienne.
Un détail me revient soudainement en mémoire. Il m'a précisé que son adoption ne représentait qu'une des raisons à sa venue ici, qu'il a accosté là par hasard. Quelles sont les autres ?
Je n'ose pas lui poser la question.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top