-11-

Je ne saurais expliquer pourquoi, mais j'ai un bon pressentiment concernant ma soirée avec Ayden. Ma garde-robe étalée sur le lit, j'ai essayé tous mes vêtements, les combinant avec d'autres, pour finalement porter mon choix sur une jupe haute noire et un pull gris. Cela s'avère complètement stupide, puisqu'il m'a clairement dit qu'il ne me voyait qu'en amie. Je me le suis répété tout l'après-midi, en vain.

Au dernier moment, je troque ma jupe contre un jean. Mes cheveux relevés en un chignon désordonné, j'enfile mon blouson puis sors. Rapidement, mes pas me mènent sur le pont de son bateau. Presque instantanément, il apparaît.

— Salut, entre.

Une fois à l'intérieur, j'apprécie la chaleur, contrastant avec le froid de l'hiver. Immédiatement, je retrouve le bien-être qui m'avait endormie sur le canapé. Cet endroit dégage quelque chose de reposant. À moins que ça ne soit son propriétaire.

Une bonne odeur règne ici. Prudemment, j'avance dans la pièce de vie, ne souhaitant pas déranger. La table a été mise élégamment. Tout est symétrique, les serviettes sont pliées dans les assiettes. La pulpe de mes doigts frôle le bois de la table.

— Tu as le droit de t'asseoir.

— Tu as l'air de t'être appliqué alors, j'ai peur de faire bouger quelque chose.

Il se dirige vers la table et pivote une fourchette.

— Voilà, maintenant, tu peux t'installer sans problème.

— Très drôle, marmonné-je.

Pendant que je m'attable, il ramène une bouteille de vin blanc. Depuis ma période compliquée avec ces substances nocives, je m'en tiens éloignée. Seulement, aujourd'hui, je sais me contrôler. Par conséquent, j'accepte le verre qu'il me tend, me promettant de ne pas en abuser.

— À ce dîner qui doit me prouver tes talents de cuisinier.

Un rictus confiant étire ses traits. Son arrogance n'est pas agaçante, elle le rend même attachant. Il n'a pas l'air de se rendre compte de ce qu'il dégage.

— Tu es architecte, si je ne m'abuse.

— Perspicace, remarque-t-il, un sourcil haussé.

— Disons que tu as des dessins sur ton bureau.

— Tu as fouillé ? s'enquiert-il en s'approchant de moi, toute trace de sourire disparue.

— Je ne me le serais jamais permis ! Pourquoi ? Tu caches quelque chose ?

Il s'enfonce à nouveau dans sa chaise, le regard fuyant. Cette faculté à passer d'un état d'esprit à un autre me surprend.

— Il faut que j'aille vérifier ma cuisson.

Il s'échappe, clairement. Mais de quoi ? Ou peut-être, de qui ? La cuisine ouverte me permet de l'apercevoir.

— Si tu ne veux pas en parler, tu n'en es pas obligé, annoncé-je, ne souhaitant pas perdre ce début de complicité entre nous.

Un air soulagé trouve sa place sur son visage. Ses épaules s'affaissent et il semble se détendre.

— Nous ne nous devons rien que je sache.

Il apporte un plat fumant : des pommes de terre avec de la viande. Cette bonne odeur provenait donc de là. Mon assiette se retrouve remplie, m'ouvrant l'appétit.

— Et si tu me parlais un peu de toi, Rosalie ? s'informe-t-il, plus légèrement.

— Rosalie Moreau.

— Ayden Meyer, enchanté.

Comme dans un entretien d'embauche, nous nous serrons la main. Je ris doucement devant cette situation quelque peu cocasse, bien que troublée par le contact de sa paume sur la mienne.

Camouflant ce bouleversement, je goûte son plat, sous son regard impatient.

— C'est bon.

— Je vais juste avoir droit à un « c'est bon » ? J'ai passé l'après-midi à cuisiner, râle-t-il.

— J'en reprendrai bien lorsque j'aurai terminé cette assiette, corrigé-je, amusée par sa susceptibilité.

Un immense sourire lui barre le visage. Nous continuons à manger tranquillement jusqu'à ce que je brise le silence :

— Tu m'as menti.

Son geste se fige sur place et il relève des yeux craintifs vers moi. Je fronce les sourcils, confuse.

— À quel sujet ?

— À propos de ton niveau de cuisine... Ayden, que se passe-t-il ? Pourquoi réagis-tu ainsi ?

Je m'appuie sur la table pour le scruter intensément. Au bout d'un moment, j'ai constamment l'impression de marcher sur des œufs avec lui. Cela devient agaçant à la longue.

— Tu viens de dire que nous n'avions pas de compte à nous rendre, bafouille-t-il.

— C'est vrai, je concédé-je, vaincue.

Un silence gênant pèse sur nous. Je tourne ma fourchette dans mon assiette vide sans trouver quoi dire. Un coup, nous nous entendons bien et sommes même complices. L'autre, il se clous dans un silence profond, sans que je n'y puisse rien.

— Tu en veux d'autres ? me propose-t-il finalement, presque durement.

J'ai l'impression de revoir l'homme froid du premier jour. Je n'apprécie pas ça, nous sommes devenus plus proches tout de même. Je me rembrunis et lui réponds par la négative. Ayden lâche un long soupir.

— Rosalie, je...

— Non, arrête. Tu préfères que je te laisse peut être ? le questionné-je en me levant, prête à quitter l'embarcation.

— Bien sûr que non, quelle idée.

— Que me veux-tu, Ayden ? Te jouer de moi, comme tant d'autres avant toi ? Après tout, je t'apprécie, mais, qui me dit que tout ne va pas s'effondrer demain ? Tu vis sur un bateau, tu peux lâcher les amarres sans prévenir personne. C'est quasiment ce qu'a fait Armand. Qu'est-ce qui t'empêche de réitérer l'exploit ? Tu vas partir, toi aussi ?

— Rosalie, non, je ne ferai pas ça.

— Ils ont tous dit ça ! m'exclamé-je, à bout. Ils sont tous partis, brisant leur promesse.

Sous le choc, Ayden reste immobile tandis que je récupère mon blouson, furieuse. Il se révèle trop dangereux pour moi. Des tremblements s'emparent de mes mains.

— Attends, reste ici, me supplie-t-il.

— Non. Je ne veux pas revivre ça. Jamais. Je me l'étais promis.

Il se précipite vers la porte pour m'empêcher de sortir. Le cœur battant, je me défends, n'aspirant qu'à une chose : rentrer chez moi. Je tente de le pousser de toutes mes forces lorsque, sans que je ne comprenne quoique ce soit, je me mette à pleurer.

— Rosalie, s'affole-t-il.

Je tente d'arrêter ses sanglots, mais ils s'avèrent incontrôlables. Me flagellant mentalement, mes yeux refusent de rencontrer les siens.

Je devais rester forte. Alors, pour quelle raison suis-je dans cet état ? Pourquoi ai-je énoncé ce long monologue à Ayden ? Le pauvre n'a dû rien comprendre.

— Laisse-moi passer, le supplié-je en butant sur les mots.

— Il en est hors de question.

Mes paumes sur son torse, je le pousse, inutilement : il ne bouge pas d'un millimètre. Ses bras m'entourent et me serrent contre lui. Effarée, je demeure immobile, incapable de répondre à son étreinte. Il respire la force alors que je résonne avec faiblesse.

— Calme-toi, susurre-t-il.

Sa main forme des ronds relaxants dans mon dos et l'autre me soutient. Mes jambes tremblent et sans lui, je me retrouverais par terre. Peu à peu, mes pleurs se tarissent. C'est à n'y rien comprendre. Mon ami nous emmène sur le canapé, où je m'assieds précautionneusement.

— Je ne vais pas partir, ce serait stupide, me murmure-t-il.

J'ai déjà entendu ce discours et l'histoire se finissait constamment de la même manière. La solitude est mon mode de vie. Je ne m'en plains pas, je m'y suis habituée. Seulement, par moment, elle s'avère plus dure à vivre.

Je déteste pleurer face à quelqu'un, pour la simple et unique raison que je hais les regards emplis de pitié. Au cours de ma vie, j'en ai reçu d'innombrables : après l'abandon de mon père, le décès de ma mère. Les nombreuses fois où j'allais acheter de l'alcool, tard le soir. Lorsqu'Armand m'a quittée.

Je bafouille des excuses avant de me relever. Seulement, Ayden m'attrape le bras et me force à m'asseoir à côté de lui.

— Tu ne vas pas rentrer chez toi dans cet état, me gronde-t-il.

Se rendant compte qu'il a été quelque peu autoritaire, il se radoucit :

— Et puis, il reste le dessert.

Essuyant mes larmes d'un revers de main, je tente un sourire. Néanmoins, je n'ose pas croiser ses iris. Nous nous entendions bien et j'ai tout gâché. Son regard va changer et je ne supporterai pas cela. Frissonnante, je ramène mes bras sur moi.

Logiquement, je devrais partir. Mais, je n'y parviens pas. La seule bonne raison que je me suis trouvée, c'est qu'il a pris le temps de cuisiner pour moi. Légèrement chancelante, je me lève pour m'asseoir à nouveau sur ma chaise.

Dans mon dos, je l'entends s'approcher. Cependant, je ne relève toujours pas la tête. Finalement, il s'accroupit à côté de moi et pousse doucement mon visage vers le sien. Toutefois, mon regard refuse de se poser sur lui, par crainte.

— Rosalie, regarde-moi.

— Pourquoi m'appelles-tu Rosalie ? demande ma voix tremblante.

— Parce que tu ne m'as pas donné l'autorisation de te nommer autrement, répond-il simplement.

Après quelques secondes d'hésitation, je baisse les yeux vers lui. Je suis plus qu'étonnée de remarquer de l'inquiétude dans ses pupilles. Il n'y a pas une once de pitié comme je m'y attendais tant.

— Ça va ?

J'opine lentement du chef. Il me fixe encore quelques secondes avant de se relever. Étrangement, je ressens comme un manque sans ses bras autour de moi.

Un gâteau au chocolat trouve sa place au centre de la table. Un petit saladier est rempli de crème anglaise.

— Combien en veux-tu ? s'informe-t-il, agissant normalement.

— Hum, la moitié de cette part.

Sans un mot, il me sert. Et toujours dans le silence, nous mangeons.

— Je suis désolée. Je n'aurais pas dû m'énerver contre toi. En plus, tu as préparé tout ça et j'ai tout gâché, murmuré-je piteusement.

Ayden secoue vivement la tête en se mordant la lèvre inférieure, comme s'il se retenait de dire ou de faire quelque chose.

— Ne dis pas n'importe quoi. Ça arrive à tout le monde de péter les plombs. Faisons comme s'il ne s'était rien passé, tu veux ? J'aime bien discuter avec toi.

Sur la même longueur d'onde à ce sujet, j'acquiesce. Profondément soulagée, je laisse échapper un léger souffle, mes épaules se détendant. Peu à peu, je me remets de mes émotions, cherchant toujours à mettre du sens sur ma réaction démesurée.

— De quoi veux-tu parler alors ?

— De ce que tu veux, me sourit-il.

Je me lève et parcours la pièce, cherchant un sujet de conversation. Encore nerveuse, je joue avec mes doigts jusqu'à attraper un cadre photo.

— Tu es allé en Irlande ? remarqué-je.

— Oui, il y a deux ans. Il s'agit d'un pays magnifique.

— Trop de vert à mon goût.

Une grimace accompagne mes paroles. Il rit doucement face à ma remarque.

— Y es-tu allée ?

Comment lui dire que je n'ai quasiment jamais quitté Collioure ? Je préfère taire cette information, ayant vécu suffisamment d'émotions fortes pour la soirée.

— Non, mais les photos suffisent.

— Je t'assure que tu serais surprise. On y trouve une ambiance très chaleureuse.

Dubitative, je repose le cadre sur le meuble.

— Tout n'est pas comme tu l'imagines, ajoute-t-il.

— Que veux-tu dire ?

Intriguée, je m'installe à ses côtés sur le canapé. De cette manière, il se rapproche de moi, si bien que je sens son haleine au chocolat.

— Un exemple ? Comment te trouves-tu ?

Les sourcils froncés, je l'observe en attente d'une indication. Sa tête penche vers la gauche, sans trace d'un quelconque sourire.

— Définis-toi en un mot.

Perturbée par cet échange, je ne sais que répondre. En réalité, je ne me suis pas vraiment posé la question. Je n'ai jamais eu grande valeur aux yeux des autres, donc je réponds :

— Banale.

Étonné, il ouvre la bouche. Aucun mot n'en sort. Puis, il murmure :

— C'est bien ce que je disais : tout n'est pas comme tu te l'imagines. Tu es très loin d'être banale. Tente de voir autrement et peut-être souriras-tu plus souvent ?

— Parle pour toi, marmonné-je, touchée.

Sur la défensive, je croise les bras sur ma poitrine, m'enfonçant dans le fauteuil. Je n'ai pas l'habitude de parler si intimement de ma personne. Incommodée, je tente de détourner le sujet de conversation sur lui.

— Il n'est pas question de moi.

Loupé.

— Et puis, d'abord, pourquoi devrais-je plus sourire ?

— Parce que c'est bon pour la santé, réplique-t-il.

Curieusement, j'éclate de rire devant sa réponse si franche et si sérieuse. Le contrecoup, je crois.

Lentement, Ayden penche légèrement la tête. Un frisson me parcourt l'échine. Sa main se pose sur ma joue et toute trace de jovialité disparaît. À la place, une tension lourde s'instaure entre nous.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top