Chapitre 15
Près d'une semaine s'était écoulée depuis l'anniversaire de Mailla et Gabriell était déjà de retour dans son appartement. Le Réveillon du Nouvel An était prévu pour le soir-même et d'un commun accord les cinq amis avaient décidé de le passer tous ensembles chez elle.
Simon était revenu en avance pour cette occasion. Officiellement car il devait réviser pour les examens, officieusement car il n'en pouvait plus de l'ambiance écrasante et malsaine que sa famille dégageait.
Aussi, ils auraient dû être six mais Ivanh avait eu un empêchement de dernière minute. Il avait tout de même eu le temps de promettre à Gabriell qu'ils se retrouveraient le lendemain comme prévu pour réviser. De plus, aucun de ses amis n'avaient émis de remarque par rapport aux sentiments de Gabriell depuis la semaine passée, respectant son silence.
Bon gré, mal gré.
D'un œil critique, ce dernier jugea la quantité d'alcool dans le réfrigérateur de Mailla. Celle-ci semblait avoir oublié que ce n'était qu'une réunion de cinq et pas la soirée du siècle où tout le bahut était convié à participer.
Pour se défendre, la jeune femme avait déclaré que le réveillon du Nouvel An était LA soirée de l'année où on pouvait se bourrer la gueule jusqu'à plus soif et qu'il ne fallait pas rater cette occasion sous aucun prétexte.
Mais pour Gabriell, quand bien même fallait-il prendre en compte le côté festif de la chose, même si on divisait le nombre de bouteilles par quatre, tous les cinq se retrouveraient à la fin de la soirée avec un cancer du foie.
Cependant, malgré les réticences de Gabriell, elle ne voulut rien entendre et laissa les choses telles quelles. C'est ainsi que tout au long de la préparation pour la petite soirée exclusive, Gabriell lui jeta des regards réprobateurs dès qu'il en avait l'occasion.
Simon arriva peu de temps après et très vite Gabriell chercha un soutien en sa personne. Ce ne fut d'ailleurs pas compliqué de le rallier à sa cause. La seule chose qu'il eut à faire fut d'ouvrir innocemment la porte du réfrigérateur pour lui proposer un soda. La moralité de Simon s'éveilla alors et il lâcha un cri de stupeur et d'indignation à l'encontre de son amie qui se contenta de lever les yeux au ciel.
-Gabriell, dis-moi... Où trouve-t-elle la place de mettre la nourriture avec... avec tout ça ?
-C'est la question que je me pose.
Les deux amis partirent dans un fou rire sous le regard irrité de Mailla. Elle, ne voyait pas le mal à se faire un petit peu plaisir de temps en temps. Ce n'est pas comme si c'était quelque chose d'habituel et qu'elle ne faisait pas attention au quotidien. Désormais tout ce qu'elle attendait était l'arrivée d'Elian qui serait, à coup sûr, de son côté.
Lorsqu'il fit son entrée le débat reprit. Deux contre deux, il fut animé de plaidoyers et d'objections. L'ambiance était au procès de l'autre camp dans une humeur enfantine. L'ordre avait perdu crédit dans ce petit appartement et son antagoniste avait pris place sur le trône.
Manon arriva en dernière dans cette cacophonie irréelle. Personne n'arrêta le débat pour le lui expliquer et elle assista en tant que spectatrice à l'extravagante discordance. Après quelques échanges, elle finit par comprendre l'origine de ce désordre en se prenant une bière dans le réfrigérateur surchargé.
Tous ces cris lui paraissaient futiles, surtout que les réponses à ce problème surgissaient dans son esprit à vive allure. Seulement, elle tint sa langue. Le spectacle qui se déroulait juste sous ses yeux était bien trop divertissant pour qu'elle le fasse cesser de suite.
Chaque groupe exprimait ses arguments lors de brèves pauses pour revenir immédiatement à la charge de leur concurrent. La cuisine était devenue un mini-tribunal. Entre ces quatre avocats du diable, l'accusé séjournait tranquillement, bien sagement, dans le dos de Manon, n'osant se défendre face à ses personnes colériques.
Plusieurs minutes passèrent sans que rien ne change et les tympans de Manon commencèrent à être mis à rude épreuve. D'autant que le débat perdait de son mordant.
Manon fut forcée de lever la voix pour se faire entendre des quatre autres. Après quelques tentatives infructueuses, elle leva sa bouteille, désormais vide, et la fit se cogner au plan de travail à plusieurs reprises. L'idée eu l'effet escompté et les autres se tournèrent vers elle, l'incompréhension visible dans le regard. Dans un soupir elle les dévisagea un par un.
-Je sais que j'interromps un débat hautement important mais passé l'excitation de vous voir vous chamaillez, j'avoue en avoir un peu marre. Pourrait-on donc passer à autre chose ? Non négociable, rajouta Manon en voyant la bouche d'Elian s'ouvrir dans le but évident de protester.
Celui-ci la referma sec.
On ne protestait pas face aux décisions de Manon. Au lieu d'être psychologue, elle devrait faire avocate, pensa Gabriell. Prenant exemple sur son amie il s'en alla prendre une bière dans le frigo et se dirigea, sans hésiter vers le canapé pour s'y affaler de tout son long.
Il était à peine dix-huit heures mais les deux comparses qu'étaient leur hôtesse et Elian semblèrent ne pas le remarquer. Ou n'en avait rien à faire. Ils commencèrent donc à prendre des shots d'il ne savait quel alcool.
La télé s'alluma et Gabriell su d'instinct quelle émission allait mettre Simon. Depuis longtemps déjà une sorte de rituel était né entre les cinq jeunes membres du groupe : à chaque grande date de l'année il fallait qu'ils mettent un Grand bêtisier, émission qui passait généralement sur TF1 ou C8.
A Halloween ils avaient même réussi à trouver un moyen de le visionner sur le téléphone d'un d'entre eux lors de la soirée. Celui de Noël auquel ils n'avaient pu assister ensemble avait été visionner dès le retour de Simon en replay.
Sans aucune surprise alors, le logo de C8 s'anima devant eux sous des cris extasiés. Devant l'émission ils passaient leurs meilleurs moments ensemble. Entre rires et dégout. Leur partie préférée restait indéniablement les pranks d'Halloween qui étaient, pour eux, indémodables.
Sur le table basse, Gabriell remarqua que Mailla avait ramené tout ce dont ils auraient besoin, selon elle encore une fois. Ainsi qu'une belle bouteille de champagne qui trônait au centre de tout. Il ne comptait pas y toucher, n'ayant jamais apprécié ni le gout ni la texture de la boisson. Son anniversaire avait été une unique occasion.
La soirée passa plus vite qu'il ne l'espérait. Ils avaient remis des anciennes émissions des années précédentes qu'ils avaient pourtant déjà vus et revus. Son verre s'était déjà remplis plusieurs fois au cours de la soirée, moins que ses amis toutefois. Ces derniers avaient quant à eux vivement profité de l'importante quantité d'alcool mis à disposition. Même Simon s'était laissé tenter puisque de toute façon ils restaient tous chez Mailla pour la nuit. Gabriell regarda le piteux spectacle que lui offraient ses amis. Lui, qui se trouvaient déjà bien amoché et était bon pour une bonne gueule de bois le lendemain, n'imaginait pas dans quel état lui les retrouverait.
Il aurait d'ailleurs pu se retrouver comme eux si le souvenir de son rendez-vous avec Ivanh pour leurs révisions dans quelques heures seulement ne l'avait pas aidé à modérer sa consommation. Malheureusement, il n'avait pas réussi à calmer celle de ses amis.
Quoi comme pire impression qu'un gars qui se pointe en étant ivre mort ? C'était le mantra que c'était rappelé Gabriell dès qu'il voulait prendre un verre de plus.
Ce mantra d'ailleurs ne devait entrer en vigueur que pour Ivanh, puisque même à la rentrée il n'avait eu aucun scrupule à faire la fête avec Mailla la veille. Encore quatre mois après il se souvenait de la douleur au crâne et de ses pensées incohérentes de ce jour-là. Comme ses réactions excessives par exemple. Heureusement il n'avait pas sorti trop d'imbécilités à l'époque, du moins pas des grosses, et ce n'était pas le lendemain que cela devait se produire.
Seulement, le fond de whiskey qu'il restait encore dans la bouteille l'appelait irrésistiblement. Et malgré toute la bonne volonté dont il avait fait preuve, son bras se tendit à contre-cœur vers cette malheureuse bouteille. Bouteille dont il colla le goulot à sa bouche pour avaler le liquide brulant mais toute fois agréable, suivit d'un tonitruant « Beurk » de Mailla affaler de tout son long sur le sofa et qui, elle aussi, avait bu plus que de raison.
Gabriell lui tira la langue comme le jeune enfant puéril qu'il devenait lorsqu'il était ivre. Et en ce moment, il l'était plus qu'il ne voulait bien l'admettre. A sa gauche il vit du coin de l'œil Elian et Simon en train de jouer au morpion sur les bras l'un de l'autre, exploitant chaque morceau de peau pour continuer à faire des parties, encore et encore.
En face de lui la télé montrait une émission lambda qui prévenait que minuit sonnait bientôt. D'une voix criarde il prévint tous ses amis de la nouvelle sans se rendre vraiment compte qu'une nouvelle année commençait.
La seule chose dont il se rendit compte fut qu'il était bien trop éméché pour se faire son petit discours mental de félicitation pour se pas s'être jeté de sa fenêtre cette année encore. Vraisemblablement il était plus honnête bourré que sobre.
Lui qui essayait, qui y mettait toute son énergie, de ne pas poser de mots sur sa lutte intérieure. « Être bourré c'est vraiment pas cool. » dit-il à voix haute. Mais personne n'y prêta attention. Plus rien ne comptait désormais que le décompte des dix dernières secondes. C'est donc avec ses dernières forces que Gabriell cria avec ses amis ces dix petits chiffres.
« Puis ce fut le vide »
Ce fut en se réveillant que Gabriell comprit que sa gueule de bois de la rentrée ne serait rien comparée à l'actuelle. Son cerveau tapait violemment contre la paroi de son crâne et faisait danser des anges devant ses yeux. Une sensation d'acide lui martelait l'œsophage et il eut tout juste le temps de comprendre ce qu'il lui arrivait et de courir jusqu'au lavabo avant de rendre tout ce qu'il avait ingurgité la veille. Principalement de la bile.
Il rinça le tout et se laissa tomber contre les meubles en marbre. Le froid qu'il ressentit au touché lui fit du bien et lui permit quelques secondes de répit avant que le supplice ne revienne à la charge. L'appartement était bien silencieux, indiquant que ses amis dormaient encore il ne savait où et il les envia avec amertume.
Machinalement il alla chercher son téléphone qui lui annonça onze heure passée. Une vague de soulagement l'englouti lorsqu'il se rendit compte qu'il n'était pas encore en retard pour ses révisions avec Ivanh.
Après tant d'années passées dans cet appartement durant son adolescence il s'y sentait comme chez lui. C'est donc tout naturellement qu'il se servit des biscuits dans les étagères ainsi qu'un bol de café, qui, il l'espérait, apaiserait ses nerfs et lui enlèverait cette odeur de vomi de la bouche.
Pas un seul bruit ne provenait de l'extérieur et Gabriell se sentit comme seul au monde, comme si personne ne pouvait venir le déranger ou briser cette bulle de plénitude.
Seulement, cela devait arriver tôt ou tard et d'une petite démarche mal assurée et enfantine, Mailla débarqua de derrière la cloison.
Ses cheveux étaient ébouriffés et ses yeux à mi-clos. Au début Gabriell n'osa pas parler. Premièrement car il n'était pas sûr que son propre crâne supporte le choc et deuxièmement que pour avoir déjà vu Mailla au réveil, et avec une gueule de bois en prime, il ne voulait pas risquer de retenter l'expérience.
Etrangement ce fut elle qui prit la parole en première, d'une voix, certes un peu barbouillée, mais claire. On pourrait presque penser qu'elle n'avait pas pris une cuite la veille.
-T'as passé une bonne nuit ?
-J'ai la tête dans le cul, le dos en compote, les cervicales coincés, mon cerveau qui joue au marteau et à l'enclume avec mon crâne et j'ai vomi mes tripes dans le lavabo. A part ça ? Tout va pour le mieux. Toi ça a l'air d'aller en tt cas.
-Cause toujours ! Je vais pareil que toi mais j'ai l'habitude maintenant.
-Alcoolique va !
Un fin sourire glissa sur ses lèvres alors qu'elle y portait une tasse fumante de café. La discussion s'arrêta là, ni l'un ni l'autre n'avait la force de tenir leurs yeux ouverts et tenir une conversation n'était pas de leur ressort à l'heure actuelle.
Ils restèrent dans l'agréable silence, seuls à deux, sans plus parler une trentaine de minutes tout au plus. C'est à ce moment-là que les trois autres arrivèrent, d'un pas lent et monotone, qui exprimait fort bien leur état caverneux à eux aussi. Les regrets recouvraient déjà les expressions de leur visage.
Même avec l'arrivée du reste de la bande, l'ambiance resta au point mort, et ce ne fut que le bruit des tasses qu'on sortaient et remplissaient ici et là qui fit vivre la pièce. Tout était calme et c'était pour le mieux, Gabriell ne savait pas s'il aurait pu supporter une ambiance plus animée que celle-ci.
Cela lui fit penser à contacter Ivanh pour lui demander s'il était possible qu'au final ils se rendent à la bibliothèque au lieu du café habituel. Son ami lui répondit par l'affirmative, visiblement autant soulagé que lui par ce changement de programme. De quelques clics sur le clavier, Gabriell vérifia les horaires d'ouverture les jours fériés et par il ne savait quel miracle, la bibliothèque fit partie des rares endroits ouverts en ce 1 janvier. Les planètes semblaient alignées aujourd'hui et à part son mal de crâne persistant, qui durerait plusieurs heures encore, tout se passait agréablement bien.
Son départ de l'appartement de Mailla fut plus rapide que prévu. Avec la soirée de la veille et les conséquences de celle-ci survenues le lendemain matin, il était préférable pour lui qu'il prenne une bonne douche le plus tôt possible.
La pire sensation du monde, pour lui, était de se sentir sale, et il était hors de question de prendre une douche chez Mailla si c'était pour remettre ses vêtements de la veille.
En rentrant chez lui, Gabriell ne fut pas surpris de retrouver l'appartement vide. Ses parents étaient partis quelques jours plus tôt rendre visité à ses grands-parents maternels. Hadès était quant à lui rester chez eux afin d'éviter le stress du voyage, et Gabriell avait promis à ses parents de s'en occuper avec soin. Sans plus attendre il se précipita pour aller chercher serviettes et shampoings et se rendit sous la douche sans tarder.
L'eau tiède lui fit un bien fou, déversant ses bienfaits sur son corps, ruisselant sur son visage et apaisant ses maux de tête. Généralement, Gabriell ne prenait pas de douches trop longues, sa mère l'ayant bassiné depuis sa tendre enfance avec la pollution et le gâchis d'eau potable. Tout ça pour qu'il ne pense qu'à ça dès qu'il actionnait le jet d'eau. Cependant il se permit, pour une fois, quelques minutes supplémentaires sous l'eau.
Une fois habillé, rasé et coiffé, Gabriell entreprit de ranger ses affaires de cours. Aujourd'hui Ivanh et lui avaient décidé de s'intéresser aux cours Pratiques rédactionnelles. Cette matière figurait dans les premiers partiels qu'ils auraient à faire la semaine suivante, et bien qu'elle soit celle qui posait le moins de problème à Gabriell du côté de la rédaction, elle lui était plus complexe lors des analyses de textes. Ses facilités résultaient avant tout de ses ateliers d'écritures hebdomadaire qui lui permettaient d'être plus avantagé par rapport aux autres.
S'il ne se trompait pas ils avaient donc rendez-vous vers 14h30 avec Ivanh à l'entrée de la bibliothèque. Il lui restait donc qu'à réchauffer un plat surgelé perdu au fin fond du congélateur. Après une recherche méticuleuse il mit la main sur une boite de nouilles instantanées encore valide et qui ferait l'affaire pour cette fois.
Tout, ou presque, dans ce tiroir froid était périmé ou malodorant. Il se demanda même comment avait-il fait pour survivre aussi longtemps en se nourrissant de cette manière.
Tout en mangeant son piteux repas il fit le tour de son appartement pour vérifier que tout était sous contrôle. Que son chat eût tout à sa disposition, que le four était éteint, et l'électricité aussi dans chaque pièce. Lorsqu'il se rendit enfin dans la salle de bain il en profita pour vérifier s'il ne trouvait pas les médicaments pour gueule de bois qui apaiserait ses maux.
Après avoir mis la main dessus il se dépêcha de les avaler avant de quitter sa maison. D'un rapide coup d'œil il vit qu'une énième grève des transports étaient en cours dans sa ville. Soupirant par dépit et face à l'adversité de la RATP, il prit la route de la station de métro la plus proche en direction de son université.
La fatalité l'avait fait partir trente minutes avant l'horaire qu'il avait prévu initialement, afin de parer à toute éventualité. Ses baladeurs dans les oreilles il lança sa playlist de Saez pour se détendre dans ce qui seraient les plus longues minutes d'attente de sa vie. Les basses de ses chansons préférées résonnèrent jusque dans son crâne. Avec sa gueule de bois ce n'était pas la meilleure idée qu'il ait eut mais il n'avait pas la force de subir les retards de ses trains et rames de métro sans la capacité de se distraire un minimum.
Vingt minutes passèrent sans qu'aucune rame de métro ne passe, toutes furent annulées. Une certaine tension était née dans ses épaules à force de rester assis et ses jambes étaient elles aussi plus qu'engourdies.
Gabriell alla même jusqu'à se demander s'il aurait la capacité de se lever pour rejoindre le métro lorsque celui-ci arriverait enfin. Toutes les trente secondes il vérifiait son téléphone avec frénésie. Plus les minutes défilaient plus son anxiété augmentait avec elles. Voir l'heure affichée sur son téléphone approcher des 14H lui procurait une sensation d'affolement qu'il ne connaissait que trop bien.
Quelques minutes d'angoisses plus tard la rame de métro tant attendue arriva enfin à quai et apaisa ses nerfs. Il ne fut pas le seul à être à la fois soulagé qu'elle soit arrivée et énervé de l'énorme retard que cela lui avait causé.
Autour de lui les réactions diverses s'imprimaient sur les visages qui l'entouraient. Un soupir de plénitude collectif s'éleva du métro entier quand chacun pu s'asseoir sur les fauteuils en mousse fine, déjà plus confortable que les chaises en plastique sur lesquels ils reposaient depuis quarante-cinq minutes.
Dans ces moments-là, et ce depuis l'enfance, Gabriell se complaisait à imaginer un lien fugace qui se créait entre des inconnus qui avaient vécu un instant ensemble. C'était une manie honteuse comme ils en ont tous mais qui lui permettait en quelque sorte de détruire cette barrière sociale infranchissable qui séparaient tous ces gens. Cette barrière qu'un instant volé entre des inconnus pouvait faire voler en éclat.
Désormais, à partir du moment où Gabriell fut assis sur son petit fauteuil toute son attention ne se focalisa plus qu'en direction d'Ivanh. Tout ce qu'il pouvait faire maintenant était d'espérer qu'il avait lui aussi subit les imprévus des transports et que son bus de correspondance ne soit pas lui aussi annulé pour une quelconque raison.
S'il était un athée de pure souche, les quarante minutes de trajet suffirent à le reconvertir, pour quelques prières du moins.
A peine la rame de métro s'arrêta à sa station qu'il se précipita au dehors afin de prendre le premier bus qui passait. Il se trouvait encore à une quinzaine de minutes à pied de l'université et se connaissant il savait qu'il préférerait courir jusque là-bas pour arriver au plus vite. Seulement le bus ne prenait que cinq minutes à arriver à destination et se présenter face à Ivanh ruisselant de sueur en décembre pour chopper un rhume par la suite n'était pas ce qu'il avait prévu pour les partiels.
Par ailleurs en sortant du sous-sol de sa ville, Gabriell remarqua que sa migraine s'était quelque peu allégée durant son trajet. S'être focalisé sur autre chose avait dû aider à apaiser ces maux de tête. Le soulagement aussi visiblement, puisqu'il ressentit encore moins les effets néfastes de l'alcool après avoir vérifié et lu avec joie que son bus arrivait à priori dans les trois prochaines minutes.
Mais tout cela était bien trop facile et au moment où le bus tourna dans l'intersection un peu plus loin, le marteau piqueur reprit du service dans le chantier qu'était son crâne. Plus fort que jamais.
Etant un lendemain de réveillon du Nouvel An, le bus était quasiment vide. Excepté lui, le conducteur et une vieille dame qui s'en allait faire les courses, bien que Gabriell ne fut pas certain qu'un seul marché soit ouvert le premier janvier, le bus était vide.
Son arrêt était légèrement en avant des grilles de l'université, de sorte qu'il ne put voir si son ami l'attendait effectivement devant celles-ci ou pas. Dès que le bus fut à l'arrêt et ait ouvert ses portes il entama le plus rapide sprint qu'il n'ait jamais été obligé de faire.
Les quelques mètres qui le séparaient de la grille lui parurent être des kilomètres. Cette impression fut décuplée lorsque l'absence d'Ivanh indiqua qu'il était plus loin dans le parc universitaire et le jeune homme redoubla d'effort et mit à rude épreuve son corps déjà violenté de boisson depuis le début de matinée.
Tous les précédents bienfaits qui l'avaient soulagé étaient remplacés par l'essoufflement de ses poumons et le balancement de sa tête qui lui faisaient voir 36 chandelles et remontaient dans son œsophage l'envie de vomir.
En levant les yeux il reconnut au loin une silhouette familière qui pianotait sur son téléphone. Seulement quelques secondes plus tard il entendit la sonnerie d'une notification et Gabriell fit sans mal le rapprochement et devina tout aussi facilement quel pouvait être l'intitulé du message qui lui était destiné.
-Je suis là ! J'arrive !
Son interlocuteur leva les yeux surprit du cri que venait de pousser le jeune homme qui arrivait vers lui en trottinant. Même à plusieurs mètres de distance il arrivait à voir la faiblesse corporelle que Gabriell lestait tel un boulet attaché à la cheville.
Un rire lui échappa lorsqu'il arriva à sa hauteur, essoufflé et flageolant, tenant à peine sur ses jambes. On aurait presque pu le croire s'il disait à qui voulait l'entendre qu'il venait de disputer le célèbre marathon de New York.
-Putain ! j'ai la gueule de bois, et j'ai envie de gerber !
A la seconde où les paroles franchirent ses lèvres, Gabriell comprit qu'en plus de les avoir pensées, il les avait malencontreusement prononcées à voix haute, sans le vouloir. Ses joues devinrent presque immédiatement roses et il serait mort de honte si Ivanh n'avait pas ri avec gentillesse.
Comme il avait encore les mains sur les genoux et la tête baissée, en partie pour cacher sa honte le plus longtemps possible, il ne put voir l'expression attendrie que prit quelques instants Ivanh avant qu'il ne lâche sur le même ton que Gabriell précédemment :
-Si tu savais comme j'ai mal au crâne aussi. Et suis surement encore ivre.
Dans son ancienne ivresse, Gabriell éclata de rire. Ils formaient un duo cocasse à rigoler sous un début de pluie, le premier janvier, au lieu de rentrer dans la bibliothèque, sans nulle doute vide hormis la bibliothécaire.
Le bon côté d'être dans un campus le premier janvier était que personne n'assisterait au spectacle désastreux qu'ils affichaient au grand jour. Au moment où Gabriell pensa qu'il commençait à pouvoir se calmer il leva la tête vers celle encore hilare d'Ivanh et repartit de plus belle. Les soubresauts que son hilarité créait lui faisait mal aux côtes et réveillait sa migraine. Mais n'arrivant pas à s'arrêter, il fut forcé de souffrir dans un moindre silence.
Quelques instants passèrent encore comme ça jusqu'à ce qu'ils arrivent à se calmer un minimum mais leurs traits respectifs étaient toujours tirés dans des rictus équivoques. Ces traits de figures leurs valurent un regard intrigué de la part de la bibliothécaire qui ne devait ni comprendre pourquoi de jeunes adultes venaient ici un lendemain de Réveillon, malgré la fameuse politique universitaire : « Nous offrons un cadre de travail à chaque moment pour nos étudiants. A toute heure, toute date, tout temps. ». Ni ce qui pouvait causer un tel point d'hilarité. Elle ne doit pas avoir beaucoup d'occasion de rie celle-là visiblement pensa Gabriell sans réfléchir.
Elle vérifia leur appartenance à la faculté. En effet si certaines acceptaient l'entrée en leur sein de personnes extérieures, ici les choses étaient différentes et seules les personnes autorisées, majoritairement des étudiants, pouvaient accéder aux installations privées qui incluaient la bibliothèque.
Les deux jeunes hommes se rendirent aux tables du second étage pour ne pas avoir le regard de la vieille femme derrière ses lunettes jaune vif assise devant un ordinateur de l'ancienne génération que Gabriell n'avait vu que dans les films des années 80.
Ils se retrouvèrent en plus dans le secteur informatique avec tous les ordinateurs, qui, pour son plus grand bonheur, étaient à l'opposé direct de celui du comptoir et semblaient fonctionner à peu près normalement
Enfin correctement installés, ils se retrouvèrent face à leurs cours et multiples feuilles d'explications. C'est en commençant les vraies révisions que Gabriell se rendit compte que même s'il avait des facilités de pratiques dans cette matière, retenir les nombreux cours depuis le début de l'année ne serait pas chose aisée. Tous les étudiants avaient été prévenus plus d'un mois auparavant que les partiels traiteraient soit d'un sujet de pratiques soit d'un sujet de cours lambda qui pouvait comprendre une analyse de texte. Ils ne pourraient donc pas choisir entre les deux comme il l'avait longtemps espéré.
Les difficultés commencèrent donc pour lui alors qu'Ivanh ne semblait nullement en difficulté et la quantité de pages sur Word à l'écran de son ordinateur ne le faisaient pas flancher. Un sentiment d'admiration le prit lorsqu'il vit quelle attention millimétrée il arrivait à mettre dans chacune des informations qu'il lisait à l'écran, avec une telle concentration que ça en devenait inhumain.
-Comment t'arrives à rester aussi concentré et à pas te décourager devant toutes ces fiches ?
-J'ai fait quatre ans de médecines avant de me reconvertir donc pour moi à côté c'est rien ça, c'est à peine un tiers de ce que je devais retenir à l'époque.
Gabriell en resta estomaqué. Il se souvenait brièvement en avoir parlé avec Ivanh de ses anciennes études et il savait à quel point la médecine pouvait être complexe mais ne se l'était jamais figuré. Et si, pour Ivanh, lui dire ç'était dans l'objectif de lui redonner de la motivation il en fut tout autre. Plus que jamais le désespoir l'envahit. Que pouvait-il faire face à des intellectuels de sa sorte ? Quelle conclusion pouvait-il faire en tirer ?
Avant il aurait pu se dire que si Ivanh y arrivait il pouvait en faire tout autant, mais maintenant qu'il connaissait la véritable raison il se sentait plus que jamais inférieur. Et son ami ne devait pas être le seul dans ce cas-là.
Ses pensées finirent immanquablement par vagabonder plus loin qu'il ne le voulait vraiment. Il se sentait bloqué par ce statut d'ami, et ce depuis qu'il voulait plus avec Ivanh. La peur de dire la chose de trop qui le dénoncerait à ses yeux.
-Dénoncer quoi ?
Les yeux de Gabriell s'écarquillèrent, ses joues devinrent rouges et ses mains moites.
-J'ai encore parlé à voix haute ?
Les faux-semblants.
-Je crois bien, souri-il.
Voilà... c'était exactement ce dont il voulait parler. Pouvoir lui dire qu'il s'inquiétait et qu'il voulait être rassuré sans que cela ne change rien. Ou bien si, que cela change tout justement. Il ne savait plus quoi faire et en parler à ses amis n'avaient rien fait qu'empirer les choses. Les rendre d'autant plus concrètes, moins oubliables. Moins tolérables aussi. Il aimerait avoir le courage de lui demander de l'embrasser. Rien qu'une fois.
-Ca va ?
La voix d'Ivanh retentit une nouvelle fois dans l'espace qui les environnait.
-Oui pourquoi ?
-Tu me fixes depuis cinq minutes c'est pour ça.
-Ah... Non la fatigue. T'occupes.
En plus de ça, sa douleur aux temps ne s'estompait pas et l'empêchait d'agir comme à l'accoutumée, ou même de réfléchir correctement. Sans l'ombre d'un doute il était même encore un peu saoul. Il commença à regretter d'être venu, c'était la pire idée qu'il ait eue. Déjà lors de leurs précédents rendez-vous il n'avait été bien l'aise avec les pensées qui lui tournaient dans la tête, désormais il était totalement sous pression. Comme une bulle qui ne manquerait d'exploser à tout moment.
Son regard retourna à ses feuilles avant qu'il ne se fasse avoir de nouveau. Les mots dansaient sous ses yeux, tourbillonnaient dans une valse dont il ne comprenait pas les pas. Il ne se souvenait plus d'où il en était, toute son attention était focalisée sur l'homme à côté de lui. J'arrive même plus à le qualifier d'ami... Achevez-moi sérieux.
Dans sa tête il commença à compter le nombre de semaines depuis qu'il s'était rendu compte de ses sentiments pour Ivanh. A peine deux petits mois et il ne pouvait déjà plus se retenir de penser comme ça. Depuis qu'il était tombé amoureux pour la première fois chacune de ses relations à sens unique n'avait posé de problèmes. A chaque fois cela avait été clair dès le début, ça ne serait jamais réciproque ; et cela lui allait. Il avait fait avec jusqu'à ce que ça disparaisse. N'en parlant à pratiquement personne. Un secret honteux enfui à jamais dans le passé.
Alors pourquoi cette fois-ci ce n'était pas pareil ? Pourquoi son être restait-il accroché à lui comme s'il était la seule chose à laquelle il pourrait se retenir ? Pourquoi n'arrivait-il pas à penser à autre chose qu'à ses putains de lèvres ?
Ça tournait à l'obsession et Gabriell était le premier à ne pas le vouloir. Mais lui qui n'avait jamais compris ceux qui se déclaraient alors qu'ils savaient pertinemment que c'était peine perdue. Disant qu'ils se faisaient du mal pour rien car aucun indice en leur faveur n'avait été exprimé. Aujourd'hui c'était lui qui était presque sur le point de devenir cette personne, même sans avoir reçu de signaux lui faisant espérer une issue heureuse.
Après tout, des gens tentaient leur chance chaque jour et parfois cela fonctionnait. Mais il n'était pas réputé pour avoir de la chance, c'était même l'inverse la plupart du temps. Okay alors ça vient sûrement de l'alcool ces pensées de merde. Il commençait vraiment à désespérer de la situation et en même temps il ne pouvait s'empêcher d'imaginer la suite si la réponse s'avérait positive. La tête dans ses bras il réfléchissait à tout vitesse pour évaluer chaque scénario envisageable et la décision qu'il prendrait au final.
-T'es malade ? Tu veux un doliprane ?
L'inquiétude dans la voix d'Ivanh finit de l'achever et il savait que s'il levait les yeux pour le regarder et ouvrait la bouche il ne sortirait de cette réponse pas qu'un simple « non ». Toutes ses résistances se verraient détruites et il n'était pas prêt à cela.
Pourtant il leva les yeux et les posa sur lui. Gabriell savait que l'incertitude était bel et bien visible sans qu'il n'eût la force de la cacher. Et plus que ça, il y avait la tristesse de tous ces échecs qu'avait été sa vie amoureuse. Il aurait vraiment aimé avoir assez de courage pour lui dire tout ça mais il n'en avait jamais eu.
-Tu veux qu'on arrête ?
-J'y arrive pas...
-Tu veux que je t'aide ?
-Je pense pas que tu puisses.
Sans insister d'avantage Ivanh retourna à ses activités, couvant toujours Gabriell d'un regard inquiet de temps à autre. Ce dernier tenta une dernière fois de se focaliser sur ses cours et pendant quelques minuscules minutes cela fonctionna.
Mais son cerveau était toujours en ébullition en présence d'Ivanh et si d'habitude il arrivait à passer outre ses sentiments, aujourd'hui, avec l'alcool ingurgité la veille, il ne contrôlait pas tout. Ses envies n'étaient plus soumises, lui inventant un quelconque courage fictif, et toujours ses lèvres qui s'insinuaient bon gré mal gré dans son subconscient. S'il le pouvait il les fixerait pour l'éternité. Et pourquoi pas ? Pourquoi n'en n'ai-je pas le droit ?
Il commençait à en avoir marre de vivre sous le joug de sa peur. Il n'avait aucune chance, il en était certain. S'il le faisait maintenant, jamais il n'aurait de seconde chance. Ça aussi il le savait. Il en était certain : ce serait la seule fois de sa vie où il oserait ça. Avant même qu'il n'ouvre la bouche ses angoisses revinrent le hanter. Un nouveau test.
Depuis toujours il réfléchissait un peu trop.
-Je peux t'embrasser ?
Dès que cette question passa la barrière de ses lèvres il sut qu'il était foutu.
Pour la première fois de sa vie il s'était déclaré à quelqu'un. A Ivanh. Celui-ci avait tourné la tête dans sa direction. Les doigts encore appuyé sur le clavier. Dans ses yeux Gabriell pouvait discerner sans mal qu'un dilemme important se jouait devant lui.
La honte l'envahit, comme attendu, mais étrangement le regret manquait à l'appel. Oui, il le sentait dans chacune des fibres de son être : il était fier. Fier d'avoir surmonté une de ses plus grandes angoisses. Qu'importe désormais la réponse qu'il recevrait, sans aucun doute négative, pour rien au monde il ne reviendrait en arrière. Il avançait enfin sur le chemin de la guérison.
Seulement, la réponse ne venait pas.
Ivanh restait muet.
Stupéfait.
Le connaissant, pour Gabriell il réfléchissait à un moyen de l'éconduire gentiment et cela ne changerait rien entre eux, comme il l'avait cru au départ. Le temps paraissait ralentir mais seulement une vingtaine de secondes étaient passées et dix autres suivront avant que la réponse tant attendue n'arrive enfin. Une réponse totalement imprévisible, à l'opposé de ce qu'imaginait Gabriell. Une réponse brève, franche, mais qui changea tout.
-Oui.
____________________________________
S'il vous plaît: ne m'en voulez pas 😭😂
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top