Chapitre II

Bruna


"Le bonheur est un rêve d'enfant réalisé dans l'âge adulte"

Sigmund FREUD

Je déteste les déménagements, j'espère vraiment que celui-là sera le dernier. Les cartons à faire, à défaire, ensuite ranger, trier, réaménager, ça me saoule.

Une fois le camion stationné sur l'emplacement que m'a accordé la ville pour ce jour, je monte ouvrir l'appartement afin que les déménageurs puissent accéder à la terrasse depuis le bas de l'immeuble avec leur nacelle géante, puis je redescends m'installer à la terrasse de la boulangerie d'en face. Au prix que ce service me coûte, ils peuvent bien se passer de moi le temps du transfert de mes affaires.

Attablée avec un petit déjeuner complet, je prends enfin conscience que je viens d'acheter mon premier appartement. Et quel appartement. Un magnifique quatre pièces de 80 m² avec son super toit-terrasse de plus de 30 m², le pied.

Comme quoi le divorce, ça a du bon.

Quand on a décidé de se séparer avec Greg, l'année de mes trente-neuf ans, je me suis dit que c'était maintenant ou jamais, que je devais changer de vie. Je lui ai laissé la maison, je ne pouvais pas continuer de vivre au milieu de nos souvenirs et, en contrepartie, il m'a trouvé un petit appartement le temps que je me dégote quelque chose de mieux, les avantages d'être agent immobilier.

Il est à la tête d'une agence immobilière depuis plus de quinze ans et je continue d'y travailler, seulement de temps en temps, afin de m'occuper. Après avoir passé autant d'années ensemble, il continue de n'avoir confiance qu'en moi, il sait que je ferais toujours tout ce que je peux pour que son business cartonne, il est le père de mes enfants et tout ce que l'on a construit du temps de notre union et tout ce que l'on construira après, c'est pour eux. C'est pourquoi on a décidé de réussir notre divorce aussi bien que notre mariage.

Je reste pour lui donner un coup de main et j'ai tout le temps dont j'ai besoin pour me consacrer à ma passion, l'écriture. J'étais tellement inspirée, qu'un mois après avoir commencé, mon premier roman érotique était terminé, trois mois après, il était en contrat d'édition, quelques mois de plus pour le publier et six mois après la maison d'édition m'en commandait un deuxième. Trois ans plus tard, je viens de toucher les droits d'auteur de mon troisième livre, celui-là c'est un carton et les gains cumulés ainsi que les parts de mon ancienne maison, m'ont permis de me payer un tout nouveau chez-moi dans le meilleur quartier de la ville.

Il est situé dans un des immeubles qui entourent une des deux places centrales d'une commune de cinquante mille habitants, située sur le bord de mer entre Nice et Cannes, tout est à portée de jambes, ce bâtiment ne doit pas avoir plus de dix ans, une énorme porte d'entrée en bois couleur acajou, avec plusieurs façades colorées différemment pour chaque bâtiment, des volets vert foncé et des balcons bien décorés. Au rez-de-chaussée, on y trouve un cabinet médical regroupant médecins, kinésithérapeutes, ostéopathes et autres branches.

Il y a aussi "La Boulange", la meilleure boulangerie à des kilomètres à la ronde. En plus d'être magnifique, toutes de teintes acidulées avec un immense comptoir sur toute sa longueur et une baie vitrée d'où l'on voit les boulangers et pâtissiers s'activer, elle est la seule à faire de la fougassette. Il y a aussi plusieurs restaurants, un marchand de primeurs et tout ce dont on a besoin sans avoir besoin de prendre sa voiture, tout ce qu'il me fallait pour une vie tranquille.

Mon téléphone sonne, c'est Kaya, ma meilleure amie, elle doit venir m'aider, mais je suis persuadée qu'elle m'appelle pour me dire qu'elle est à la bourre.

— Oui biche. Tu es en retard, c'est ça ?

— Pas du tout, je suis là justement. Tu m'ouvres ?

Et effectivement, je la vois devant la porte d'entrée.

— Retourne-toi, je suis à la terrasse de la boulangerie.

Je la regarde traverser et je me dis qu'elle est toujours aussi belle, même vingt ans après elle est magnifique, mais son caractère rendrait fou un novice.

— Super, ma nuit a été courte, un café va me sauver, me dit-elle alors qu'elle s'assoit avec moi.

— Où t'as traîné pour que ta nuit soit si courte ?

— D'après toi ? Je me suis fait une petite douceur, rigole-t-elle, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, ni les cuisses d'ailleurs.

Par petite douceur, entendez plutôt coup d'un soir dont, je suis certaine, elle ne se souvient même pas du prénom. Mon Dieu que je l'aime. Si mes bouquins marchent aussi bien, c'est parce qu'elle en est la source principale d'inspiration.

Elle est surtout l'amie, dont on a tous besoin.

Lorsque j'étais adolescente mon premier amour avait pris mon cœur dans ses mains, l'avait broyé et comme si cela ne suffisait pas, il avait jeté les débris au sol pour les écraser et être sûr qu'il n'en reste rien.

Émotionnellement anéantie et brisée, ma confiance en soi réduite à zéro, je me sentais laide et pas le moins du monde, attirante. J'avais la sensation que personne ne voulait de moi et l'attitude des garçons à l'époque avait tendance à confirmer mon ressenti.

Vous connaissez, l'éternelle bonne copine ? Celle à qui l'on sort la réponse bateau "non, tu sais, je ne voudrais pas gâcher notre amitié", à tout bout de champs ? Eh bien coucou, c'était moi.

Et qui dit complexes, dit repli sur soi. Moins je plaisais, plus mon corps était caché, pantalon baggy, oui, je sais à l'époque, c'était très à la mode, tee-shirt "over size", coupe à la garçonne, langage peu élégant. En fait, je faisais en sorte d'être encore plus repoussante.

Et puis la vie m'a appris, que lorsque tu te sens aussi mal, que tu as l'impression que tu ne pourrais pas être plus bas, l'univers met des anges sur ton chemin. Des rencontres qui changent ta vie, bouleversent toutes tes certitudes.

La première fût le père de mes enfants, il était tellement beau et un peu plus âgé que moi. Il a vu l'étincelle qui tentait, tant bien que mal, de brûler. Il a trouvé, sous les couches de vêtements, ce que je cachais. J'ai toujours dit qu'il était celui qui m'avait aimé au moment où je m'aimais peu. On a eu un coup de cœur, un coup de foudre.

J'avais presque dix-huit ans, j'allais rempiler pour une quatrième année de lycée, c'était l'été avant la rentrée. Je sortais de la bibliothèque qui me servait de sanctuaire et était le seul endroit où je pouvais être tranquille pour lire, mon échappatoire. Lui sortait d'une visite d'appartement en face et rejoignait son scooter garé devant. J'étais en train de m'allumer une cigarette lorsque que j'ai entendu quelqu'un me dire "fumer, tue", j'ai ris en lui rétorquant que "j'avais connu mieux comme technique de drague", ce à quoi il m'a répondu " le jour où je drague une meuf, c'est pour l'épouser, j'ai besoin de faire aucun effort, bouton d'or". Ce surnom qui ne m'a jamais quitté tout au long de notre union, il me l'a attribué, a-t-il toujours dit, à cause des éclats dorés de mes yeux.

Je l'ai fait ramer, pas longtemps, juste un petit mois et je l'ai épousé quelques années plus tard. Grâce à lui, j'ai troqué mes complexes et mes doutes contre de l'assurance, ma peine contre du bonheur.

Puis l'année après le bac, je me retrouve dans la même classe que mon exact opposé. Une grande blonde, les yeux bleus, des formes à rendre jalouse Monica Bellucci et une aura impressionnante. Tout le monde n'avait d'yeux que pour elle. Elle est rentrée en dernier, s'est assise à côté de moi. "Comment tu t'appelles ?", m'a-t-elle demandé, elle s'est esclaffée quand je lui ai répondu. "Genre, t'étais brune et tes parents n'avaient pas envie de réfléchir c'est ça ?", j'ai ri puis elle m'a dit "Moi, c'est Kaya, ne cherche pas ma mère s'est prise pour une apache, elle s'est dit tient et si on se la jouait indiensd'Amérique ? Par contre, si tu m'appelles une seule fois Pocahontas ou kayak, je te défonce. Oh putain, j'ai une idée, on devrait ouvrir le club des meufs aux prénoms les plus pourris".

Depuis ce jour, elle et moi, on ne s'est plus jamais quittées.

Elle avait, elle aussi, quelques fêlures. Elle est née et a grandi dans une famille difficile. Son père était un homme extrêmement riche, mais extrêmement perturbé, grand alcoolique, il battait son épouse quand l'envie lui prenait, peu importe que sa fille soit présente ou non. Un soir, dans sa douzième année, alors que son père avait bu plus que de raison, ils étaient en voiture tous les trois, après une énième baffe, sa mère, Safia a suggéré le divorce, son père l'a très mal pris et une bagarre a éclaté. Philippe, n'a pas pris la peine d'arrêter le véhicule, il a frappé sans relâche sa femme et a fini par perdre le contrôle de sa berline allemande de luxe, la voiture est sortie de la route et a fait plusieurs tonneaux. Les parents sont morts sur le coup, mais Kaya a fait une hémorragie interne et les médecins ont dû sacrifier quelques parties de son corps pour qu'elle survive, la rendant stérile. Après avoir enterré ses parents, elle s'est retrouvée seule, ses grands-parents paternels étant décédés et ceux du côté de sa mère n'ayant pas désiré s'occuper d'elle, elle a été placée en famille d'accueil, chez Mme Matlouti, Tata Ma pour les intimes, accessoirement sa gouvernante depuis sa naissance, mais surtout une femme exceptionnelle qui l'a élevée comme si c'était la sienne.

À ses dix-huit ans, elle a hérité de tous les biens immobiliers de son géniteur, comme elle l'appelle. Au départ, elle n'en voulait pas, désirant tirer un trait sur son passé, puis en fin de compte, elle utilise ses rentes pour faire le bien. Son travail est de faire fructifier ses actifs, pendant qu'avec les énormes bénéfices, elle finance son association pour femmes et enfants battus, "Le refuge de Safia". Elle aide les autres, mais n'a jamais réussi à faire le deuil d'un enfant, alors elle s'est convaincue de ne jamais tomber amoureuse et de ne jamais vivre en couple, pour qu'aucun homme ne la quitte du fait de son incapacité à enfanter. Elle clame haut et fort être heureuse et profiter de chaque instant.

Je l'aime comme une sœur et elle fait partie de moi, car elle m'a transmis sa force afin de panser mes plaies. Elle a su guérir mes blessures, me mettre des coups de pieds au cul quand il le fallait, m'insuffler un peu de cette confiance en soi qui me manquait tant et elle a atténué cette petite voix "ange ou démon" au fond de moi qui se délectait à m'abreuver de doutes et de souffrances.

Moi, en retour, je lui ai offert un peu de ma famille, elle est la marraine de mes deux enfants et, avec Greg, on a fait en sorte, officiellement, que ce soit-elle qui en ai la garde s'il devait nous arriver quoique ce soit. Par moment, on a même l'impression qu'ils l'aiment plus que nous et elle leur rend au centuple.

— Tu penses qu'ils en ont pour longtemps tes déménageurs ? Plus vite on range, plus vite, on pourra profiter de ta terrasse, d'ailleurs, j'y installerai bien un petit jacuzzi si j'étais toi.

— Si c'est toi qui paies ça me va, lui réponds-je en riant.

— Putain, matte un peu la dégaine des deux en face, je suis sûre que c'est sa maîtresse.

— Grave, regarde-le, toutes les deux secondes, il scrute autour de lui, pas tranquille le mec.

— Elle doit avoir vingt ans de moins que lui, encore une michto.

— S'il faut, c'est son père, on est trop mauvaises langues.

— Vu comment il lui mange la bouche, ce n'est pas son père, je te le dis.

On éclate de rire comme des hyènes, en sachant que l'on vient de trouver notre nouveau point de ficanasses, comme on dit chez nous.

Un peu plus de deux heures plus tard, les déménageurs m'informent qu'ils ont terminé. Il nous faut la quasi-totalité de la journée pour tout mettre en place et ranger. Kaya passe cette première nuit avec moi, afin de m'aider à prendre mes marques plus rapidement.

Après quelques jours d'adaptation, je suis déjà habituée à ce nouvel environnement. J'adore vraiment ce quartier, ça bouge en journée, entre le parc pour enfants sur la droite, la diversité des commerces et le grand parking qui permet de tout faire à pied. C'est, aussi, relativement animé en soirée, sans qu'il y ait la bruyante euphorie des grandes villes.L'immeuble est plutôt calme et mis à part la vieille peau qui habite en face de chez moi, je n'ai aucun souci.

Tous ces changements adoptés, une nouvelle routine mise en place, je suis enfin disposée à entamer l'écriture de mon dernier roman, mais j'avoue que l'inspiration n'est pas au rendez-vous, il parait que ça s'appelle le syndrome de la page blanche.

Je n'ai rien, ni idée, ni personnage, ni trame, que dalle. Je n'ai surtout aucune envie de raconter une histoire d'amour exceptionnelle, alors que cela fait trois ans, que pour moi, c'est le calme plat. Pas de rendez-vous, ni amourette, ni coup de cœur et même pas de simple plan cul.

Je me retrouve plongée vingt ans en arrière, je n'intéresse aucun homme, à croire que Greg était un modèle unique, une anomalie masculine, l'exception à la règle « Bruna est la bonne copine ». Pourtant, je suis plutôt pas mal à mon âge, je dirais même que j'ai très bien vieilli, je me trouve d'ailleurs mieux à quarante ans qu'à vingt, mais toujours ce problème de confiance en soi qui ressurgit de temps en temps.

Kaya me rassure, me dit que ça va revenir. "Il faut que tu t'ouvres au monde", me répète-t-elle, sous-entendez par là, ouvre tes cuisses à quelques bites. "Comment veux-tu parler de sexe alors que ça fait trois ans que tu cherches à redevenir vierge ?" M'engueule-t-elle régulièrement.

Peut-être a-t-elle raison, il devient évident que je dois être plus investie dans le fait de me trouver quelqu'un. Mais elle et moi, on n'est pas pareil. Elle aime l'inconstance, moi, je préfère la stabilité, elle adore le sexe sans lendemain, moi, je suis amoureuse de l'amour.

Et même si par moment, j'aspire à plus de frivolités, à être plus comme elle, profiter de l'instant présent, partir sur des coups de tête, m'envoyer en l'air avec le premier venu, ma raison reste la plus forte et m'empêche de changer.

Je me suis mise en couple à dix-huit ans, en ménage à vingt, maman à vingt-quatre. Ma vie était réglée comme du papier à musique. Un mari aimant, des enfants tellement actifs qu'il était compliqué d'avoir deux minutes pour soi. Pendant plus de vingt ans, je n'ai vécu que pour la famille que je me construisais, alors être de nouveau seule me déroute, mais je dois apprendre à vivre différemment, il le faut et on peut dire que Kaya y veille.

Je décide toutefois de prendre de bonnes résolutions. Je me suis inscrite à la salle de sport, comme ça je pourrai peut-être rencontrer des gens intéressants et élargir mon cercle. Pour l'instant, ce n'est pas le cas, mais je me régale, je peux évacuer mes idées noires, ça me défoule et m'épuise et, fait non négligeable, je fais du bien à mes yeux. Les salles de sport, c'est bien connu, regorgent de mâles en quête de perfection physique et franchement, il y en a certains qui réveilleraient n'importe quelle libido.

Le quartier plein de vie me pousse très rapidement à sortir me balader et cela me fait du bien. D'ailleurs, c'est acté, j'arrête de m'enfermer pour écrire. Dès que des idées me viennent, je descends soit au parc, soit à la terrasse de La Boulange. C'est devenu l'endroit que je préfère, j'y vois des individus de tous horizons, j'y entends des conversations plus ou moins croustillantes. Ça me donne de la matière à exploiter. Et mon "carnet à idées" commence à se remplir. Je n'ai pas de quoi démarrer une nouvelle histoire, mais je me demande si un recueil de plusieurs nouvelles ne serait pas un bon exercice pour me remettre en selle.

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Quand on dit que le destin fait parfois bien les choses.

Si cette fois-ci il ne saisit pas sa chance, c'est que les erreurs ne lui servent pas de leçon.

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