8 - L'ange de l'oubli
"- Mais je le connais pas assez j'ai aucune idée de ce qu'on pourrait lui prendre, débrouille toi."
Lucas geignait en trainant des pieds, suivant Maxence dans des magasins de vêtements où il n'arrêtait pas de lui demander son avis, ce qui se soldait toujours par une approbation sans enthousiasme : "oui oui c'est très beau".
"- T'es le pire mec pour faire du shopping.
- C'est exactement ce que je t'ai dis ce midi...? Je voulais même pas venir ?
- Henry est notre ami Lulu. Tu sais ce que ça veut dire ami ? Quand c'est son anniversaire on doit lui offrir un cadeau, et venir à sa fête."
Le blond leva les yeux au ciel, et attrapa au hasard une chemise aux couleurs délavées, à deux doigts de s'en moquer mais son ami décréta que c'était la pièce parfaite et ils finirent par l'acheter. Au moins c'était fait. Enfin, c'est ce qu'il croyait, car son ami n'était pas de cet avis et devait apparemment se trouver également une tenue pour la soirée. Et c'était bien pire que trouver le cadeau d'Henry, puisque, Maxence s'habillant exclusivement en friperies, ils allaient passer une éternité à fouiller parmi les tissus pour dénicher quelque chose à son goût.
Alors qu'ils se dirigeaient vers leur troisième boutique, Lucas s'exaspéra :
"- T'as tellement de vêtements chez toi, et pourquoi t'as besoin de quelque chose de nouveau ce soir d'abord ?
- Ok faut que je te dise un truc, mais tu te moques pas.
- Oh non t'as encore une crush ?
- Comment t'as deviné ?"
Avec un visage qui feignait ( très mal ) l'étonnement, il s'engouffra dans le magasin, où il trouva miraculeusement ce qu'il cherchait en moins de cinq minutes. Lucas n'essaya même pas de deviner qui pouvait être celle qui avait de nouveau capturer son cœur, il était prévisible qu'il allait réaborder le sujet de lui même de toute manière. Ce qui ne manqua, au bout d'environ 35 secondes :
"- Bon, c'est Alexandra."
Lucas cru qu'il allait s'étouffer avec sa salive face à cette annonce.
"- Attends... Elle nous parlait pas des problèmes avec son ex la dernière fois ? Ex-copine ?
- Et alors, elle est peut-être bi !
- Non mais, c'est ta pote depuis combien de temps ? Tu lui a dit ?
- Non non évidemment. Faut qu'on discute, que j'essaye de voir si elle est intéressée mais elle est tellement inaccessible..."
Il voulait se plaindre mais on aurait presque dit que ce dernier fait lui plaisait. Ce garçon était une cause perdue.
Il était encore tôt mais ils finirent par se lasser de déambuler dehors, et se dirent qu'ils allaient se rendre chez Henry. Celui-ci n'y était en fait même pas encore, c'est Nadège qui leur ouvrit la porte et les supplia d'aller faire quelque courses avant que tout le monde n'arrive. Dans leur grande mansuétude, ils repartirent accomplir leur mission.
Quand ils revinrent enfin, le petit habitat était rempli, et la patience de Lucas s'effrita aussi vite. Il n'avait pas envie d'être là ce soir. Il souhaita son anniversaire à l'hôte, le remercia pour l'invitation, récupéra sa veste, et quitta la soirée. Maxence allait l'engueuler dès qu'il réaliserait, mais au moins il avait fait l'effort de venir, c'était déjà bien. Il était tellement concentré sur sa fuite qu'il ne vit pas la silhouette en bas des escaliers, et ils se percutèrent de plein fouet.
"- Et bah dis donc monsieur Hauchard, vous êtes bien pressé.
- Je croyais que tu venais jamais aux soirées, et ça fait trois fois de suite que je t'y croise.
- Tu comptes nos rencontres ?"
Evidemment, il aurait du s'attendre à croiser Baptiste lorsqu'il cherchait juste à rentrer chez lui le plus vite possible.
"- Tu t'en vas déjà ?
- Ouais.
- Il rentre se coucher à 22h et c'est moi le papy.
- Je suis pas fatigué."
Mi agacé mi amusé, Lucas reprit sa direction initiale, mais l'arrivant lui attrapa le bras :
"- Tu veux qu'on aille marcher ?
- Si ça c'est pas une activité de personne âgée...
- Non mais je sais pas, t'as l'air bizarre ce soir, et t'es probablement bourré je peux pas te laisser rentrer chez toi comme ça.
- J'ai pas le permis, j'allais commander un Uber. Et j'ai même pas bu, je veux juste rentrer chez moi.
- C'est cher les Uber, viens, on marche."
Le blond haussa les épaules et se résolu à sortir dans la rue, et prendre la direction de chez lui avec Baptiste à ses côtés.
"- Pourquoi tu me trouves bizarre ?
- On dirait que t'es triste.
- Tu sais que t'es sacrément lunatique comme garçon ?
- Ouais."
Il rigola un peu, puis le silence se fit de nouveau. Il était encore relativement tôt, et les rues étaient encore éclairées puisqu'ils étaient dans le centre, mais il n'y avait personne d'autre, et donc aucun bruit si ce n'est leurs pas. Le brun interrogea :
"- Au fait, cette visite d'appartement ?
- Tu t'es rappelé de ça ? Franchement c'est même pas vraiment un appartement, c'est un château à ce stade. Y a deux étages, et un balcon immense.
- J'savais pas que t'étais riche à ce point, je vais commencer à trouver un intérêt à te fréquenter.
- Nan c'est pas moi, c'est Lila."
Il marqua un temps de pause pour jeter un oeil au visage de son ami, impassible, mais qui l'écoutait attentivement, alors il compléta :
"- Ma copine. Et ses parents. Je crois que c'est eux qui vont payer le loyer. Au début j'avais dis non parce que je voulais payer la moitié tu vois, et que c'était largement au dessus de mes moyens, mais elle avait déjà renvoyé le dossier à l'agence immobilière, donc je suppose que je déménage bientôt."
L'autre hocha la tête pour signifier qu'il comprenait, et laissa le silence s'installer de nouveau. Ce n'était pas vraiment embarrassant, ni réconfortant, ils marchaient juste après tout. Une bonne demie heure s'écoula, et si Baptiste appréciait simplement la fraicheur de la nuit, Lucas ruminait en boucle dans sa tête. Usuellement, il le faisait à voix haute lorsqu'il était seul, ça l'aidait à avoir l'impression d'extérioriser. C'était presque comme s'il était seul non ? Sans vraiment chercher à s'en empêcher, il se mit donc à parler :
"- Parfois je te regarde, et je me dis : qu'est ce que ça doit être bon de pouvoir aimer être seul."
Son ami ne montra même pas qu'il l'avait entendu, et le blond se dit que c'était mieux, cela le mettait plus à l'aise pour continuer.
"- J'en suis incapable. On dit qu'il y a deux solitudes, celle qu'on cherche et celle qu'on fuit. Pour moi c'est pas vrai. Je fuis la solitude, comme la mort. C'est maladif, viscéral, je suis incapable de supporter me retrouver seul. J'y arrive pas. Et ça fait que je me retrouve souvent esseulé. Avant tout ça, le seul que je voyais souvent c'était Maxence."
Il désigna "tout ça" d'un geste de la main, pour signifier : leur groupe, le bel ensemble soudé et heureux qu'ils formaient, comme si le bâtiment qu'il montrait était celui où se trouvaient tous ses amis à chanter et rire. Un sourire un peu vide et triste habitait ses lèvres, comme s'il s'agissait d'un monde inaccessible pour lui.
"- Les choses ne paraissent pas assez intenses pour être vécues. Je veux pas d'une petite amitié pour rire pendant une soirée, je veux des sentiments qui te prennent le souffle tant ils sont forts, je veux vivre, ressentir. Tu vois de quoi je parle ?"
Cette fois-ci il hocha la tête et cela le rassura. Il ne le prenait pas pour un fou bizarre. Pas encore du moins.
"- Lila est tellement distante ces derniers temps et je la comprends. J'arrive pas à m'investir pleinement dans notre relation, parce qu'elle est un peu... ma désillusion. On s'aime, mais on est à des kilomètres de l'amour puissant et indescriptible des romans, et elle voit bien comme ça me rend triste. Peut-être que je suis pas fait pour être aimé? J'arrive pas à me contenter, c'est jamais assez."
Il avait haussé la voix, ce qui le surprit lui même, et il se tu quelques instants. Pour laisser Baptiste digérer toutes ces confessions ? Pour réaliser ce qu'il était en train de faire ? Il ne voulait pas en saisir l'impact tout de suite, alors il reprit :
"- Elle me reproche de vivre dans le passé, dans mes craintes, de ne jamais essayer de les surpasser. Et elle est si gentille, si douce, si aimante, que lorsque je passe mon temps à me morfondre et lui dire que c'est impossible, elle se tait, et me prend dans ses bras, et me dit qu'elle m'aimera jusqu'à ce que ça soit assez. Alors je m'isole, je reste seul pour me faire croire que c'est un choix, pour Lila ça doit être comme d'être en couple avec un fantôme, c'est pour ça je crois qu'elle a proposé qu'on habite ensemble, et qu'elle n'a pas attendu ma réelle approbation pour louer ce superbe, immense, appartement. Mais au fond je crois qu'elle le sait que ça suffira jamais. Je suis pas fait pour ça, je suis pas fait pour la petite maison sur la colline et le beau jardin avec les enfants qui se disputent. Je veux pas de cette vie banale à en crever. Je veux des grandes effusions, et tant pis si c'est tragique, je veux que ça soit intense. Qu'on lise mon histoire en se disant "putain", et en avoir le souffle coupé. C'est irrationnel, pas vrai ? Max sait jamais quoi répondre à ce genre de discours, et je sais que je t'embarrasse aussi, je suis désolé. C'est juste que... merde, je dois faire quoi maintenant ? Je me sens complètement au pied du mur. Dans l'attente de quelque chose qui ne viendra pas, parce que je sais même pas ce que j'attends. Je passe pour un fou, mais y a-t-il plus douloureux que ce vide ?"
Il n'osait même plus regarder Baptiste, il n'avait aucune idée d'où tout ça sortait, et comment il était assez à l'aise pour le raconter à un garçon qu'il ne connaissait, au fond, que très peu. Mais il avait besoin de finir.
"- Alors qu'est ce que je suis ? Un pauvre gars paumé, étudiant bien trop âgé qui sait même pas s'il se plaira assez longtemps dans ce qu'il fait pour qu'il aille au bout. Si je meurs, qui pleurera ? Mon père ? Max ? Ils finiront par s'en remettre, ils ont déjà vécu pire. Pour Lila ça serait même mieux au fond, elle serait enfin libre."
Cette fois-ci Baptiste arrêta de marcher, et lui jeta un regard qu'il ne saurait déchiffrer. Pas vraiment inquiet, pas vraiment surpris, juste inquisiteur, cherchant à savoir jusqu'à quel point il était sérieux.
"- Je vais pas me foutre en l'air Baptiste détends toi."
Cela avait volonté d'être une blague mais on ne pouvait pas vraiment dire qu'il avait eu ne serait-ce qu'un rictus. Lucas expliqua :
"-J'ai juste le sentiment d'être passé de l'autre côté. Un fantôme, qui fait encore semblant d'être en vie. Quand les gens parlent des morts, j'ai l'impression d'être du mauvais côté de la discussion, que j'aurais plus ma place là bas. Un petit côté cynique que je dois bien cacher, parce que qu'est-ce que je connais de la mort ? J'ai jamais perdu personne à part des grands-parents que je connaissais à peine. C'est presque irrespectueux d'oser dire que je comprends, mais c'est une des seules choses que je vois avec clarté, elle est la seule chose qui me regarde sans ciller. On se voit et on se jauge."
L'aîné semblait peser ses mots, puisqu'il mit un moment avant d'interroger :
"- Est-ce que tu as un historique de dépression ? Ou un truc du genre ?
- Dépression... Comment voir les choses autrement ? C'est pas une épreuve, ni une difficulté qui me met là, j'ai pas de grands traumatismes et d'horribles cauchemars qui me hantent la nuit si ce n'est le néant de n'avoir rien vécu. Comment on fait pour vivre ? Comment choisir où aller ? Est ce que j'aurais pu faire les choses autrement ? Est-il encore temps ? Je suis même pas sûr d'en avoir envie. Je voudrais que tout vienne à moi avec simplicité, que la vie m'embrasse comme j'embrasse le silence, et qu'enfin, enfin, les couleurs reviennent. Peut-être me réveillerais-je un matin avec la certitude que j'ai ma place sur terre, mais ce sera pas demain. Peut-être dans deux mois. Peut-être jamais. Qui peut me le promettre ?"
Ces questions allaient définitivement rester sans réponse, et ils étaient de toute façon enfin parvenus à leur destination.
"- Tu veux monter ? Boire un verre...?
- Non c'est gentil, je vais prendre un Uber et retourner souhaiter son anniversaire à Henry avant qu'il ne soit trop tard.
- Je croyais que c'était cher ?
- Je savais pas que t'habitais si loin, et j'ai pas envie de me retaper le trajet à pieds. Bonne soirée Lucas."
Il avait un sourire tendre, qui lui fit du bien. Il n'essayait pas de lui poser mille questions, ni de lui apporter des conseils qu'il aurait entendu mille fois. Il lui avait juste prêté une écoute, et cela suffisait amplement.
"- Bonne soirée à toi aussi. Merci pour ce soir."
Il était déjà sur son téléphone, à chercher son trajet retour, mais il savait qu'il l'avait entendu, alors il lui tourna le dos et monta dans son appartement. De sa fenêtre, il pouvait le voir attendre, et il resta là à le fixer, sans trop savoir pourquoi. Au bout d'une dizaine de minutes une voiture arriva à sa hauteur et il disparu enfin dans la nuit. Il resta longtemps ainsi, debout contre le mur à observer dehors, là où il s'était tenu, avant d'aller se coucher, étrangement vide. Mais ça n'était pas un vide douloureux, c'était reposant.
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