35 - Et si la tempête se calme, que restera-t-il ?

Baptiste ouvrit les yeux en sursaut, le cœur prêt à exploser. Ce n'est qu'un cauchemar, tout va bien. Instinctivement, il fouilla la chambre des yeux : Lucas allait venir à son secours comme il le faisait toujours. Sauf qu'il n'était pas là. Le brun ne se trouvait pas chez lui, son beau prince n'avait aucune chance de surgir du noir pour le rassurer. Car Baptiste est parti, c'était sa décision à lui seul, il n'avait personne à blâmer. Il l'a quitté. 

D'un geste incertain, il alluma la lampe de chevet et parcouru, dévisagea ce lieu connu et pourtant si peu familier. Il cherchait un point de repère, de quoi s'accrocher et éviter la chute qui se rapprochait inéluctablement, mais rien ne pouvait le sauver. Son rire amer face à l'ironie de cette situation - n'avait-il pas dit la même chose à son copain en voulant expliquer son départ ? - se perdit dans les sanglots rageurs qui prirent sa gorge d'assaut.
Il se redressa pour laisser l'air entrer plus facilement, mais rien n'y faisait. Cet abandon de son corps pour combler une de ses fonctions les plus basiques fut la goutte de trop. Comme un flot qu'on aurait accumulé et libéré d'une traite, sa colère se répandit partout, contre tout. Contre ses parents pour tout ce qu'ils lui avaient fait subir, contre l'univers pour lui laisser si peu de chances d'être heureux, contre Lucas pour ne pas l'avoir retenu, et contre lui-même enfin. 31 ans et pas foutu de gérer ses émotions, pas fichu d'apprendre à aimer alors qu'on lui avait offert la plus belle opportunité du monde. Dans ce tsunami de sentiments, il tanguait, et tanguait, et cela ne s'arrêtait plus de tourner, même lorsqu'il s'agrippa désespérément à ses cheveux, espoir vain de trouver un point d'ancrage. Ou de se faire mal peut-être. D'expier cette douleur sourde, indescriptible, qui lui donnait envie d'hurler en la transformant en une blessure rationnelle, simple.

"- Ressaisis toi, Bapt', ressaisis toi." se chuchota-t-il en se dirigeant tant bien que mal vers la salle de bain, où il espérait trouver de l'eau froide pour se remettre les idées en place. Il n'en eut même pas le temps. La main posée dans le lavabo où le liquide continuait de s'écouler, il ne pouvait plus lâcher le regard de son reflet. Il était le seul coupable.
De l'extérieur, on pourrait croire qu'il détaillait simplement son visage, peut-être ses cernes qui n'avaient fait que se creuser depuis qu'il était ici. Mais il n'en était rien. D'un coup de poing dans cet alter ego écœurant, il hurla sa rage et sa frustration. Il n'avait même plus besoin de ses cordes vocales, son corps parlait pour lui, et détruisait tout sur son passage. Il renversa, bouscula, et il ne voulait plus épargner quoi que ce soit. Il était devenu la tempête. 

Quand il sentit qu'on tenta de l'arrêter, il ne s'en débattit que plus fort, frappant, griffant, il ne comptait certainement pas laisser le monstre de la nuit le faire taire ! Il lui hurla "va-t'en !", et ses yeux embués ne voyaient même pas le regard effrayé de Corentin qui essayait, en vain, de l'immobiliser. Les mouvements du grand étaient bien trop désordonnés pour réussir à réellement éloigner son ami, et ce dernier s'accrochait seulement à l'espoir qu'il finirait par s'épuiser.
Ce qui arriva enfin lorsqu'il se retourna, prêt à mettre à terre ce monstre qui l'avait attrapé par derrière, et que leurs yeux se rencontrèrent. Aussi vite qu'elle était venue, la rage s'échappa de son âme, mais qu'avait-t-elle laissée derrière elle ? 

Il s'effondra sur le sol, indifférent aux bouts de verre qui lui pénétraient la peau, le regard vide. Pour un court instant néanmoins, car son ami se précipita pour le relever. Comme une poupée de chiffon, il se laissa porter jusque dans la baignoire, n'entendit pas vraiment Corentin qui lui intima de ne pas bouger jusqu'à ce qu'il dégage un minimum le sol. Pourquoi voudrait-il bouger de toute manière ? Peut-être que s'il restait immobile assez longtemps, alors il disparaitrait. Peut-être que le temps s'arrête lorsque l'on ne bouge plus, s'il parvenait seulement à retenir sa respiration un peu plus longtemps... 

"- Baptiste ? Bapt'? Je vais juste enlever ton pull et ton pantalon pour te nettoyer un peu, c'est bon ?"

Il hocha la tête sans comprendre le sens de ses paroles, et se crispa lorsqu'il sentit des mains effleurer son torse, et ses bras, et soudain on le touchait de partout, et il ne pu s'empêcher de se dégager, de murmurer "non !" puis de plus en plus fort "NON !", recroquevillé contre le mur car où pouvait-il fuir ? Il se sentait acculé, piégé, et il se dit qu'il n'y avait que Lucas pour le protéger, qui pourrait encore le toucher comme ça, ou peut-être Corentin à la limite, car il avait confiance en lui. Corentin. Ce n'était que Corentin. Il n'allait pas lui faire du mal. 

"- Pardon, je suis désolé Corentin, tellement désolé..."

Le jeune homme s'en voulait de ne pas avoir pris plus de précautions avant de le toucher, et balaya ces excuses sans même prendre la peine de les écouter. Avec une infinie douceur, il reprit alors son déshabillage, cette fois-ci en prenant grand soin de ne plus le toucher outre mesure. Baptiste tressauta un peu lorsque les mains se glissèrent sous sa ceinture pour descendre son pantalon, mais il se reprit : ce n'est que Corentin, ce n'est que Corentin, ce n'est que Corentin. 

"- Je vais aller chercher une pince à épiler pour enlever les bouts de verre, d'accord ?"

Il finit par être débarrassé des débris du miroir, et relativement propre, mais ses yeux étaient toujours figés dans le vague lorsque son ami se redressa et lui annonça :

"- Je crois que tu as besoin de points pour ta main, on va devoir aller à l'hôpital. Je vais aller te chercher des vêtements de rechange dans ta chambre, et tu peux sortir de la baignoire, normalement il n'y a plus de risque."

Hébété, il fixa les affaires qu'il lui tendit ensuite, sans vraiment savoir quoi en faire. 

"- Baptiste ? Est-ce que tu veux que je t'aide à t'habiller ?"

Il secoua négativement la tête, comprenant enfin ce qu'on attendait de lui, et se leva en attrapant les vêtements, pressé de s'habiller car il reprenait peu à peu conscience de ce qui l'entourait et il avait désespérément honte. Était-ce vraiment lui qui avait brisé tous ces objets ? Corentin était-il si perturbé à cause de lui ? Il avait l'impression d'être revenu à la période où il venait juste d'être interné à l'institut, lorsqu'il faisait cauchemars sur cauchemars, qui se terminaient toujours en crises. Mais il s'était remis de ça, pas vrai ? Voilà pourquoi il était incapable de rester avec Lucas : sans lui il n'était rien, et il ne pouvait pas dépendre de quelqu'un à ce point. Sauf qu'il se retrouvait à détruire la nuit et la maison de Corentin, sans parler de son moral. Il s'en voulait terriblement, et une soudaine lucidité lui fit réaliser que près de deux semaines s'étaient écoulées ainsi, où il n'avait fait qu'être un poids pour son ami, sans manifester la moindre reconnaissance. Sa réflexion fut interrompue par le jeune homme, qui lui demanda s'il était prêt avec une douceur qu'il ne croyait même plus mériter.

Dans la voiture, Baptiste prit le temps de rassembler ses idées avant d'annoncer :

"- Ecoute, je suis désolé. Pour tout. Je vais racheter tout ce que j'ai cassé et je viendrais réparer, mais je vais rentrer chez moi. Merci Coco, d'avoir prit tout ce temps pour moi, j'avais pas vraiment les idées claires, ça va aller maintenant. J'aurais jamais du t'imposer ça avec ce que tu traverses en ce moment, et je-"

Le chauffeur de la voiture le coupa, un air peiné sur le visage :

"- Tu ne m'a rien imposé du tout Bapt', c'est le principe d'une amitié, pas vrai ? Je te soutiens, Arif me soutient, et tout le monde est aidé à la fin, t'as pas besoin de vouloir faire celui qui peut se débrouiller tout seul.
- Je sais, mais je me suis juste perdu je crois, je veux dire, c'est une rupture, y a pas à se mettre dans des états pareils hein ?"

Il s'était mis à rire, mais ce n'était que cynisme et amertume ; s'il avait pleuré à la place le résultat en aurait probablement été le même. 

"- Arrête. J'ai l'impression de te revoir au début de notre relation, quand t'étais pas foutu d'accepter de montrer un peu d'émotions. Personne va t'estimer moins si tu te laisse aller à être triste ou expansif parfois.
- C'est toi qui dit ça ?"

Soudainement, il avait envie d'être cinglant. Sa colère montait, et il avait envie de s'en débarrasser, bien que son esprit essayait tant bien que mal de lui rappeler qui il avait face à lui : c'est ton ami Baptiste, il essaye simplement de t'aider. Il souffla :

"- Désolé. C'est pour ça qu'il faut que je retourne chez moi, seul, pour reprendre le contrôle. 
- Je pense que c'est une mauvaise idée. T'as pas besoin d'être seul, t'as juste besoin de faire le point et savoir où tu en es, et je peux t'aider avec ça. 
- Mais tu sais pas de quoi j'ai besoin !"

Il recommençait. Quoi, le désastre de tout à l'heure ne lui avait pas suffit ? Il prit une grande inspiration.

"- Dépose moi là s'il te plait, je vais finir le trajet à pieds, c'est plus très loin et ça me fera du bien.
- Il fait nuit Baptiste, t'es blessé, je sais que tu pense pas tout ça, je vais t'emmener à l'hôpital. 
- S'il te plait..."

En soupirant, Corentin consentit à arrêter la voiture sur le côté.

"- Et comment tu vas rentrer chez toi après ?
- Je peux encore prendre le bus tu sais. Allez rentre chez toi Coco, rendors toi, je t'appelle dès que je sors si ça peut te rassurer."

Il lui lança encore quelques conseils, que le grand accompagna de hochements de tête, avant de claquer sa portière et de commencer à marcher le long de la route. Les phares de la voiture l'éclairèrent longtemps dans son dos, mais il ne se retourna pas, bien décidé à reprendre un peu d'autonomie. Il ne voulait plus se laisser balloter par la vie et ses évènements. 

⁂⁂⁂

"- N'oubliez pas votre carte vitale monsieur !"

Il sortait enfin des urgences, et comme Corentin l'avait prédit, il lui avait fallu quelque points, en soit assez rapides à appliquer, mais un jeudi soir à 3 heures il s'était retrouvé au milieu de trop de jeunes alcoolisés et présentant des blessures bien plus problématiques que la sienne pour passer rapidement.
Le voilà dehors, déambulant sous le soleil levant. Sans surprise, il pensait à Lucas. On lui avait rapporté qu'il était sensiblement dans le même état que lui, au milieu d'exhortations à retourner vers lui. "Agenouille toi et excuse toi, il lui faudra pas trois minutes pour te pardonner tes bêtises" lui avait conseillé Arif, ce à quoi il n'avait même pas répondu. Ne comprenaient-ils tous pas qu'il n'avait pas le choix ? Certes, ces deux semaines avaient été terribles, mais c'était un mal pour un bien. Comment pouvait on accepter d'être aussi dépendant de quelqu'un ? Il avait envie d'insulter cet imbécile de brun qui lui avait retourné le cerveau. Qui l'avait rendu si fragile. Comme si c'était sa faute... 

Il marcha jusqu'à chez lui, sans se soucier de toutes les coupures sous ses pieds qui devaient pourtant lui faire bien mal. A mi-chemin, il se rappela de sa promesse, et envoya un SMS à son meilleur ami pour le remercier. Le retour à la maison fut un peu distancé ; il recommençait à se dissocier de la réalité mais maintenant qu'il savait ce qu'il devait faire ça ne l'inquiétait plus vraiment. Il prit une douche, et se fit cuire des pâtes, qu'il toucha à peine. 

Quand ce fut l'heure, il partit au travail, où Julien, son employeur et ami, sourit de le voir enfin opérationnel. De l'extérieur il avait vraiment l'air d'aller mieux : il riait avec les clients, et recommençait même à inventer des recettes farfelues de cocktails qu'il faisait goûter gratuitement un peu trop souvent. Mais c'était pour mieux attraper de potentiels acheteurs ensuite par des méthodes étonnamment efficaces : "Et oui mesdames et messieurs c'est ici seulement les cocktails à la plus haute vélocité de France ! Je ne peux pas vous les faire tourner car je me suis fait croquer la main par un requin, mais en tant que barman dévoué je continuerais de vous servir même blessé à mort. Alors qui veut un cocktail explosif à seulement 8 euros 99 ; et c'est un prix réduit pour mes fidèles consommateurs ?"
Julien secoua la tête, désabusé par ce discours insensé, mais qui allait bien avec sa tête d'imbécile, qui attirait un peu trop de jeunes filles autour du comptoir. 

A la fin du service, lorsque les dernières clientes eurent abandonné l'idée d'obtenir le numéro de Baptiste et quittèrent enfin le bar, le silence se fit de manière brutale. 

"- Tu t'es enfin remis de tes histoires ?"

L'asiatique était surpris de cette question plutôt personnelle, ce qui sortait clairement des habitudes de son patron : s'ils avaient toujours été plutôt - même très - familier l'un envers l'autre, ils n'avaient, lui semblait-il, jamais eu de discussions plus sérieuses. C'est donc tout naturellement qu'il prit le parti de ne pas considérer cette question comme une vraie demande. 

"- Prêt à faire couler ton business tu veux dire ? Il est grand temps que les patrons dans ton genre reçoivent ce qu'ils méritent sale noob, je suis le seul à pouvoir gérer cet endroit comme il le mérite.
- Non mais c'est dingue regardez moi l'ego du mec quoi ! Alors que sa tête c'est que du vide, vous vous rendez compte ?
- Mais tu parle à qui même ? Est-ce que tu crois que quelqu'un voudrait écouter un vieux fou comme toi ? 
- Moi le vieux fou ? Alors que tout ce que tu propose à mes clients c'est des beaux discours ?"

En deux minutes, les voilà repartis dans leurs habituelles querelles. Lorsque Julien s'approcha du barman, gonflant le torse, les mains sur les hanches, ils eurent bien du mal à contenir leurs rictus.

"- Je fais au moins 6 têtes de plus que toi minimoys, tu vas où comme ça ?"

Ils finirent par exploser de rire, mais le propriétaire du bar trouvait qu'il y avait quelque chose d'étrange dans la manière d'agir de son employé, comme s'il récitait un discours ; ça faisait faux. Mais il n'avait pas envie de s'en mêler, alors il le remercia simplement d'être venu malgré sa blessure, et ils firent la fermeture ensemble, avant de se séparer dans la nuit.

De retour chez lui, Baptiste se dit que la soirée s'était très bien passée, et qu'il n'avait plus qu'à continuer comme ça s'il voulait se remettre. Ça n'était pas si compliqué que ça finalement, non ? Ignorer les rêves, et ils disparaitront, comme ce pincement dans son cœur chaque fois qu'ils pensait à sa petite tête brune. Ignorer les sentiments négatifs, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un seul. 

Allongé dans son lit, il visualisa chacune des choses qu'il voulait oublier. D'abord, il attrapa ses parents, et les enferma dans une toute petite boîte, juste à côté de celle qui contenait l'institut, dont il hésitait à se débarrasser depuis un bon moment déjà. Après une hésitation, il en sortit une autre pour y ranger Arif, Maxence, Mickaël, Barbara... ; ces gens appartenaient à un passé qu'il ne pouvait plus envisager. S'il s'était ouvert à eux, c'était bien à cause de Lucas, il n'avait aucune raison de garder contact. Il soupira, et rajouta Corentin : il n'arriverait pas à passer à autre chose s'il s'obstinait à lui raconter tous ses états d'âme. La scène de la nuit dernière ne devait plus avoir aucune opportunité d'arriver, et il allait mettre toutes les chances de son côté. S'il ne le voyait plus il n'y avait aucune possibilité qu'il ne lui nuise encore. Dans le dernier carton, il déposa avec douceur son ancien amoureux, et pour s'assurer que cela ne se rouvrirait pas, il plaça toutes les autres boîtes par dessus, et les poussa bien au fond de son cerveau.
Il était apaisé : tout pouvait enfin redevenir comme avant. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top