29 - Sans un bruit
"- Ne fais pas un bruit, d'accord ?"
Baptiste cligna des yeux, plusieurs fois, ébahi : était-ce vraiment Lucas qui se tenait juste devant lui ? Cela n'avait aucun, aucun sens. Ça ne pouvait pas être réel, il devait forcément rêver. Un fantôme arborait le visage de son ami et il ne savait pas quoi faire. Petit-ami ? Devrait-il le chasser, lui dire de s'en aller car ils ne devaient pas être ensemble et que la moindre visite pourrait gâcher tous ses efforts ? En même temps, il craquait déjà à la simple vue de son sourire éclatant. Le docteur allait être tellement en colère lorsqu'il lui raconterait ces sentiments, réalisa-t-il avec effroi. Il était bien trop tard de toute manière, il a vu l'étincelle dans ses yeux et cela a anéanti ses certitudes, et sa volonté de ne plus jamais se laisser aller à penser à son existence. Il croyait son cœur éteint à jamais, et voilà qu'il battait à nouveau et cela était terrifiant.
Il ne broncha pas alors lorsque le blond-presque-brun lui attrapa le poignet pour l'amener à lui. Stoïque, il le laissa l'enlacer, plonger sa tête dans son cou, inspirer tendrement en murmurant à quel point il lui avait manqué.
"- On est venu te sortir de là, c'est fini."
Toujours assis sur son lit, il l'écouta raconter que Corentin les attendait dans sa voiture, prêt à démarrer à l'instant où ils sortiraient de l'institut, qu'Arif occupait la gardienne de nuit en la draguant parce que cela fait déjà plusieurs soirs qu'il vient en repérage tous les soirs et que la voie sera libre et que tout le monde a tellement hâte de le revoir. Il n'arrivait à suivre aucune des informations qu'il lui donnait en réalité, il voyait seulement ses lèvres remuer, sans se départir de cet immense sourire qui les habitaient depuis qu'il était entré dans la pièce. Avait-il finalement réussi à s'endormir ? Était-ce un rêve ? La douleur lancinante qui lui traversait tout le corps, résultante de la séance de ce matin lui rappela que tout ceci devait être la réalité, mais il ne savait plus vraiment ce qu'on pouvait considérer comme tangible. Le monde lui donnait l'impression d'une boule de neige qu'on avait secouée à n'en plus finir, et Dieu! quelqu'un ne pourrait-il pas lui indiquer le bas et le haut ?
"- Tu comprends Bapt'? On va s'enfuir, c'est fini pour de bon."
Pourquoi parlait-il de s'enfuir ? Fuir quoi ? Étaient-ils en danger ? Il se dit que son manque de sommeil devait être responsable de ses difficultés à comprendre les mots du garçon, après tout il n'arrivait plus à fermer l'oeil depuis si longtemps... Comment pourrait-il dormir lorsque sa vie ressemblait à un cauchemar ? Il se laissa entrainer jusqu'à la porte de sa chambre et pendant que le benjamin vérifiait que la voie était libre, le brun baissa les yeux sur ses pieds nus, surpris par le contact vif du sol froid. Ça avait vraiment l'air réel.
"- Viens."
Lui intima-t-il en tendant sa main dans sa direction, et, voyant qu'il n'esquissait aucun mouvement pour la prendre, Lucas la saisit de lui même, et il se sentait inanimé lorsqu'ils traversèrent tout le complexe qu'il connaissait à présent par cœur. Il ne réagit pas à l'étreinte rapide de Corentin qui s'installa ensuite au volant de la voiture, ni à l'empressement du petit qui fini par l'attacher lui même sur la banquette arrière avant de s'installer à sa gauche. Ils semblaient vraiment paniqués, et s'exclamaient qu'Arif ne devrait pas mettre aussi longtemps, et Lucas n'arrêtait pas de le regarder et de lui poser des tas et des tas de "Ça va ?" et Baptiste ne savait même plus ce que ça voulait dire. Le dernier arriva enfin, et il le regarda avec tant de mots qu'il s'en sentit désemparé. Ils avaient arrêté de lui demander si ça allait, et se contentaient de lui poser des questions banales, de l'ensevelir de nouvelles de Maxence qui avait été promu, de Barbara et Alexandra qui avaient une relation bien étrange, et il n'écoutait même plus parce qu'il ne savait pas quoi en faire.
Ils roulèrent pendant vraiment longtemps, si bien que Lucas cessa d'essayer de discuter de quoi que ce soit passé un certain point. Corentin et Arif à l'avant semblaient débattre de la suite de leur expédition, ils évoquaient une histoire d'hôtel, de frontière, d'aire d'autoroute qu'il n'essayait pas réellement de suivre. Il regardait le paysage défiler par la fenêtre, succession interminable de terres arides, de champs, d'arbres, une bordure d'autoroute comme il en avait vues des centaines au fond. Il voyait ce décor mouvant, et il se demandait si ça lui évoquait quelque chose mais si tôt qu'un détail attirait son attention celui-ci disparaissait, et il finissait par l'oublier, inéluctablement.
Les alentours arrêtèrent de bouger, et il réalisa alors qu'ils étaient arrêtés, et que l'habitacle était silencieux et vide. Il songea qu'on avait du le prévenir de la petite pause, mais son esprit lui paraissait si lent. Tout le monde s'agitait autour de lui, et lui parlait, et ne comprennent-ils pas qu'il n'arrive pas à suivre ?
Il tourna la tête du côté de Lucas, et réalisa qu'il s'était endormi, mais même comme cela il ne paraissait pas du tout tranquille. Que se passe-t-il ? Il était encore figé sur ce visage tourmenté lorsque le jeune garçon se tourna vers lui, et mince que faisaient-ils déjà de nouveau sur la route ? Il soupira, et il ne comprit pas trop pourquoi cela fit sourire Arif. Il appuya sa tête contre la vitre, et ferma les yeux : dormir, il doit dormir.
⁂⁂⁂
"- J'ai pas envie de le réveiller, il avait l'air vraiment crevé..."
Baptiste ouvrit grand les yeux pour regarder le blond qui chuchotait à ses amis, debout devant sa portière. Comme s'il avait dormi, ne serait-ce qu'une seule seconde...
"- On t'a réveillé ?"
Il secoua la tête négativement, mais si faiblement que les garçons ne furent pas vraiment sûrs d'avoir bien vu.
"- On va passer le reste de la nuit ici, le temps que Corentin et Arif dorment un peu pour pouvoir reprendre la route ensuite. Tu te sens de me suivre jusqu'à notre chambre ?"
Lucas avait rougit en finissant sa phrase, et il n'en comprenait pas vraiment la raison : pourquoi était-il si mal à l'aise face à son petit-ami ? La réalité est qu'il n'avait pas l'impression de connaitre cet inconnu apathique, qui n'avait manifesté absolument aucun enthousiasme, aucune joie à le revoir. On l'avait prévenu pourtant, qui sait ce qu'il a vécu ces deux derniers mois dans un tel endroit... Mais le voir de ses propres yeux, devoir aider cette poupée inanimée à sortir de la voiture est au delà de tout ce qu'il avait imaginé ! Et sentir Baptiste se défaire de son contact comme s'il l'avait électrocuté lui broyait le cœur. Docile, il s'écarta tout de même, et lui montra simplement le chemin jusqu'à leur chambre d'hôtel.
"- Tu veux utiliser la salle de bain ?"
L'asiatique le dévisagea, et lorsque les mots parvinrent à son cerveau il réalisa qu'il aurait bien besoin d'uriner, s'il pouvait s'épargner l'humiliation d'avoir à être rappelé d'aller aux toilettes...
Quelque dizaines de minutes plus tard, Lucas sortit de la douche, et il se demanda ce qu'il devait faire. De toute évidence, le brun n'était pas prêt à dormir avec lui, mais pouvait-il pour autant le laisser seul ? Bordel, personne ne lui avait jamais appris comment traiter une personne en état de choc, surtout pas lorsque cette personne est votre petit-ami que vous n'avez pas vu depuis des mois... L'adrénaline de leur plan complétement fou d'évasion maintenant retombée, il ne lui restait plus que cette angoisse sourde de ne pas savoir de quoi serait fait l'avenir.
Allongé sur le lit qu'il n'avait même pas pris la peine de défaire, Baptiste semblait s'être réellement endormi, et le blond s'autorisa quelque secondes pour détailler son étrange tenue. De toute évidence, il n'avait pas pris la peine de se mettre en pyjama, et arborait un uniforme terne, comme pour oublier qu'il avait séjourné dans un simple institut catholique et pas dans un réel établissement psychiatrique. Tout était fait pour rassurer les visiteurs, songea-t-il, dans ce bâtiment sordide rien ne laissait transparaître la nature des remèdes apportés aux patients. On cherchait juste à aveugler les parents inquiets en leur agitant des sourires compatissants et de la belle décoration immaculée, et ils finissaient par s'en aller, et confier leurs enfants à L'institut catholique de Sainte-Anne pour la protection et la défense de la jeunesse. Mais qu'est ce qu'il s'était imaginé exactement ? Un hôpital désaffecté où les médecins enlèvent des petits enfants et où les patients hurlent toute la nuit ? Ça avait l'air normal, et c'était encore pire. Parce que cette situation n'avait rien de normal, et ces médecins n'en sont pas, et ces soins ne guérissent personne.
"- Qu'est ce qu'ils t'ont fait...?"
Une question, à peine audible, qui avait franchie ses lèvres alors qu'il se retenait de caresser son visage : cela risquerait bien trop de le réveiller, et il commençait à se dire qu'il n'avait pas du avoir beaucoup de sommeil ces derniers temps. Il réalisa seulement que le brun ne portait ni chaussures ni chaussettes, et il se maudit d'être si stupide au point de ne pas avoir pensé à ça et de l'avoir fait se balader partout alors qu'il fait si froid. S'il est malade demain, ce sera entièrement de ma faute, il se réprimanda, avant de se dire qu'ils allaient avoir des problèmes bien plus importants. On verra demain.
Sans un bruit, il s'installa le plus confortablement possible sur le siège abandonné au pied du lit, et il finit par fermer les yeux à son tour.
⁂⁂⁂
"- Oui, il va bien physiquement j'ai l'impression, mais il est très fatigué, j'essaye de lui laisser du temps. Je sais. T'inquiète pas papa, le plus dur est passé, je vais prendre soin de lui, et Corentin et Arif ont promis qu'on pouvait rester autant qu'on voulait, je ne suis pas tout seul. Oui. Promis. Je t'embrasse."
Voilà huit jours qu'ils étaient rentrés de Belgique, et les appels de son père se faisant de plus en plus insistant, Lucas avait bien été obligé de lui répondre, même s'il n'en avait pas du tout la force. Car il n'était pas le seul à l'harceler; tous leurs amis ayant participé de près ou de loin à sa recherche et à son évasion réclamaient leur lot de nouvelles, que le jeune homme était incapable de délivrer : les seuls moments où Baptiste prouvait qu'ils n'étaient pas devenu sourd étaient ceux où il se mettait à paniquer si on lui parlait de l'emmener à l'hôpital. Le reste du temps il se comportait comme un zombie, à fixer la télévision qu'Arif s'obstinait à continuer d'allumer alors qu'il était à peu près certain que le brun ne verrait pas la différence si on le plongeait dans le noir. Déconnecté, il mangeait néanmoins suffisamment pour que cela n'affole pas davantage son copain, et on le voyait même parfois disparaitre dans la salle de bain. Oui, physiquement, il s'en sortait.
Bon, on pourrait déplorer son manque de sommeil - une fois sur deux lorsque Lucas pénétrait sa chambre au milieu de la nuit il était assis sur le bord du lit à fixer le vide -, mais ses cernes étaient déjà moins effrayants qu'à son arrivée. Moralement... Ça va aller. C'est ce que Lucas s'obstinait à répondre à tout le monde, car il ne pouvait pas envisager autre chose, ça devenait bien, bien trop dur. Ils avaient peur de le laisser seul alors Corentin et lui alternaient leur moment de présence, ne pouvant se permettre de rater davantage d'heures de travail pour le premier, et de formation pour le deuxième.
Ce serait de mentir que de dire que Lucas parvenait à se concentrer sur la fin de son semestre, et sur son stage qui aurait pourtant du être un réel rêve. Il touchait du bout des doigts sa future carrière tant attendue, et rien n'avait de saveur parce que Baptiste était en état de choc émotionnel, diagnostiqué par internet. Du temps. Il faut lui laisser du temps. Oui, mais combien ? Qu'est-ce qui pourrait leur garantir que la situation s'améliorait ? Tout lui donnait une impression d'être suspendu dans le temps, figé à tout jamais, dans un silence opaque, si dense et bruyant qu'il avait l'impression de s'y noyer. Il donnerait n'importe quoi pour retrouver l'effervescence d'être en vie, à mille lieues de cette ambiance mortuaire, qui lui faisait douter de la réalité des choses et de la présence même de son petit copain dans la même maison que lui. Car, depuis qu'ils s'étaient enfuis de l'institut, Baptiste n'avait pas prononcé un seul mot.
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