15 - À l'ombre des cerisiers en fleurs
"- Corentin, ça va ?"
L'interpellé tourna la tête vers Arif qui le dévisageait depuis, semble-t-il, un bon moment et répondit :
"- Oui, oui, ne t'en fais pas, j'étais juste perdu dans mes pensées.
- Tu veux qu'on rentre ?
- Ouais, je crois que j'ai bien assez bossé pour la matinée. Ça t'embête pas ?
- Non bien sûr. Tu es sûr que ça va ?"
Il hocha la tête en se levant doucement pour ranger ses affaires éparpillées sur le bureau. Ils étaient installés dans les locaux de Vitality, le club d'e-sport donc faisait partie Corentin. Arif ne travaillait pas officiellement avec le "french monster" comme son ami était surnommé par internet, mais ils étaient simplement heureux de saisir ces occasions pour passer du temps ensemble, s'asseoir l'un à côté de l'autre en silence. Ça les rassurait. Leur amitié était ainsi, simple, sans besoin de mots. C'est pourquoi Arif posa sa main sur celle de son benjamin : il savait bien que quelque chose clochait mais il ne le forcerait pas à lui en parler, cela viendra quand il sera prêt.
Ils mangèrent un sandwich, assis sur un banc d'un parc situé à proximité du bâtiment, sans parler bien que cela démangeait un peu notre jeune curieux, qui s'inquiétait de l'air tragique de son ami. On aurait dit que Corentin se retenait de pleurer, et Corentin ne pleurait jamais. Il ne voulait pas le mettre mal à l'aise, alors une nouvelle fois, il posa simplement sa main sur cuisse, et fit des petits ronds avec son pouce jusqu'à ce que son ami arrête de tressauter. Si c'était la seule chose qu'il pouvait faire; il le ferait.
Ne me demandez pas pourquoi
Quand vient l'hiver et le grand froid
On voudrait tous mourir
Ils restèrent ainsi le temps d'une heure, ou peut-être plus, qui pourrait vraiment attester qu'ils étaient là parmi les dizaines de personnes qui étaient passées devant eux ce jour là? Ils étaient comme invisibles, deux garçons absents, partis pour un autre monde pour ne plus supporter le poids de celui-ci. La plus grande force d'Arif était aussi sa faiblesse : son empathie. Sans même le vouloir, il s'imprégnait des émotions des autres jusqu'à les faire sienne, et c'est ce qui était arrivé ce jour là : il ne savait même pas ce qui mettait son ami dans cet état mais il ressentait la tristesse et la détresse qui lui dévoraient le cœur dans sa propre chair. Et puis, alors que le petit pensait qu'il allait lui proposer de rentrer, Corentin lâcha :
"- Ma sœur est morte."
Le silence qui suivit cette déclaration le fit douter : avait-t-il rêvé cette déclaration insensée? Corentin avait eu une sœur ? Mais il reprit :
"- Pas aujourd'hui, je veux dire, y a quatre ans. Elle avait six ans quand elle est tombée dans la piscine. Un accident débile."
Il secoua la tête pour chasser les images qui revenaient soudainement dans sa tête, et prit une inspiration avant de continuer; pour être sûr que sa voix ne se briserait pas en parlant.
"- Elle voulait juste ramasser son ballon, mais elle est tombée contre le rebord et ça l'a assommée. Moi je lui avais promis que je sortirais jouer avec elle en lui disant d'aller m'attendre dehors, mais je voulais juste m'en débarrasser. Parce que j'étais un imbécile persuadé que j'avais mieux à faire que de m'occuper de ma petite sœur. Je me rappelle même pas de ce que je faisais ce jour là, je devais parler à ma copine de l'époque, ou jouer à un jeu vidéo. Par contre je revois encore parfaitement quand je suis sorti la chercher pour manger, et le frisson que j'ai ressenti quand j'ai vu la porte du grillage de la piscine ouverte. On a jamais su qui a oublié de fermer ce jour là, peut-être que c'était moi ? Je savais déjà que c'était trop tard quand j'ai sauté dans l'eau, qu'elle était partie."
Sa gorge s'était nouée malgré lui, alors qu'il forçait pour pouvoir finir son récit, le regard figé droit devant lui. Il voudrait chasser les fantômes de ces souvenirs qui le hantaient, et il avait donc besoin de raconter cette histoire, pour la première et dernière fois.
"- J'ai appelé ma mère, et puis après mon beau père essayait de me convaincre de la lâcher, de la poser par terre pour qu'on puisse l'aider. Mais je savais déjà que c'était trop tard, alors je l'ai juste serrée dans mes bras et je les ai laissé appelé les pompiers. Je les ai laissé l'emmener sans rien dire, et je n'ai plus rien dis pendant des mois. Et puis je t'ai rencontré, par hasard, pendant le tournoi Call of Duty, tu te rappelles ? J'avais été invité parce que je faisais pas mal de bruit, et que je jouais bien, mais tout le monde trouvait trop bizarre ce streamer qui parlait jamais. Toi tu t'en fichais, t'es venu jouer avec moi quand même, quitte à parler pour deux. Soudain j'avais de nouveau envie de dire quelque chose, comme si la vie valait de nouveau la peine. Mais j'ai jamais parlé de tout ça, j'y arrivais pas. Aujourd'hui elle aurait eu dix ans. Ma toute petite sœur..."
Normalement, Corentin ne parlait pas, il écoutait, mais il se sentait libre d'avoir enfin dit tout ça, et il osa enfin regarder Arif dans les yeux, malgré sa gêne d'avoir avoué qu'il est celui qui lui a permis de revivre. À son grand soulagement, ce dernier ne semblait pas vouloir faire de réflexion là dessus, alors il poursuivit :
"- Y avait un grand cerisier chez moi, que j'avais planté avec mes parents quand j'avais une dizaine d'année aussi. Ça l'énervait que j'ai mon propre arbre, alors je lui avais promis qu'on en planterait un ensemble. Ça aurait du être aujourd'hui."
Une idée vint tout de suite à l'esprit de son aîné, mais il ne savait pas vraiment si c'était une bonne idée. Est-ce qu'il n'allait pas trouver cela déplacé ? Tant pis, il voulait essayer :
"- Est ce que tu veux qu'on aille le planter ensemble?"
Corentin hocha la tête avec un petit sourire qui lui remit du baume au cœur, alors Arif se releva et se posta en face de lui, redevenu la petite boule d'enthousiasme qu'il souhaitait être :
"- Tu sais où ça s'achète les cerisiers?
- Gamm vert fera l'affaire, répondit-il avec un air taquin, probablement un peu forcé mais il avait besoin de se trouver une constance après s'être montré ainsi.
- Parfait, y en a un près de chez tes parents?
- Mais ils habitent loin tu sais, on en a pour l'aprèm.
- Je vais pas te laisser y aller tout seul."
Et ils partirent ainsi pour leur drôle d'expédition improvisée, sans même prévenir qui que ce soit de leur départ; ils voulaient juste s'enfuir ensemble. Ils ne parlèrent pas beaucoup, bercés par la musique que choisissait Arif.
Comme si c'était la première fois
Que la nuit tombait dans nos bras
On voudrait tous partir
Lorsqu'ils arrivèrent chez la mère du benjamin, le soleil commençait déjà à se coucher au loin. Ils sortirent de la voiture de Corentin ensemble, mais ce dernier fut le seul à pénétrer la maison; Arif ne voulait pas s'immiscer plus que cela dans leur intimité. Lorsqu'il lui fit signe quelque minutes plus tard, il le rejoignit dans le jardin, leur pot fraichement acheté dans les bras.
La session jardinage fut quelque peu chaotique, et ils n'étaient pas vraiment sûrs d'avoir donné les meilleures chances de pousser à cet arbre, mais Corentin avait affirmé que son beau père le replanterait correctement ensuite, alors ils ne s'inquiétaient pas trop. Il faisait maintenant presque nuit, et ils contemplaient dans le silence les arbres qui leur faisaient face; deux arbres lourds de symbolique. Un grand, et un tout petit, mais qui continuera à grandir comme aurait du le faire la petite Louise.
Retrouver, le soleil
Qui nous manque
Qui va brûler toutes nos peines
Le soleil qui nous hante
Oh reviens soleil, soleil
Alors Arif glissa sa main dans celle de Corentin, pour lui montrer : "je suis là" ; pour lui souffler "tu peux respirer maintenant, tu n'es plus tout seul". D'une brève pression, il insista : "tout va bien Corentin, je ne partirai pas". Et une larme coula enfin sur la joue du garçon, puis une autre. Et y succéda une pluie irrégulière, qui arrosait les fleurs tombées de l'arbre, pour laisser place à un espoir nouveau : celui d'une renaissance, du printemps, après l'éternel hiver. Demain, le soleil réchauffera peut-être leurs cœurs apeurés.
Souvenez vous la prochaine fois
Que vient la neige et le fracas
On ne va pas tous mourir
Entre les braises on marchera
Et la nuit noire nous embrassera
On pourra tous partir
On pourra tous partir
Pomme, Soleil Soleil
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top