Chapitre 26

  25 février 2018       

Je déteste les dimanches. Particulièrement les dimanches d'hiver. Je ne suis pas la seule d'ailleurs. Certains leur reprocheront leur froideur et grisaille. Pas moi. J'ai été bien habituée à ça. Je les déteste surtout pour la solitude qui s'y installe à chaque fois, inévitablement. Chaque dimanche, je le passe sous ma couette. À ne rien faire de ma journée. Même les devoirs et les cours sont alors mis de côté. Parfois, je prends mon carnet à dessin et je noircis les pages. D'autres fois, j'écoute de la musique, dans le noir, roulée en boule dans mon lit. Je regarde des films niais à mourir. Je cuisine avec ma mère, si elle n'est pas de garde. Des gâteaux qu'on mangera à deux. De temps à temps, j'appelle Sarah. Et mes interactions sociales se limitent à ça. Pas plus. 

        Ce dimanche ne déroge pas aux règles. Un plaid étalé sur les genoux, un pot de glace à la vanille à proximité, un crayon qui tourne entre mes mains, toutes les conditions sont réunies pour faire de ce jour un jour comme les autres. 

         Je penche la tête sur mon carnet. Les arabesques se croisent et se décroisent, formant une cage. Une cage, avec des fioritures, beaucoup même, mais surtout, une cage vide. Si la végétation et les ornements sont présents en abondance tout autour de la prison, rien ne s'aventure dedans. Pas une branche égarée, ou un coup de crayon dévié. C'est comme si cette zone tuait tout. 

         Le bruit d'un message qui arrive sur mon téléphone me fait tourner la tête. L'écran est allumé et je saisis rapidement l'objet, avant de regarder le nom de l'expéditeur. Charlotte. Mon cœur s'emballe.

         "Je m'ennuie". Ça tombe bien, moi aussi. Mais ça, je me garde bien de lui dire. Je repose mon téléphone sans répondre et me penche à nouveau sur mon croquis. J'y dépose quelques traits, quelques arabesques par-ci par-là. Que des finitions inutiles. Je ne tiens plus. J'attrape une nouvelle fois mon mobile avec empressement. Mes doigts se mouvent automatiquement sur l'écran et le déverrouillent, se précipitant sur la conversation avec Charlotte. Là, ils s'arrêtent. Que dire ? Le bout de mes mains flotte au-dessus du clavier. Quelques secondes plus tard, des lettres se forment enfin. "Moi aussi".  Puis elles s'effacent au bout d'un instant. Non. J'ai mieux. "Tu veux qu'on se voie ?" mon pouce reste une nouvelle fois en suspension. Et si c'était trop ? J'hésite à nouveau quelques secondes, puis appuie sur la touche envoyer. Il n'y a pas de retour en arrière. 

         Mon cœur bat à une vitesse inimaginable et je reste quelques minutes, mon téléphone redevenu noir en main, à attendre une réponse. J'attends, un peu plus impatiente à chaque instant qui passe. Une boule se niche, encore et toujours, au creux de mon ventre, et quand mon téléphone finit par vibrer, je m'en saisis si vite que je manque de tomber de ma chaise. 

        "Tu dois avoir des trucs à faire". Je jette un coup d'œil à mon dessin. Il est terminé. 

        "Rien d'important". Une deuxième fois, je reste les yeux fixés sur mon mobile, en attente de sa réponse.  Une deuxième fois, mes mains deviennent moites. Une deuxième fois, j'essaie de calmer les battements effrénés dans ma poitrine. Et une deuxième fois, je me hâte de regarder les quelques lignes qui se dessinent sur mon écran. 

Une demi-heure plus tard, je suis en bas d'une série d'escaliers, toute grelottante, et regrettant franchement de ne pas avoir pris de gants. Une brise tiède caresse cependant mon visage, contrastant parfaitement avec la froideur de l'air ambiant. Quand je débouche enfin sur la plage de Cap d'Ail, une silhouette me tourne le dos. Les mains fourrées dans sa veste beige hors de prix, ses cheveux détachés volant librement au vent, Charlotte ne m'a pas entendue arriver. Le bruit étouffé des mes pieds s'enfonçant dans le sable la fait finalement se retourner. 

  — J'ai failli attendre, sourit-elle. 

        Je lui rends son sourire et avance vers elle. 

 — Seulement failli. 

         Elle s'élève sur la pointe des pieds pour me faire la bise, et je respire l'odeur de ses cheveux quelques instants. 

  — T'avais vraiment rien à faire ? me demande-t-elle quelques minutes plus tard. 

         Je lâche le sable que j'avais dans mes mains à la manière d'un sablier avant de répondre :  

  — Nan, vraiment rien. 

          Elle hoche la tête et retourne son visage vers les vagues. Mes mains continuent de fourrager dans le sable, que je laisse couler tout doucement, alors que Charlotte reprend la parole : 

  —  Je m'ennuie souvent quand je suis chez moi. Mes parents, ils ont toujours été absents. Ils ont l'exploitation à gérer, ils partent d'un bout à l'autre de la France pour trouver un nouveau design pour l'étiquetage, faire des pubs pour les vendanges, proposer des dégustations, même. Avant, ça allait, ils étaient pas là, mais au moins, j'avais mon frère et ma sœur. On passait tellement de temps ensemble, tu sais. On faisait tout, ensemble. Tous les trois. On a jamais vraiment eu besoin des parents, au fond. Et puis ils sont partis à leur tour. Guillaume, les deux premières années, on l'a presque pas vu. La prépa lui prenait trop de temps, il disait. Quand il revenait, c'était pour un week-end, maximum. Maintenant, il a plus de temps, mais il vient pas plus. Pourquoi il viendrait, hein ? 

        Elle ricane ironiquement, avant de reprendre : 

  — Il y a plus que moi, puisque Camille est partie aussi. Puis, comme si ça suffisait pas que Guillaume parte à Paris, elle, il a fallu qu'elle parte aux Etats-Unis. Du coup, elle, elle rentre vraiment que deux fois par an, et donc je me retrouve toute seule presque tout le temps. 

Quand elle tourne la tête, la tristesse déjà présente dans sa voix se reflète dans ses yeux, et je ne peux m'empêcher de la prendre dans mes bras. 

  — Je comprends, je comprends tellement, lui murmuré-je au creux de l'oreille. 

Je la sens se serrer contre moi, avant qu'elle ne me réponde :

  — Je sais. 

Soudain, elle se redresse et me regarde de bas en haut, un air de défi dans les yeux.  

  — On trempe les pieds ? 

Je la dévisage à mon tour, incrédule. 

—Maintenant ? 

Elle hoche la tête, puis attrape son sac, pour en sortir une serviette de bain. 

  — J'ai tout prévu ! 

        Un rire m'échappe, et Charlotte sourit davantage, fière d'elle. 

        Sans un mot, je délace mes chaussures, et bientôt, nous sommes debout devant la mer, les pieds nus et redoutant le moment où l'eau viendra finalement s'échouer sur nos orteils, déjà maltraités par l'air ambiant. Je me tourne vers Charlotte. La provocation semble être de mise.

—  Tu fais moins la maline, là. 

         Comme seule réponse, elle hausse les sourcils, et avance jusqu'à ce qu'une vague vienne lui lécher les chevilles. Elle s'arrête et ouvre la bouche, les yeux écarquillés. Avant que je ne puisse comprendre ce qui se passe, elle est déjà de retour à mes côtés, légèrement essoufflée : 

  — C'est gelé. 

         Je n'y tiens plus, j'éclate de rire. Elle me regarde avec de grands yeux, à mi-chemin entre le rire et l'indignation, et rigole doucement à son tour. 

  — A ton tour, maintenant !  

         Je la regarde avant de secouer la tête. 

  — J'y vais pas. 

 — Quoi ? 

         Indignée. Elle semble indignée. 

 — Bien sûr que tu vas y aller ! 

  — J'y vais pas, répété-je.  

  — Juliette Lecocq, tu vas me faire le plaisir d'aller tremper tes pieds dans l'eau. Si ce n'est pas plus que les pieds, rajoute-t-elle après un moment.  

  — Tu rêves ! 

          Je secoue la tête, avant de me retourner en lui souriant. Elle s'approche de moi, se met sur la pointe des pieds pour que son visage soit à hauteur du mien, et chuchote, si près que je peux sentir son souffle sur mes lèvres :

  —  Va mettre tes pieds dans l'eau. 

Je secoue encore une fois la tête, lui faisant signe que non. Non, je ne vais pas céder.

         Son souffle s'échoue toujours sur ma peau, et je sens une vague de frissons m'envahir quand je m'en rends finalement compte. Instinctivement, mon regard se dirige vers sa bouche, avant de remonter vers ses yeux. Et ça me frappe : j'ai envie de l'embrasser. J'en ai envie, presque plus que tout. De sentir ses lèvres sur les miennes, sa main sur ma taille, son souffle sur ma joue. Et je sais que si j'hésite, jamais je ne le ferai. Alors, sans plus réfléchir, sans plus de cérémonie, j'attrape son visage et pose ma bouche sur la sienne. 

publié le 18.11

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