Chapitre 29
Loin de se douter que le destin de son fils s'est joué dans des conditions particulièrement troublantes, Henri Laville, comme tous les soirs de la semaine, hésite entre sa machine à écrire et la bouteille de scotch qui l'attend sagement dans le bar de son appartement parisien. Invariablement, depuis maintenant des années, c'est le Macallan qui l'emporte. Haut la main. Il est conscient que ce dilemme a pris une importance prépondérante dans sa vie mais l'équation à résoudre pour en sortir est complexe. Contrairement au père quelque peu idéalisé que s'est fabriqué Enzo durant son coma, le véritable a toujours titillé la bouteille. Il avait contracté cette mauvaise habitude dans sa jeunesse alors qu'il s'était retrouvé embringué dans la guerre d'Algérie. Depuis, elle ne l'a plus quitté, lui laissant plus ou moins de latitude en fonction des périodes de sa vie. Au fil des années, il en a connu de bonnes et de moins bonnes ne se différenciant en rien du commun des mortels. Longtemps l'ivresse s'est limitée au rôle de maîtresse réconfortante dans les moments délicats. Cependant, deux événements inattendus ont bouleversé la vie d'Henri Laville avec tant de violence que la gentille confidente s'est transformée en effroyable esclavagiste. Le premier d'entre eux a été le décès de sa femme, Aline, la mère d'Enzo, alors qu'elle était enceinte de leur deuxième enfant. Henri ne s'en est jamais remis et sa consommation a pris, suite à ce drame, une proportion déraisonnable. C'était il y a trente-cinq ans. Cela ne l'a pas empêché de poursuivre sa carrière de professeur de lettres et d'entretenir le rêve de devenir écrivain. Plusieurs de ses essais et nouvelles, laborieusement écrits après ses journées de travail à la fac, ont été publiés dans des revues littéraires. Cela n'a pas manqué d'attirer l'attention de quelques maisons d'édition et c'est celle, prestigieuse, dirigée par Michel Lerey qui lui a finalement ouvert ses portes pour la publication d'un premier roman. Celui-ci ayant connu un succès encourageant, Henri a fini par abandonner le professorat pour se consacrer à ses écrits. De plus en plus dépendant à la boisson et aux mots, il s'est isolé du monde, a confié Enzo alors âgé d'une dizaine d'années à une gouvernante et s'est enfermé dans une quête de perfection poussée à l'extrême qui lui a fait accoucher d'un chef-d'oeuvre. Apaisé pour un temps, Henri s'est peu à peu reconnecté à la réalité après deux ans d'abandon total à son art. Enzo a retrouvé un père mais aussi, et ce fut un coup de théâtre pour les connaissances d'Henri, un petit frère.
Fabrice a été adopté par Henri Laville en 1985. Alors âgé de huit ans, le jeune garçon a rapidement trouvé sa place, faisant la fierté de son père et la joie de son grand frère. La vie aurait pu suivre un cours paisible avant qu'un second tsunami ne vienne chambouler l'existence de toute la famille. Contre toute attente, Lerey a appelé Henri un matin pour lui annoncer que son livre était pressenti pour le Goncourt. Ce genre de rumeur, quand elle émane d'un homme de l'importance de Lerey, fait souvent office d'affirmation. Effectivement, deux semaines plus tard, la gloire s'abattait sur Henri Laville sans prévenir. La consécration suprême lui était décernée à l'immense majorité. Le succès du livre fut prodigieux. Henri devint riche, célèbre, et considéré comme l'un des meilleurs écrivains de sa génération. Malheureusement, passé le temps des éloges et de l'euphorie il a fallu se remettre au travail et c'est là que tout s'est effondré. Henri s'est trouvé incapable d'écrire le moindre mot. Persuadé d'avoir écrit son oeuvre ultime, il jugeait toute tentative en dessous de ce qu'il avait fait précédemment. La peur de mal faire, une exigence démesurée, un orgueil mal placé, avaient eu raison de son aptitude à écrire. La boisson s'est alors révélée la plus pernicieuse des alliées. Elle a détruit Henri et exacerbé son obsession stérile pour les mots. Ont suivies des heures perdues devant une machine à écrire devenue ennemie, des dépressions à répétition. Trois ans après la parution du Goncourt et ne voyant toujours rien venir de la part de son auteur vedette, Lerey a dû trouver une solution. Beaucoup d'argent était en jeu, alors il a présenté à Henri celui qui allait devenir son nègre : Malcolm Fawley.
Depuis, chaque roman paru sous le nom d'Henri Laville est en réalité le fruit du travail de Malcolm. Au fil du temps les deux hommes sont devenus amis, Henri lui trouvant beaucoup de talent, mais aucun livre n'a connu le succès escompté. Simplement des succès d'estime, permettant à Henri de vivre confortablement, mais rien de plus. Cela fait maintenant vingt-trois ans que le stratagème fonctionne et que les deux hommes fêtent ensemble autour d'un Haut Médoc l'anniversaire de ce soir de novembre 1986 où Henri Laville est entré dans la postérité.
Aujourd'hui c'est un homme de soixante-dix ans qui vit seul, avec ses regrets imbibés d'alcool, abandonné de tous. Son visage est émacié, son corps fatigué par les excès et ses yeux n'expriment rien d'autre que de l'amertume. Malcolm a cessé de travailler pour lui depuis un an pour prendre une retraite bien méritée en Ecosse, son pays natal. De ces années passées un seul ami lui est resté fidèle : Elie Seyan, aujourd'hui chef du service pédiatrie de l'hôpital Necker. C'est à lui qu'il a fait appel en toute confiance lorsque son fils s'est montré suffisamment irresponsable pour laisser Michael se déshydrater dans la véranda de son pavillon de banlieue. Il savait que son vieil ami, s'il ne pouvait sauver Michael, arrangerait la vérité pour éviter à Enzo de fâcheux ennuis. Heureusement tout s'était bien terminé et Michael avait été confié à sa grand-mère maternelle une fois sorti d'affaire. Car depuis, les préoccupations des uns et des autres s'étaient tragiquement reportées sur Enzo et Léa. Leur terrible accident avait sans aucun doute été la conséquence indirecte de la mésaventure qui était arrivée à leur fils. La panique, le film des événements qui l'avaient conduit aux urgences qu'on se repasse en boucle dans la tête, l'alcool aussi, dans le cas d'Enzo, et ce fut la sortie de route fatale. Henri ne parvient toujours pas à réaliser que le destin ait pu s'acharner à ce point sur sa famille.
Tout avait commencé trois jours en arrière lorsqu'il avait reçu un coup de fil affolé d'Enzo. Dans un fatras invraisemblable de mots s'entrechoquant les uns les autres, il lui avait fait comprendre qu'il était arrivé un accident, que Michael était inconscient, qu'il ne savait pas quoi faire, qu'il avait besoin d'aide. En réalité, tout s'était déroulé comme Enzo l'avait vécu durant son coma à ceci près que les faits avaient eu lieu chez lui et que c'était Henri qui avait transporté Michael à l'hôpital.
Enzo, créatif de pub en freelance depuis quelque temps, avait oublié son fils dans la véranda exposée au soleil d'une journée d'été particulièrement caniculaire. Lorsqu'il avait levé les yeux de son ordinateur, éreinté après avoir cravaché pour finir un travail qui avait pris beaucoup de retard, il s'est immédiatement revu donnant le biberon à Michaël sous la véranda après sa pause déjeuner et se remettre au travail en se disant qu'il viendrait le rechercher pour la sieste, une demi-heure plus tard. Depuis, cinq heures s'étaient écoulées. Après l'appel désespéré de son fils, Henri était donc venu précipitamment dans l'idée de confier l'enfant à Elie pour les raisons que l'on connaît. Il avait demandé à Enzo de ne pas bouger de son domicile tant qu'il n'aurait pas retrouvé son calme. Voilà comment ce dernier s'était retrouvé à tuer le temps une heure durant à coup de pastis bien serrés.
« S'il arrive quelque chose à Michaël, je ne pourrai plus jamais regarder Léa dans les yeux. » n'avait-il eu de cesse de se répéter. Lorsque Léa était finalement rentrée de son travail, il n'avait pu lui cacher la gravité de la situation. Sous les recommandations d'Henri il n'avait cependant pas précisé qu'il en était le principal fautif. Léa, morte d'inquiétude avait exigé qu'ils se rendent à l'hôpital. Enzo, encore sous le choc, avait pris le volant malgré son état d'ébriété avancé et leur route s'était brusquement arrêtée sur la voie rapide qui les menait de leur pavillon de banlieue à l'hôpital. Juste avant de perdre le contrôle de son véhicule, Enzo était en ligne avec Elie, qui lui annonçait que Michaël était hors de danger...
Lorsque la sonnerie du téléphone le détourne du verre qu'il vient de remplir, Henri fait un bond. Il redoute que la mauvaise nouvelle qu'il s'est conditionné à recevoir ne lui tombe dessus brutalement.
─ Bonsoir Henri, je ne te dérange pas ?
Son soulagement est immense lorsqu'il reconnaît la voix de son vieil ami, Elie Seyan.
─ Tu as vu l'heure qu'il est ? J'ai cru que c'était l'hôpital !
─ Excuse-moi de t'avoir fait peur.
─ Que me vaut cet appel si tardif ?
─ Ecoute, je sais que tu vas m'envoyer sur les roses mais tu devrais quand même faire l'effort d'aller voir ton fils à la Salpêtrière. J'espère vraiment qu'il va s'en sortir mais il est dans un état grave. J'ai discuté longuement avec le médecin qui s'occupe de lui, il n'est pas très optimiste.
─ Trop de monde pour moi. Ça fait trois jours que la smala des éplorés défile dans la chambre. Je ne supporte pas.
─ Henri... Fais un effort.
─ N'insiste pas. Et qui te dit qu'il ne va pas s'en tirer ? Avec lui on n'est pas à l'abri d'une surprise. Il est imprévisible ce gamin. C'est bien ce qui m'a toujours emmerdé chez lui.
Elie lève les yeux au ciel, consterné par ces propos.
─ Tout n'est pas sous contrôle, il faut que tu l'admettes Henri. Je connais Enzo depuis qu'il est tout gosse et je pense que son côté fantasque a été un moyen pour lui d'échapper à tes exigences élitistes.
─ Quand on voit où cela l'a mené.
─ Tu es trop dur. Ça n'a pas été facile pour lui quand tu as adopté Fabrice et qu'à l'adolescence tu as remisé tous tes espoirs sur lui. Enzo s'est senti mis de côté et a laissé s'exprimer sa personnalité parce que tu ne t'intéressais plus à lui. Sa réaction a été tout à fait logique.
─ Fabrice est plus brillant qu'Enzo, il a un grand avenir devant lui. Il ne m'a jamais déçu.
─ Evidemment ! Il a toujours suivi à la lettre le parcours que tu lui as tracé. Enzo, lui, a pris des risques. Je te rappelle que toi aussi tu as connu les écueils de la vie d'artiste. Tu sais très bien qu'Enzo t'a toujours admiré et qu'au fond c'est lui qui te ressemble le plus.
─ La grande différence c'est qu'Enzo, avec la pub, a choisi l'expression artistique la plus factice, la plus méprisable. On ne s'est jamais compris.
─ Tu aurais voulu qu'il soit écrivain comme toi ? Crois-tu qu'il soit resté insensible aux effets néfastes qu'a eu la littérature sur ta vie. Ton obsession des mots a de quoi effrayer un enfant non ? Il a pris de plein fouet tout ce que ton métier a apporté de sombre dans ton existence. On peut comprendre qu'il ait choisi un autre destin.
─ Je l'ai laissé faire, non ?
─ Oui, mais en le mettant sur la touche. Il n'y avait que Fabrice qui comptait, tu as même été jusqu'à essayer de pousser Léa dans ses bras estimant qu'Enzo ne la méritait pas. Tu te rends compte !
─ Alors c'est pour me faire ces reproches que tu m'appelles à cette heure ?
─ Oui. Je voulais que tu saches à quel point je pense que tout cela est un immense gâchis. Toi, l'amoureux des mots, tu n'as jamais trouvé les bons pour ton fils. Même s'il ne t'entend pas sur son lit d'hôpital, il est peut-être temps de lui dire que tu l'aimes.
Henri laisse passer un long silence. Le plaidoyer d'Elie a soulevé toutes les incompréhensions, les remords, les non-dits qui ont jalonnés sa vie de père. Il encaisse le choc, un peu groggy.
─ Il y a longtemps que les mots me manquent tu sais bien, finit-il par déplorer.
─ Les mots d'un père pour son fils ne sont pas ceux d'un roman, Henri...
Nouveau silence.
─ Oui...Tu as sans doute raison.
─ Tu sais, lorsque la voiture a quitté la route, j'étais en ligne avec ton fils. J'ai entendu le choc, la tôle déchirée, les éclats de verre... Je me sens coupable quelque part.
─ C'est ridicule Elie. Enzo avait bu, il était éprouvé par les heures d'angoisse qu'il venait de passer, ce n'est pas ton appel qui a distrait son attention, crois-moi.
─ Je te remercie de penser cela.
─ Allons, c'est moi qui te remercie d'avoir sauver la vie à Michael. Et aussi pour ce que tu aurais fait pour Enzo si cela avait mal tourné.
─ Rien de plus normal. C'était un accident. N'en parlons plus.
─ Au fait, tu as toujours le numéro de cet addictologue dont tu m'avais parlé ?
Elie n'en croit pas ses oreilles. Il s'étonne :
─ Non ! C'est une blague ?
─ Pas du tout. Je crois qu'il est temps pour moi de reprendre ma vie en main. Et puis, quand je n'aurai plus que ma machine à écrire pour me tenir compagnie le soir, je serai bien obligé de l'honorer.
─ Je t'envoie ses coordonnées par mail. Je suis heureux que tu te décides enfin Henri. L'alcool aurait fini par avoir raison de toi. C'est un très bon spécialiste et je suis...
Henri interrompt brusquement la conversation.
─ Excuse-moi, je dois raccrocher j'ai un appel de la Salpêtrière sur mon portable.
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