Chapitre 2

Léa Desjours s'ennuie devant sa télé. Il est vingt heures, les infos en toile de fond avec leur cortège d'horreurs en tout genre glissent sur elle comme la pluie sur un ciré neuf. Toute la misère du monde n'est rien lorsqu'on est soi-même en perdition. L'instinct de survie est plus fort et l'univers tout entier se doit de tourner autour de nous dans un maelström monstrueux d'égoïsme. Des enfants meurent sous le feu des kalachnikovs, c'est triste mais la souffrance physique est-elle plus à craindre que la souffrance morale ? La dépression aussi tue sans pitié. Regardez-moi ! Je suis en train de crever devant vous et vous continuez à vivre, à rire, à danser, à aimer, monstres que vous êtes. Les enfants martyrs des infos sont loin, qui sont-ils pour vous ? Des images sans consistance apprivoisées depuis des années au fil de l'exposition que les médias ont bien voulu leur accorder. Mais moi je suis là, je fais partie de votre vie, le jour où je disparaîtrai le vide que je laisserai dans votre quotidien sera cruellement concret. Depuis deux ans ces pensées accompagnent Léa comme un chien fidèle, et son seul soucis, omnipotent, consiste à souffler de toutes ses forces sur les quelques braises de vie qu'elle sent encore brûler en elle avant qu'elles ne s'éteignent. C'est un boulot de tout les jours en CDI. Elle se fout du reste pourvu qu'elle trouve matière à alimenter ce souffle. Sa vie est devenue compulsive, elle sort, boit, fume, rit, pleure, fait l'amour avec des inconnus, jusqu'à épuisement. Elle cherche sans relâche, un lieu, une ivresse, un trip, un sourire, une émotion, un corps qui lui rappellerait qu'elle est encore en vie. Ce soir, pour la première fois depuis des semaines, elle est seule chez elle alors que la soirée ne fait que commencer. Plus d'énergie. Elle a pris deux stilnox dans l'espoir de dormir un peu mais sans grand effet pour le moment. La seule réponse de son organisme se résume à un brouillard comateux et nauséeux. Devant sa télé, elle s'efforce de ne penser à rien. Peine perdue bien sûr. Un reste de sandwich et un paquet de chips éventré traînent sur la table basse, le cendrier est plein et les lumières éteintes. Seul l'écran à plasma du téléviseur apporte un peu de clarté au salon de son appartement parisien. Dehors, la clameur de la rue ronronne comme une locomotive. Recroquevillée sur son canapé, Léa fonctionne comme un appareil électrique en veille. Pas tout à fait éteinte mais hors service. A la fin, seule la sonnerie stridente du téléphone parvient à la sortir de son coma. 

 - Allô ? A l'autre bout du fil, la voix familière de Nadia, la meilleure amie de Léa, se fait entendre, enjouée comme de coutume. 

- Salut ma chérie, c'est Nady, comment tu vas ? 

- Bien, merci. C'est gentil de prendre des nouvelles.

- Je ne pensais pas te trouver chez toi, je m'apprêtais à laisser un message sur ton répondeur pour que tu l'aies en rentrant. 

- Je suis HS ce soir. Je somnole sur mon canapé. 

- Toi HS ? A cette heure-ci tu commences tout juste à te sentir pousser des ailes en général. Tu as trop picolé hier soir ? 

- Pas plus que d'habitude, enfin je pense... Non, il faut croire que je finis par payer ces derniers mois un peu dissolus, si tu vois ce que je veux dire. 

- Arrête, tu vas me faire culpabiliser ! 

 Léa esquisse un sourire sincère. 

- Surtout pas, sans toi je ne sais pas ce que je serais devenue. Pour tout dire je me suis tellement habituée à nos virées nocturnes que je ne pourrais plus m'en passer aujourd'hui. C'est juste un coup de bambou. Ça ira mieux après une bonne nuit de sommeil. 

 - Tu es sûre que ça va ? Je n'aime pas cette petite voix. 

- Oui, ne t'inquiète pas. 

- Tu veux que je vienne ? 

 - Je ne suis pas belle à voir tu sais. Ce soir c'est ambiance pyjama, cernes sous les yeux et envie de rien. 

- Pas de problème, je suis partante pour une soirée pyjama. Je suis là dans un quart d'heure.  

- Bon, ok, je t'attends.

Léa éteint la télé et allume une cigarette, la dernière d'un paquet entamé en début d'après-midi. Le goût du tabac l'écœure et la rassure à la fois. Peut-être aurait-elle mieux fait de sortir comme elle le fait tous les soirs pour supporter les crises d'angoisse qui la rongent comme un acide dès que prend fin sa journée de travail au salon de coiffure. Retrouver son appartement vide, et se confronter à ce qui la mine depuis deux ans constitue une épreuve encore insurmontable pour elle. Les séances de psy hebdomadaires et les antidépresseurs n'y ont rien changé. La blessure est trop profonde. Sortir, s'abrutir de bruit, d'alcool et de rires fantoches pour fuir ses sombres pensées, voilà le seul remède efficace qu'elle ait pu trouver jusqu'à présent. Posologie à respecter scrupuleusement tous les soirs sous peine de sombrer. Elle en a la preuve accablante ce soir. Léa s'extirpe de son canapé et se traîne jusqu'à la salle de bain de son F2 haussmannien, rue Monsieur le Prince dans le sixième arrondissement. La pièce est exiguë mais elle lui a donné du style. L'atmosphère recherchée zen. Parquet clair et tapis de jonc de mer au sol, baignoire et vasque du lavabo intégrées dans un habillage de bambou, des bougies disposées harmonieusement. Léa commence par se passer un peu d'eau fraîche sur le visage et se regarde longuement dans le miroir au-dessus du lavabo. Pas une ride. On lui donne à peine la trentaine alors qu'elle soufflera ses trente-sept bougies le mois prochain. Seuls quelques mauvais cernes sous les yeux trahissent véritablement les excès récents. Son allure générale est encore celle d'une adolescente pétillante. Un mètre soixante-cinq de féminité acidulée. Les cheveux châtains mi-courts en bataille, les yeux noisette, un corps frêle mais dynamique. Comme pour assumer davantage le reflet que lui offre le miroir, Léa se tire la langue à la manière d'une gamine effrontée, puis elle esquisse un sourire fatigué. Ses lèvres généreuses son gercées et pales. Son teint un peu gris. Si elle ne se reprend pas en main vite fait, elle finira par ressembler à ces junkies paumés qu'elle croise de temps à autre en fin de soirée sur les trottoirs à la sortie des boites. Son visage d'ordinaire si lumineux et frais est en train de se ternir. Elle est encore très mignonne, le regard des hommes qu'elle essuie sur les pistes de danse le lui confirme tous les soirs mais cela risque de ne pas durer si elle ne prend pas soin d'elle. Prendre soin d'elle ... en quel honneur ?

Léa soupire. Elle recoiffe vaguement ses cheveux indisciplinés avec ses doigts, prend le premier tube de rouge à lèvres qui lui tombe sous la main et maquille sa bouche délavée. Comment sa vie a-t-elle pu basculer si vite ? Il y a encore deux ans elle aurait détesté la fille qu'elle est devenue. Elle l'aurait traitée de pouffe ou peut-être même de pute un jour d'énervement. Elle se sent parfois si sale. La sonnerie de la porte retentit dans le salon. C'est Nadia. Léa va pouvoir s'extirper de son mal-être pendant quelques heures. Elle se dirige vers le salon, le regard un peu perdu, la démarche incertaine et ouvre la porte d'entrée à son amie. Deux minutes plus tard, la tornade Nadia se présente sur le palier toute essoufflée d'avoir monté les quatre étages à pieds, évitant sciemment l'ascenseur. — Je te remercie d'avoir pensé à ma ligne en achetant au quatrième ! Oufff ! Deux cents grammes en moins dans les cuisses ! Rondouillarde et rigolote, Nady est la bonne copine par excellence, auprès des hommes aussi, à son grand désespoir. Son éternel célibat est une source d'auto dérision permanente et souvent à l'origine de franches rigolades lorsqu'elle se met à narrer avec gouaille ses désillusions amoureuses mais elle ne désespère pas de trouver un jour l'homme qui saura découvrir l'amante sous le vernis de la confidente. Toujours là pour remonter le moral des uns et des autres, elle aspire aussi à pouvoir poser sa tête sur une épaule solide qui saurait l'aimer. Nadia porte ce soir, comme à son habitude, une tenue à l'image de son personnage, colorée et excentrique. Un chemisier prune met en valeur son décolleté généreux sur lequel repose un collier au pendentif en forme de cœur tout en strass. Pour compléter la panoplie, une jupe printanière à frou-frou agrémentée de motifs floraux tirant sur le lilas et des tongues argentées. Ses cheveux bruns et bouclés sont maintenus en arrière par un large bandeau rouge. Avec ses petites lunettes rondes elle a quelque chose de la chanteuse Juliette. 

— Ma chérie je crois que nous allons passer une bonne soirée ! Regarde ce que j'ai amené, dit-elle en franchissant la porte d'entrée. 

— Une bouteille de champ ! Tu es adorable ! s'exclame Léa avec un enthousiasme bien trop factice pour que cela échappe à son amie. 

— Cache ta joie ma jolie ! Je la débouche tout de suite parce qu'à l'évidence il te faut un traitement d'urgence. 

Léa n'a pas encore refermé la porte, que déjà le bouchon saute au plafond. 

 — Sors les coupes ma chérie ! Léa s'exécute, un sourire amusé aux lèvres. La première est vidée d'une traite, c'est un rituel entre les deux complices qu'elles exécutent maintenant sans même s'en rendre compte. 

— Alors ? demande Nadia en ravalant un rôt avec peine. 

— Tu as bien choisi comme d'habitude. 

 — Il fallait bien ça pour te remonter. Tu ne veux vraiment pas sortir ? 

— Non, franchement je suis KO, bonne pour la poubelle. 

— Tu connais la chanson : « ce soir je serai la poubelle pour aller danser, danser-er », alors ... 

— Que tu es bête ! pouffe Léa, toujours aussi fan des blagues éculées de son amie. 

— Bon qu'est-ce qu'on fait alors, on invite tes voisins pour une partouze ? 

Léa s'esclaffe : 

— Arrête Nady ! T'as bu avant de venir ou quoi ? 

— Oui je sais, ils ont quatre-vingts balais, mais on ne va pas s'arrêter à ce détail, après deux ou trois coupettes il n'y paraîtra rien. Ohé ! Monsieur Pellot ! Madame Pellot ! ça vous dit une partie de jambes en l'air ? se met à vociférer Nadia dans l'appartement. 

— Mais arrête ça ! Tu vas me faire remarquer, déjà qu'ils me regardent d'un drôle d'air quand je sors mes poubelles.

Sans pouvoir se retenir, Léa et Nady déraillent en un fou rire libérateur, comme deux gamines. Il n'aura fallu que quelques minutes à Nadia pour dissiper le nuage d'angoisse dans lequel étouffait Léa depuis le début de la soirée. Une heure plus tard, affalées toutes les deux sur le canapé, elles savourent la douce euphorie que leur ont procuré les rires et l'alcool. La chaleur est encore étouffante malgré la nuit tombée et le tonnerre gronde de nouveau au loin. C'est le deuxième orage depuis le début de l'après-midi. La canicule annoncée par les bulletins météo est bel et bien là et le ciel se rebelle contre ce trop-plein d'air chaud arrivé prématurément pour la saison. L'averse tombée dans la journée n'a apporté qu'un court épisode de fraîcheur sur Paris et bien vite les températures sont remontées. 

 — Je crève de chaud, soupire Nadia, pas toi ? 

— Oui moi aussi, je vais ouvrir la fenêtre. 

Léa s'exécute puis en profite pour entamer un nouveau paquet de Marlboro lights. Elle commence à fumer accoudée à la rambarde du balcon. Elle a besoin de s'isoler un peu du flot de paroles ininterrompu de Nadia, mais celle-ci, toujours vautrée sur le canapé, ne peut résister plus d'une minute au silence qu'elle tente de lui imposer :

— Tu as des nouvelles de Fabrice ? demande-t-elle. 

— De qui ? 

— Tu sais Fabrice, le mec dont tu étais encore follement amoureuse la semaine dernière ... 

— Nan, c'est terminé. 

— Ah bon. Il était gentil pourtant et assez beau mec. 

 —Je sais... c'est moi qui ai merdé. 

Le silence tente à nouveau de se faire une place. Nadia se ronge les ongles, son pied est pris d'une sorte de danse de Saint Guy nerveuse. Elle soupire, se racle le fond de la gorge, tandis que Léa feint de ne pas entendre ces simagrées d'impatience. Elle aspire profondément la fumée de sa cigarette et ferme les yeux, profitant du vent léger qui lui caresse le visage. En bas, dans la rue, les sons ne sont déjà plus les mêmes que ceux de la journée. Ce sont les bruits de la nuit. Le vrombissement des voitures se fait moins présent pour laisser la place aux piétons. On entend çà et là quelques éclats de voix, probablement des jeunes gens un peu éméchés, un homme qui peste contre son chien pressé de faire sa promenade du soir et qui tire trop fort sur sa laisse, des rires en provenance d'un groupe de filles en virée. Léa aime ces moments de transition où la ville passe d'un état à l'autre. Elle aime Paris au petit jour et Paris juste après la nuit tombée quand tout se métamorphose comme on change de décor au théâtre entre deux scènes. Nadia se faufile dans son dos et la fait sursauter. 

— Tu es sûre de ne pas vouloir sortir ?

Léa affiche un sourire las. 

— Tu ne vas pas lâcher le morceau hein ? 

— Non, non, on fait comme tu veux. Tu penses encore à lui, je me trompe ? 

— A Fabrice ? Ah non, pas du tout. 

— Je ne parle pas de Fabrice. 

— Ah ... 

Léa marque une pause avant de répondre. Elle n'est pas sûre de vouloir satisfaire la curiosité de son amie. 

 — J'y pense souvent tu as raison, mais pas en ce moment, dit-elle d'une voix douce, la plus neutre possible pour ne pas laisser transparaître ses émotions. 

— Il ne reviendra pas Léa, tu dois te faire une raison. Ça fait deux ans que tu n'as plus de nouvelles. Passe à autre chose ma chérie, je suis sûre que tu peux rencontrer un mec bien si tu arrives à vraiment l'oublier. 

— Mmmh sûrement ... mais là j'ai pas envie de parler de ça.

— Excuse-moi ... 

— C'est pas grave. 

— Je voudrais juste que tu sois heureuse et pour ça il faut que tu classes ton passé une bonne fois pour toute. 

— Oui, je sais. Je m'y attache crois-moi. 

Nadia, gênée d'avoir ravivée la peine de Léa, la prend délicatement dans ses bras et lui caresse les cheveux tout en regardant les éclairs qui illuminent le ciel au loin. Cette fois le silence s'impose. De calmes et longues minutes s'égrènent, uniquement troublées par les échos de la rue. L'orage se rapproche mais reste encore discret comme s'il ne faisait pas vraiment partie de ce monde. Sa réalité semble toute virtuelle. La réalité toute entière semble virtuelle à Léa depuis un petit bout de temps... Soudain elle s'écrie : 

— Et si on allait au Doom-Doom ? 

— Ben je croyais que tu ne voulais pas sortir ? s'étonne Nadia avec de grands yeux écarquillés. 

— J'ai dit ça moi ? 

Nadia s'emballe : 

— En plus je crois que c'est Fred qui mixe ce soir ! Allez c'est parti ! 

Deux minutes plus tard la porte se ferme derrière les deux amies dont la seule présence récente n'est plus trahie que par l'odeur de tabac froid et les coupes de champagne vides abandonnées sur la table basse du salon. Léa n'a pas eu le temps d'entendre le téléphone sonner ni le répondeur se déclencher. Si cela avait été le cas sa soirée aurait sans doute été de toute autre nature...

Quelques heures plus tôt à la terrasse d'une brasserie située non loin la station Mairie d'Issy. Jacques Lelong termine son café. Il a pris l'habitude de déjeuner seul tous les midis au même endroit. Son quotidien à la morgue de la clinique l'a peu à peu isolé du monde des vivants. A côtoyer les morts il a fini par ne plus comprendre les vivants ou par ne plus être compris par eux. Question de point de vue. De nature introvertie, il apprécie le calme que lui procure son métier, mais surtout la toute-puissance qu'il exerce sur SES cadavres. Il en dispose comme bon lui semble et aucun ne s'est jamais opposé à ses volontés. C'est un sentiment unique qu'aucune autre profession n'aurait pu lui offrir. Même les chefs d'état ne peuvent se targuer d'avoir une telle emprise sur leurs sujets. Il y aurait toujours une opposition pour se plaindre, pour contester leurs décisions, pour manigancer dans leurs dos. Lui, jouit d'un total contrôle sur les hommes et les femmes qui lui sont confiés. Il en dispose cependant avec un respect profond, sans outrepasser ses droits. Il n'a jamais cherché à humilier d'une façon ou d'une autre les corps dont il s'occupe. Il méprise ceux, heureusement rares, qu'il a pu croiser au cours de sa carrière qui se vantaient de bonnes blagues exercées aux dépends des défunts. L'un d'eux s'était spécialisé dans la prise de clichés à l'humour sordide, dans lesquels il déguisait les corps de notables en drag-queen, les vieilles femmes en écolières sexy, entre autres fantaisies. Un autre collectionnait les poils pubiens des femmes qui passaient entre ses mains fétichistes. Toutes ces transgressions perverses ou pseudo humoristiques l'ont toujours révulsé. Lui, fait preuve d'une grande méticulosité dans son travail. L'excitation que lui procure sa toute-puissance n'a rien de malsaine, il la transcende en donnant aux corps un aspect parfait. Comme un sculpteur donne forme à son idéal artistique à partir d'un morceau de marbre froid. Lelong peut passer des nuits entières en heures supplémentaires à s'acharner sur un petit détail qui le chiffonne. C'est un maniaque inquiétant disent certains, lui, se considère seulement comme un perfectionniste, un artiste. Il sait bien que beaucoup de ses collègues du Belvédère le considèrent comme marginal, comme un dérangé, mais il n'en a cure, il n'a pas besoin de se faire passer pour ce qu'il n'est pas. Oui, il aime SES cadavres, oui il prend plaisir à les soigner, à les habiller, à les maquiller, à les coiffer et à les parfumer et oui, cela lui suffit pour remplir sa vie. Quitte à puer la mort. Après avoir payé l'addition il se rend à pieds jusqu'à la clinique. Il ne se doute pas qu'aujourd'hui en reprenant son service il trouvera autant de monde dans son domaine, habituellement fuit par la plupart des internes. Il pense à ce jeune homme dont il va devoir s'occuper cet après-midi. Il a déjà une idée précise du résultat qu'il souhaite obtenir. Aucune difficulté majeure ne devrait se présenter. Le décès date de la veille et l'essentiel du travail consistera à dissimuler habilement la trépanation due à l'opération récente subie par le défunt. Un cas typique au Belvédère qui possède un important service de neurochirurgie. Lelong se surprend même à siffloter, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Le beau temps peut-être. Attention à ne pas se relâcher, pense-t-il aussitôt, le boulot qui l'attend a beau être des plus simples, s'il n'est pas fait avec sérieux, il peut vite dégénérer en catastrophe irrécupérable. Cette chaleur endort la vigilance, ce n'est pas un temps à travailler. De toute façon, cela ne devrait pas durer, le tonnerre gronde et le ciel s'assombrit déjà au loin, constate-t-il. Il est quatorze heure cinq lorsque Jacques Lelong pénètre dans le hall de la clinique. Cindy, la secrétaire chargée de l'accueil et qui n'a dû lui adresser la parole qu'une fois durant les trois derniers mois pour une histoire de « pizza livrée sans anchois parce que le cuistot a oublié de les mettre », l'interpelle immédiatement.  Le docteur Leko vous attend à la chambre mortuaire, c'est urgent. Un léger tressaillement nerveux agite les paupières de Lelong. 

—Ah ? Très bien, se contente-t-il de répondre. 

Il presse le pas. Pour que Leko se soit déplacé jusque là, c'est qu'il doit avoir une très bonne raison. Il se passe quelque chose d'anormal. Un corps à préparer en urgence ? Une erreur dans un dossier ? Impossible. Jacques Lelong ne déplore aucune erreur en douze années de service à la clinique. En arrivant sur place, Leko, Hermas et les infirmières présentes semblent en proie à une agitation inhabituelle. 

— Vous avez cinq minutes de retard ! Attaque Leko. 

— Euh ... désolé le service a traîné à la brasserie aujourd'hui. 

Lelong sent ses joues s'empourprer comme celles d'un enfant rappelé à l'ordre par son maître d'école. Cela fait des années qu'il se sent épié, harcelé, brimé par ce monstre. Il déteste être pris en faute, lui le perfectionniste, surtout par Leko qui en joue et guette la moindre occasion pour le rabaisser. Ce dernier poursuit : 

— Vous n'avez rien remarqué de particulier lorsqu'on vous a amené le corps de Monsieur Laville ce matin ? 

— Non, pourquoi ? J'ai respecté scrupuleusement la procédure. J'ai préparé le dossier pour pouvoir m'en occuper cet après-midi. Mais... enfin quelqu'un va-t-il me dire ce qu'il se passe ici ?

 La panique commence à envahir son esprit. Quelle erreur aurait-il pu commettre ? Le fil de sa matinée lui revient en un flot d'images accélérées. Il passe en revue chacune de ses actions, traquant la négligence, l'erreur d'inattention fatale. Leko interrompt ce vertige d'angoisse. Il va encore le harceler, l'humilier, c'est sûr. 

— Stella assure avoir entendu un bruit dans le tiroir 23-04. 

— Impossible ! clame Lelong, toutes les procédures ont été respectées, le décès a été constaté, j'ai les papiers signés ... 

— Je sais, j'ai moi-même constaté la mort cérébrale, confirme Leko. 

Lelong, a subitement un doute affreux, son regard se pose sur le visage de chacun de ses collègues, cherchant le signe d'une éventuelle plaisanterie. Stella, implorante, balaye ses doutes instantanément. Ce n'est pas une mauvaise blague.

— Ouvrez le tiroir Jacques, je vous en prie ! le supplie-t-elle. 

Lelong se tourne vers Leko, dans l'attente de son aval. Celui-ci ordonne sans ambages: 

— Allez-y. 

Blanc comme un linge, Lelong s'exécute tout en continuant à chercher ce qui pourrait bien clocher. La seule erreur possible pourrait être une inversion de corps mais cela n'expliquerait en rien les cris entendus par Stella, pense-t-il. Il compose le code d'ouverture, le front trempé par une sueur poisseuse. Dans un clic sec et mat le tiroir s'ouvre dévoilant le corps d'un homme à moitié recouvert d'un drap chiffonné. Stella, s'exclame d'une voix qui peine à sortir : 

— Vous voyez le drap est en boule, je vous l'avais dit. Leko se précipite vers le corps étendu, bousculant Lelong au passage. 

— Monsieur vous m'entendez ? Puis, s'adressant aux infirmières : 

— Vite, allez me chercher un lit et libérez-moi une chambre. 

A partir de cet instant tout se précipite autour de Jacques Lelong. Leko et Hermas penchés sur le corps du tiroir 23-04 s'agitent dans un brouillard de plus en plus dense. Leurs voix déformées et lointaines parviennent à peine à ses oreilles. Les bras ballants, les yeux perdus dans le lointain, il reste planté au milieu de cette agitation sans esquisser le moindre geste. Il ne s'aperçoit de rien lorsqu'on emporte Enzo Laville en service de réanimation. Pas même de la présence de « l'homme » tapi dans le recoin sombre qu'il a su trouver pour observer la scène. Il n'entend plus qu'une chose : Les voix moqueuses de Francine Ribert, Gilles Sourisse, Charles Faubourg, Patrice Roseau et Julie Wallace, qui lui chantonnent cruellement du fond de leur tiroir « celui-là n'est pas pour toi »...

Deux heures trente du matin. Léa sort du taxi qui vient de la déposer en bas de chez elle. Le trottoir est encore trempé après les pluies violentes du début de soirée. Un jeune homme l'accompagne dans le hall de l'immeuble et prend l'ascenseur avec elle. Il l'embrasse dans le cou pendant que la cabine monte les quatre étages en grinçant. Ils rient. Une fois en haut, elle ouvre la porte de son appartement et entraîne l'impatient directement dans la chambre, sans se soucier de la lumière du répondeur qui signale la présence d'un message laissé en son absence. Ils ont beaucoup bu et se marrent à gorge déployée sans se soucier des voisins. Enlacés, ils se déshabillent mutuellement avec des gestes rendus maladroits par leur ivresse. Léa se laisse tomber sur le lit à présent vêtue de ses seuls sous-vêtements. Son jeune amant qui doit avoir une vingtaine d'années, finit de retirer ses derniers effets, le sexe déjà en érection. Son corps, noir comme l'ébène, est fin mais musclé. Il se jette sur le lit à son tour et embrasse avec fougue le corps de Léa qui se laisse faire en poussant de petits gémissements. Il ne perçoit pas la douleur qui transpire dans ces soupirs, une douleur sourde et vive mais imperceptible pour tous les hommes de passage qui ont prit du plaisir dans les bras de cette fille qu'ils pensaient facile. Tout à leur excitation, ils n'envisageaient pas une seconde qu'elle put les détester au point parfois d'avoir songé à les tuer dans leur sommeil une fois l'acte consommé. Abrutie par l'alcool, Léa paye le prix de l'oubli. Ce soir, elle a eu ce qu'elle cherchait aux bras de ce garçon : une anesthésie générale. A son tour de lui donner ce qu'il cherche. Et que peut-elle offrir d'autre que son corps ? Tant qu'il attisera le désir des hommes elle disposera d'une monnaie d'échange pour apaiser ses tourments. De cela dépend sa survie.

Il est 11h30 lorsque Léa émerge de son sommeil. Elle sursaute en sentant une présence à ses côtés. Elle tente de se remémorer le prénom du crétin qui la regarde en souriant. 

— Qu'est-ce que tu fous ? grommelle Léa d'une voix pâteuse.

— Je te regardais dormir, lui répond ... Majid, heu non Malik, oui c'est ça ... Malik. 

—  T'as vraiment que ça à foutre. 

— Eh ! t'es de sale humeur le matin toi ! 

— J'aime pas qu'on me mate comme ça. 

— J'te mate pas, je ... Léa coupe court à la conversation en sortant du lit. 

— C'est bon, je vais prendre un café et ça ira mieux après. Tu peux prendre une douche si tu veux. 

— Ok, reste cool ma jolie. 

Léa enfile un jean, un t-shirt et passe aux toilettes avant de mettre en route la cafetière. La tête encore bourdonnante des décibels de sa nuit, elle gagne ensuite le salon et allume une cigarette. En passant elle aperçoit la diode de son répondeur qui clignote. Machinalement, elle déclenche la lecture du message sans se douter que ce qu'elle va entendre va mettre un terme radical à la vie qu'elle mène depuis deux ans. Malik, toujours étendu dans le lit savoure encore sa nuit d'extase. Il a gardé sur le corps et les doigts l'odeur intime de Léa, un sourire arrogant fend sa bouche en deux dévoilant des dents blanches comme de la craie. Putain, j'assure, pense-t-il presque tout haut. Il éprouve cette sensation de plénitude qui le comble d'assurance virile comme à chaque fois qu'il plante son pieu dans le con d'une conquête nocturne. Il ne connaît rien de plus grisant que de coucher avec une fille encore inconnue quelques heures plus tôt. Il ne s'en lasse pas. Comme c'est souvent le cas en pareille circonstance, cette nuit passée avec Léa sera sans doute un one-shot pornographique sans lendemain, pourtant, à bien y réfléchir, il ne serait pas contre une petite prolongation. Juste pour voir. Il s'est tout de suite senti à l'aise avec elle. Elle l'a fait boire plus que les autres, elle l'a allumé plus que les autres, elle l'a fait rire aussi, alors qu'en matière de drague l'humour est plutôt son terrain réservé. Pour tout dire, elle l'a déstabilisé plus que toutes les autres réunies. Avec elle tout est puissance cent. Et c'est rare. Elle ne rit pas, elle s'esclaffe, elle ne crie pas, elle hurle, elle ne boit pas, elle picole, elle ne griffe pas, elle vous plante ses ongles dans la nuque et vous laboure le dos au sang jusqu'au fesses. Il en veut encore. 

— Léa ? Je me suis éclaté avec toi cette nuit, t'es une sacré nana ! lance-t-il sans quitter le lit. 

Il étire son grand corps noueux en baillant. Il se sent sur un nuage. 

— Je ne parle pas seulement de ce qu'on a fait au lit hein, tout était génial. Tu me fais kiffer. 

...

— Léa ?

Malik sort du lit et jette un œil dans le salon. Celui-ci est vide. Il parcoure le reste de l'appartement sans y trouver âme qui vive. Il est seul, sa conquête a disparu.

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