Chapitre 18

Cette fois Sylvain Hermas en est certain, il va passer une nuit blanche. Il est plongé depuis plusieurs heures dans une crise obsessionnelle aiguë et ça ne va pas en s'arrangeant. Il devient littéralement fou. Penser et repenser sans cesse à la même chose l'épuise. Sa femme lui a raconté pendant près d'une heure son après-midi chez Clarence et il serait bien incapable de retranscrire une minute de ce monologue. Réalisant in fine qu'elle s'adressait à un mur, elle s'est éclipsée en cuisine pour préparer le repas et lui n'a de cesse de se tordre les doigts en s'auto flagellant sans interruption avec les mêmes pensées :

Je suis un monstre. J'ai vu ce qu'Anton et les autres ont fait de leurs cobayes et je ne pense qu'à une chose, infliger les mêmes atrocités à Laville. Cet homme a beau être un cas pour la science il n'en demeure pas moins un être avec un avenir, une vie devant lui, pas comme... ces malheureux qu'AD VITAM a transformés en zombis. Eux, ce n'est pas pareil, ils étaient au bout du rouleau, grabataires et sans famille. Et ils étaient volontaires ! Laville a été abusé par Anton c'est sûr... 

 ― Papa, tu m'aides à faire mes maths, j'comprends rien ! 

― Je suis fatigué Gaétan, demande à maman. 

― Mais elle fait à manger ! 

― Bon d'accord, fais voir. 

Le programme de sixième en mathématique n'a rien de comparable avec l'ascension de l'Annapurna pour un anesthésiste en état de marche, mais ce soir le moindre exercice tel que simplifier des fractions jusqu'à les rendre irréductibles est pour un homme rongé par l'angoisse une épreuve tout aussi ardue. Il s'y attelle pourtant avec courage parce qu'il a déjà refusé une partie de tennis à son fils aujourd'hui et parce qu'il l'aime tout simplement. Ce n'est pas plus compliqué que ça. Pour Gaétan il est un héros, lui le discret, le raisonnable, le soumis capitaine Hermas. Dans les yeux de son fils il est le plus grand général de tous les temps, un empereur ! Et de son côté, lorsqu'il le regarde s'appliquer à déchiffrer ce charabia rébarbatif à son âge avec son petit air sérieux, il ne peut s'empêcher d'être attendri plus que de raison. Il pense, le cœur serré : Gaétan sera un grand joueur de tennis un jour et il ne se laissera pas battre par ses copains pour ne pas déranger. C'est un gagnant comme sa mère. Peut-être qu'alors il réalisera que son père n'était pas aussi héroïque qu'il le pensait et que son regard changera. Le fossé se creusera, l'admiration changera de camp... 

― Maintenant que tu as vu comment il faut s'y prendre, essaye de faire celle-là tout seul. 

― D'accord. 

Alors que les exercices s'enchaînent, Claire met la table tout en jetant un œil curieux par-dessus l'épaule de son mari. 

― 4/12 est encore réductible, fait-elle remarquer avec le manche d'une fourchette pointé vers la fraction incriminée. 

― Ouais ! bien vu maman ! s'exclame Gaétan.

― Bien, je vois que les mathématiques n'ont plus de secrets pour vous. Je ne suis plus d'aucune utilité, plaisante Sylvain. 

― Si, tu peux m'aider à mettre la table mon chéri. 

― J'arrive. 

Réunis dans la cuisine le couple s'offre un rapide apéritif avant de passer à table, le temps que Gaétan termine ses devoirs. Vin blanc pour madame, martini rosé pour monsieur. Après avoir échangé quelques banalités, Sylvain se lance. 

― Claire, je dois retourner à la clinique ce soir. 

― Pourquoi faire ? Tu y as déjà passé la matinée et tu es crevé ! Nous sommes dimanche au cas où tu l'aurais oublié. 

― Je sais, mais il y a quelque chose de très important que je dois faire et qui ne peut pas attendre demain. 

― C'est ça qui te tracasse depuis tout à l'heure ? 

― Oui. Ne m'en veux pas mais si je ne me débarrasse pas de cette corvée ce soir je ne vais pas dormir de la nuit. 

― Jure-moi qu'Anton ne te cause pas d'ennuis, ou je vais lui en toucher deux mots ! 

― Non, non, ne t'inquiète pas. J'en ai pour une heure à tout casser et je me sentirai mieux après. 

― Bon d'accord, mais tu reviens vite hein ? 

― Promis. Hermas se saisit sans attendre des clés de sa voiture et passe au salon embrasser son fils. 

― Tu t'en vas papa ? 

 ― Oui mon grand mais pas longtemps. Juste le temps de sauver le monde et je reviens. 

― Cool ! C'est toi le plus fort ! 

― Ouais ! 

Comme ils en ont l'habitude le père et le fils se tapent dans la main comme deux vieux copains puis le capitaine embrasse son garçon sur le front. Il se dirige ensuite vers la porte d'entrée, caresse tendrement la joue de sa femme et pose un long baiser sur sa bouche. 

― A tout à l'heure. 

― Fais vite. 

― Oui ne t'inquiète pas. 

La porte se referme derrière lui et c'est sans se retourner qu'il s'engouffre dans l'ascenseur pour rejoindre sa voiture stationnée en bas de l'immeuble. En sortant dans la rue, il est immédiatement enveloppé par la moiteur qui contraste avec la climatisation de son appartement. La chaleur est à peine plus supportable qu'en pleine journée, on peut vraiment parler de canicule depuis quelques jours. Pas un souffle de vent dans la rue. Mal dans sa tête et mal dans son corps qui lutte contre le changement brutal de température, le capitaine est à deux doigts de tourner de l'œil. Il s'installe derrière le volant tant bien que mal et prend son visage entre ses mains, vaincu par le doute. N'est-il pas sur le point de commettre la plus grosse erreur de sa vie ? Tout se contredit dans sa tête : ce qu'il devrait faire, ce qu'il voudrait faire, ce qu'il est capable de faire... Au fond, il sait très bien que sa décision est prise mais qu'elle va à l'encontre de sa nature profonde, prudente et raisonnée. La prise de risque n'a jamais été son fort et voilà qu'il s'apprête à mettre en branle l'acte le plus invraisemblable qui soit avec à la clé un quitte ou double effrayant. C'est bien la peur qui embrase ses états d'âme et qui insinue le doute en lui comme un alcool mauvais. Il a toujours été un suiveur, un lâche, un béni-oui-oui qui s'est assis sur son ambition et ses idées pour ne pas avoir à entrer dans les conflits. Finalement la forte personnalité d'Anton l'a bien arrangé durant toutes ces années. C'est lui qui montait au créneau quand ça bardait avec Paulin. Qui d'autre l'aurait fait ? Avec ses prises de position et son caractère entier il s'est fait des ennemis, a endossé les échecs, mis son service au pas, imposé ses règles et ses projets à tort et à travers, attirant tous les regards vers lui, permettant ainsi à son capitaine de se cacher, confortablement installé dans un consensus confortable avec l'ensemble des collaborateurs de la clinique, protégé par le bouclier que constituait son ami. Il y a bien quelques mauvaises langues qui se gaussaient en douce de la docilité du gentil capitaine, mais c'était un maigre tribu à payer pour avoir la paix et faire son bonhomme de chemin proprement. Et tout ça pour arriver où ? Absolument nulle part. Après toutes ces années à lui donner son amitié sans condition et à supporter tous ses caprices, Anton ne lui accorde aucune considération, ni amicale ni professionnelle, sa carrière est au point mort, il n'a aucun ami véritable que ce soit à la clinique ou en dehors, commence à détester son boulot et n'a plus aucun amour propre. Hermas serre les dents un peu plus fort. Il éprouve à la fois de la honte et de la colère. Quand il pense que la femme de Paulin a confié les rênes de la clinique à Leko alors qu'il n'a jamais pu saquer son mari, qu'il aurait dû se faire virer dix fois, qu'il les a tous mis dans la merde avec son programme AD VITAM à la con, il ne peut s'empêcher d'éprouver du dégoût. Pourquoi n'a-t-elle pas pensé à lui ? Qu'a-t-il fait pour ne récolter que de l'indifférence après toutes ces années ? Trop mesuré ? Pas assez grande gueule ? Trop gentil ? 

 — Trop con oui ! éructe Hermas dans sa voiture. 

Il met le contact et démarre en trombe. Il voudrait s'emplafonner contre un platane pour se punir d'avoir joué le rôle du bon capitaine Hermas durant tout ce temps. Il ne prête aucune attention au premier feu rouge qui se présente sur sa route et continue son chemin à vive allure dans les rues de Paris encore bien encombrées par la circulation. La voiture se faufile entre les gêneurs qui prennent leur temps. Coups de klaxon. Hermas accélère encore, enragé. Cent mètres plus loin le scooter d'un livreur de pizza s'invite dans ses phares comme venu de nulle part, le choc paraît inévitable. Les mains d'Hermas se crispent violemment sur le volant et son pied écrase la pédale de frein. Le scoot' fait une embardée mais le livreur parvient tout de même à rester sur la route. Le drame a été évité à quelques centimètres près. Les yeux embués par la frayeur qu'il vient de s'infliger, Hermas ne voit pas le doigt d'honneur que lui adresse le conducteur du deux-roues. D'ailleurs, il ne voit et n'entend plus rien et c'est dans un état second qu'il atteint vingt minutes plus tard le parking de la clinique sans autre incident notable. Seules les lumières des lampadaires apportent un semblant de vie à l'endroit désert. Quelques véhicules, appartenant au personnel de garde et au vigile sont échoués de façon éparse sur le bitume, taches de couleur dans la grisaille, symboles des obstacles qu'il va devoir éviter une fois à l'intérieur. Le scénario, il se l'est répété cent fois avant de se retrouver ici. Il en connaît les risques. Il devine que la chance sera son meilleur atout compte tenu de la probabilité importante de croiser quelqu'un avant d'atteindre les sous-sols. Le hasard, la baraka, le brouillard qui tombe opportunément sur le champ de bataille, le vent qui tourne au meilleur moment, la balle qui ricoche sur le casque, tous ces événements incontrôlables qui s'amusent en permanence avec le cours de l'histoire... Depuis toujours les grands stratèges ont intégré ces paramètres à leurs plans de bataille. En tant que capitaine, il ne le sait que trop bien. Aujourd'hui, c'est lui qui dirige les opérations et il doit faire avec. Il a toujours trouvé curieux cette façon qu'a Anton de concevoir son équipe comme un bataillon dont il serait le Général mais à présent il comprend cette conception. Anton son ami... Tant de haine et d'admiration mêlées. Général de l'impossible, dévoré par l'ambition, rendu fou par le mystère Laville, trahi par son capitaine le plus fidèle. Cela devait arriver un jour, cela se finit toujours comme ça. Depuis sa voiture, Hermas aperçoit une ombre glisser derrière les portes vitrées de la clinique : Le type de la sécurité qui erre telle une âme en peine, accablé d'ennui. Il se dirige d'un pas traînant vers l'aile gauche du bâtiment en direction de la cantine du personnel. Le premier pion vient de bouger. Il faut agir sans plus attendre.
Hermas s'extirpe de son véhicule, le regard fixe. Profitant de l'obscurité ambiante, une fois les lumières fantomatiques du parking laissées derrière lui, il s'approche de l'entrée le plus discrètement possible. Il pénètre à l'intérieur sans difficulté et prend la direction opposée à celle du vigile. Son premier objectif est le vestiaire situé au premier étage. Il y trouve de quoi passer un peu plus inaperçu : une blouse d'infirmier. C'est un maigre camouflage mais cela lui donne un peu d'assurance. Dieu sait qu'il en a besoin. Après s'être assuré qu'aucune présence ne se trouve dans les couloirs, il traverse rapidement celui sans fin qui transperce la clinique dans toute sa largeur, soit cinq bonnes minutes d'angoisse interminable avant d'atteindre l'ancien monte-charge qui mène aux locaux souterrains d'AD VITAM .

Ne pas penser, surtout ne pas penser ! se répète Hermas en passant devant la chambre 212, occupée jadis par Laville.

L'emprise de la morale qui accompagne l'homme sain d'esprit essaye par tous les moyens de lui imposer les images terribles de l'affreuse réalité à laquelle il s'apprête à donner vie. Il ne faut surtout pas qu'une seule projection de ce futur immédiat atteigne sa cible : L'homme frileux et sans envergure. Si une de ces flèches de culpabilité frappe juste, tout retombera à plat, comme d'habitude. Par lâcheté, par excès de cette bonne conscience si utile aux faibles et aux timorés. Hermas s'arrête brusquement de marcher. Il lui semble avoir entendu un bruit en provenance d'une des chambres. Cela venait de la 212. Il revoit l'arrivée du jeune homme à la clinique. Un patient comme tous les autres à l'époque. Et puis, l'opération de la dernière chance, son visage déformé par l'angoisse à la morgue, l'agitation qui a suivi, l'étrange atmosphère qui s'est incrustée dans l'air depuis ce jour.

Après un instant d'hésitation, il reprend sa route sans se retourner. Un indicible malaise s'insinue en lui alors que les flash-back concernant ce patient insaisissable - dans tous les sens du terme – continuent de lui revenir en mémoire. Il ressent à la fois ce qui pourrait être de la fascination, de la répulsion, et une compassion profonde pour cet homme. De la crainte aussi. Une fulgurance lui fait alors réaliser pour la première fois de façon très nette qu'il s'apprête à lui sauver la vie. Serait-ce avant tout pour Laville qu'il est venu ici ? Et si le reste était secondaire, une simple conséquence du désir profond de lui donner une chance de s'en sortir ? Il n'avait pas envisagé cela sous cet angle. Étrange sensation. Hermas pousse un petit gémissement de dépit. Est-il bien maître de ses actes ?

Ça pue la folie ici non ?

Ne pas penser, faire vite.

Nettoyer sa mémoire de la présence morbide et fascinante du ressuscité. Oublié le soi-disant bruit entendu dans la chambre, se couper du monde, ne pas reculer, plus maintenant. Le monte-charge descend et s'immobilise dans une secousse grinçante sans qu'Hermas n'ait croisé qui que ce soit. Le fameux facteur chance tant espéré, sans doute. Les portes s'ouvrent sur l'enfer. Dans la semi pénombre le souffle mécanique des machines exhale une chaleur malsaine. Tout autour du seul véritable vivant de ce cloaque, dont le cœur bat à tout rompre, des regards moribonds se tournent pour se fixer sur lui comme des sangsues. Un haut le cœur manque de justesse de faire vomir ses tripes au capitaine. Le champ de bataille est jonché de chair, victimes d'une guerre qui n'aura jamais de véritable vainqueur. C'est peut-être ce que le Général Leko n'a pas compris. Sa lutte n'a aucun sens, la vie et la mort ne peuvent exister l'une sans l'autre. Alors pourquoi tant d'acharnement ? Il n'y a qu'une chose à faire après la bataille, une seule :
Achever les blessés.

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