Chapitre 17
Le voilà enfin !
« L'homme » pousse un grand ouf de soulagement dès qu'il aperçoit Enzo.
Il a suffi que mon attention soit détournée un instant par le jeune crétin aux dents longues
qu' « Ils » m'ont envoyé pour que Laville se décide enfin à quitter la clinique. J'ai cru ne jamais retrouver sa trace ! Il faut dire qu'il ne sait pas ce qu'il veut cet homme-là : il y a seulement une heure, alors que je venais à peine de le retrouver, il s'apprêtait à quitter Paris en voiture avec la petite Desjours, puis il s'est soudainement ravisé et s'est rendu précipitamment à la gare Montparnasse, seul qui plus est. Qu'est-ce qu'il peut bien fabriquer ?
« L'homme » ne rit plus.
Il cherche à ne plus perdre Enzo de vue mais il y a foule.
Mince ! où est-il ? Il était près de la librairie il y a une minute à peine avant de se volatiliser !
« L'homme » enrage.
Il se faufile au milieu de la marée humaine. Il sait très bien ce qu' « Ils » attendent de lui, tout comme il sait très bien ce qui va se passer s'il ne revient pas dans le droit chemin au plus vite, mais Laville lui donne du fil à retordre. Il n'agit pas comme prévu. Un coup d'œil à son carnet lui confirme ses craintes.
Laville s'éloigne des probabilités que j'avais établies à son sujet. Il ne se rend pas compte que le temps joue contre lui et contre moi. Il ne réalise pas les risques que je prends !!!
« L'homme » refait ses calculs, rature des pages et des pages pour finir par les déchirer et les semer derrière lui.
Ça ne sert à rien ! peste-t-il d'une voix brisée par la contrariété.
Ok, ok, ok... Après tout j'ai voulu changer les règles, m'amuser un peu, eh bien je dois prendre cela comme faisant partie du jeu. Je dois me calmer, gagner du temps, et surtout, surtout, surtout ! ne pas perdre Laville de vue. Ha ! je le vois. Il n'est pas seul...
─ ... S'il te plait, reprends le train en sens inverse.
─ Mais qu'est-ce qui se passe, bon sang ?
─ Je te raconterai plus tard. Il faut que tu retournes à Toulouse. Je cherche à te joindre depuis un moment. Tu n'allumes jamais ton portable ?
─ Je l'ai oublié chez moi. J'avais la tête un peu embuée et je suis parti sans.
Henri Laville, jette à contrecœur un regard fatigué vers le tableau d'affichage des départs avant d'annoncer :
─ Le prochain train pour Matabiau est à vingt heures vingt-trois. Tu as quarante-cinq minutes pour m'expliquer la raison de cet accueil, disons insolite... Je ne partirai pas sans en savoir plus.
Enzo, grimace devant la réaction sans appel de son père et finit par accepter le deal à contre cœur.
─ Bon, on prend un café ?
─ Je t'invite, propose Henri en entraînant son fils vers l'enseigne la plus proche.
Le chronomètre affiche déjà dix minutes lorsque le serveur pose sur la table les deux boissons commandées. Dix autres minutes défilent le temps qu'Enzo expose à son père adoptif la situation embarrassante dans laquelle il se trouve tout en prenant bien soin de ne pas trop noircir le tableau.
─ Je n'aime pas ça du tout, s'inquiète Henri au final, moyennement convaincu par les efforts consentis par Enzo pour dédramatiser les choses.
─ Ne te prends pas la tête. Je vais arranger tout ça et tu viendras me rendre visite dans quelques semaines, d'accord ? Maintenant que j'ai retrouvé Léa, je vais me prêter au jeu et tout rentrera dans l'ordre. Après tout j'ai signé l'accord.
Enzo fait tout son possible pour que sa voix ne trahisse pas son malaise. Il a volontairement omis de mentionner lors de son récit ce qu'il a pu entrevoir de sordide dans les sous-sols de la clinique et a largement édulcoré sa rencontre avec les hommes de Carpioni. Quant à révéler ses véritables intentions il en est hors de question. Cependant cela ne semble pas suffire à rassurer Henri.
─ Je peux très bien séjourner chez toi ou à l'hôtel en attendant que tu te prêtes à ces examens. Je n'ai pas fait tout ce voyage pour revenir d'où je viens. Je commence à prendre de l'âge fiston !
─ Et tu vas laisser ta boutique fermée pendant tout ce temps ? argumente Enzo, jonglant avec l'improvisation qui le guide au fur et à mesure que la conversation se complique.
─ Je te rappelle que ce séjour à Paris était prévu, j'avais tout organisé en fonction de toi, soupire Henri.
─ Oui, mais il se trouve qu'on ne va pas se voir si je reste bloqué à la clinique, c'est ridicule ! Et puis Leko m'a prévenu : ça risque d'être long.
Henri approuve d'un signe de tête timide qui ressemble plus à un abandon de complaisance qu'a un véritable consentement. Il est vrai que les derniers arguments d'Enzo tiennent la route mais ils n'expliquent en rien le regard préoccupé qu'arborait son rejeton lorsqu'ils se sont retrouvés sur le quai. Et puis, tout au long de la discussion Henri s'est demandé s'il devait parler ou non à Enzo de la photocopie de l'acte de décès reçu quelques jours auparavant. Plaisanterie de mauvais goût ou invraisemblable vérité ? Sa seule certitude est qu'il y a incontestablement quelque chose de trouble autour du personnage de Leko. Henri éprouve depuis le début une sorte de répulsion envers le chirurgien mais peut-il vraiment s'y fier. Il n'a pas pour habitude de se laisser guider par de simples à priori.
─ Je t'en prie, laisse-moi me débarrasser de ces impératifs et ensuite la vie reprendra son cours normal, insiste Enzo.
─ Tu es grand mon fils. Je ne vais pas t'imposer ma présence si tu penses t'en sortir mieux sans moi. Au moins mon voyage n'aura pas été inutile. Grâce à lui j'ai pu constater de mes yeux que tu te portes comme un charme. C'est incroyable !
─ Je te l'ai dit au téléphone, je pète la forme ! Henri affiche son incrédulité devant ce revirement de situation insensé.
─ Tu sais, quand j'ai revu Léa j'ai senti que tout pouvait repartir entre nous. L'idée de pouvoir remettre tout à plat et de recommencer à zéro avec elle est le meilleur des remèdes.
Enzo décoche un sourire entendu à son père mais le visage d'Henri s'assombrit.
─ Enzo.... Tu n'as pas oublié ce que tu m'as promis à la clinique et que tu m'as confirmé au téléphone ? Tu dois lui parler de Michael.
─ Je... La situation a changée, à l'époque je n'avais rien à perdre, alors que là... Peut-être que je peux finalement lui épargner tout ça.
Pour ne pas avoir à élever la voix, Henri se penche vers son fils et lui saisit le poignet avec une fermeté aussi soudaine qu'inhabituelle de sa part.
─ Il n'est pas question que tu la revoies sans lui dire la vérité ! Si tu n'en as pas le courage laisse-la tranquille. Si je l'ai fait venir chez toi pour la persuader de te revoir c'était uniquement à cette condition. Tu n'as pas le droit Enzo, tu entends ?
Surpris par la violence contenue de son père, Enzo recule sur sa chaise. En face de lui Henri serre les mâchoires et ne relâche pas son étreinte.
─ Nous n'avons pas le droit de lui cacher plus longtemps la vérité concernant la mort de Michael, je dis bien nous car je me mets dans le lot. Je ne supporte plus le mensonge. Tout ça me bouffe tu comprends ? Je ne peux plus garder ça pour moi, je suis arrivé à un point où cette histoire est en train de me tuer.
─ Moi aussi mais... tu sais très bien que si je lui dis ce qu'il s'est réellement passé ce jour-là, je la perdrai à tout jamais.
─ Alors oublie-la et essayons de continuer à vivre avec nos démons.
Enzo encaisse le choc. Il ne s'attendait pas à ce que la conversation prenne cette tournure dramatique. Des souvenirs qu'il aurait préféré oublier refont surface, libérant un acide capable de ronger la carapace des plus résistants. Les yeux d'Enzo se mouillent. Henri relâche son étreinte, son visage s'adoucit. Il s'adresse à son fils d'une voix plus conciliante mais tout aussi convaincante :
─ Je comprendrais que tu préfères garder ces choses pour toi, mais si tu décides de revoir Léa tu lui devras la vérité, tu devras assumer ce que tu as fait. C'est aussi simple que ça. Etre un homme se résume à cela : Assumer ses actes quelques soient les conséquences. Tu sais que j'ai raison, n'est-ce pas ?
─ Bien sûr, tu as toujours raison.
─ Non, loin de là, mais dans ce cas précis je suis certain d'avoir raison. Et puis pense encore à une chose : Pense que peut-être quelque part ton fils continue sa vie sous une forme ou une autre et qu'il te regarde. Il sera fier de toi.
Enzo fait tout son possible pour ne pas craquer devant son père. Ses lèvres tremblent mais il garde le contrôle de ses émotions. Après un long silence, il lâche d'une voix peu assurée :
─ Ok, je ferai de mon mieux après les examens, je te le promets.
Henri consulte sa montre, résigné à rentrer chez lui.
─ Je compte sur toi, ne trahis pas ta parole mon fils.
─ J'ai compris.
─ Bon, j'ai un quart d'heure pour trouver une place à bord du prochain train. Il faut que j'y aille.
« L'homme », assis à quelques tables du père et du fils, a assisté à toute la scène avec attention. Ce qui s'est dit pourrait lui sembler de bonne augure pour la suite mais, en regardant les Laville quitter leur table et s'éloigner en direction des quais, il se demande si Enzo tiendra réellement sa parole et surtout s'il se souviendra le moment venu de la vérité concernant Michaël. La seule et unique vérité, pas celle que lui dicte son inconscient. « L'homme » redoute que les illusions dans lesquelles il est en train de s'enfermer ne soient trop puissantes. La lucidité nécessaire qui lui permettrait de se recentrer sur la voie à suivre risque de ne jamais refaire surface. Retrouver Léa, n'était qu'une partie du chemin, encore faut-il l'avoir retrouvée pour les bonnes raisons. Car c'est de cela que dépendra tout le reste...
Léa regrette déjà d'avoir accepté de monter dans le taxi qui la conduit vers Chamarande par l'autoroute A6. Après leur discussion au jardin des plantes, elle et Enzo s'étaient rendu à pieds aux alentours de la gare d'Austerlitz pour y dégoter un taxi disponible. Une fois confortablement installés à l'arrière d'une Citroën C4 flambant neuve, ils n'avaient eu que le temps de parcourir quelques mètres dans les bouchons parisiens avant qu'Enzo n'arrête subitement le chauffeur tout en se tapant le front avec la paume de sa main. Il s'était tourné brusquement vers Léa, l'air désolé :
─ Mon père arrive à la gare aujourd'hui. Je ne veux pas qu'il reste à Paris dans ce contexte. Je... écoute, fais la route sans moi, je te rejoindrai après m'être assuré qu'il retourne à Toulouse sans ennuis.
─ Tu n'as qu'à l'appeler ! avait protesté Léa.
Enzo avait tenté le coup mais le téléphone d'Henri était sur répondeur. Il n'avait plus le choix. La première chose que ferait Henri si Enzo ne se présentait pas à la gare serait de se rendre à son appartement. Qui sait si les deux truands ne s'y trouvaient pas encore ? Après avoir demandé au chauffeur de le déposer devant chez lui pour y récupérer sa voiture, il avait donné de l'argent à Léa pour la course et avait foncé vers la gare Montparnasse non sans lui promettre auparavant de la rejoindre une fois son père en sécurité. Trop fatiguée pour protester, elle n'avait pas fait de vague. Elle se foutait de ce qui pouvait arriver à Enzo mais elle ne voulait pas qu'Henri pâtisse de cette histoire. Plus il sera loin des ennuis mieux se sera, avait-elle pensé. La ville défile sous ses yeux, le chauffeur râle contre un camion de livraison qui bouche l'accès à une rue, mais elle ne l'entend pas.
Que fait-elle dans ce bourbier ? Elle va se retrouver dans peu de temps à partager le même toit que l'homme qui l'a brisée en deux, qui l'a démolie définitivement. Charmante perspective ! C'est une évidence, ça ne peut que bien se passer ! Les retrouvailles romantiques des deux amants séparés par la cruauté de la vie ! Je suis complètement tarée d'avoir accepté, se blâme-t-elle alors que le taxi entre sur le périph.
— Vous pouvez mettre un peu de musique s'il vous plait ? demande-t-elle au conducteur pour se changer les idées.
— Pas de problème, vous voulez quoi m'dame ?
— Quelque chose de gai.
— Ça marche.
Radio salsa ne tarde pas à colorer de ses accents rythmés l'intérieur de la C4.
— Ça vous va ?
— Oui, merci.
Léa ferme les yeux et appuie sa tête contre la vitre, elle a besoin de se détendre sous peine de craquer. Elle se focalise sur la musique, vide son esprit et peu à peu décroche de la réalité. Sa stratégie fonctionne pendant un moment. Un moment seulement. Quand elle ouvre à nouveau les paupières seulement quinze petites minutes se sont écoulées. Ses angoisses la rattrapent aussitôt. Des questions, encore des questions, et ces mains froides qui lui enserrent la gorge. Que ce serait-il passé si Enzo ne l'avait pas abandonnée ? Elle doit objectivement convenir qu'elle n'avait pas trouvé la force de le soutenir après le drame qu'ils avaient vécu. A vrai dire elle n'avait même pas essayé. Submergée par sa propre douleur, elle s'était repliée sur elle-même, c'est un fait. Il lui avait envoyé des signes de détresse deux ou trois fois mais elle l'avait connu tellement fort, si imperméable au malheur qu'elle n'avait pas jugé utile de lui tendre la main. Elle s'était braquée, considérant que sa peine était plus intolérable que la sienne, ce qui avec le recul était un raisonnement affreux. Les derniers temps ils ne se parlaient presque plus ou alors pour diluer leur chagrin dans le vitriol de scènes interminables. Les dissensions mineures, comme il y a dans tous les couples, devenaient sources journalières de reproches, de remarques cruelles, de violences disproportionnées. Tous les charmants petits défauts de l'un et de l'autre qu'ils s'amusaient à tourner en dérision auparavant confinaient à l'insupportable. Ils ne se comprenaient plus.
Objectivement Enzo a raison, admet-elle, leur couple était sur le point d'exploser irrémédiablement.
Ne commence pas à lui trouver des excuses ou tu vas encore une fois finir par te mettre sur le dos tout ce qui est arrivé. Même si tu n'as pas été exemplaire, lui s'est comporté comme un lâche. Un enfoiré de lâche.
Léa s'invective intérieurement. Ses poings se serrent si forts que ses ongles pénètrent la chair de ses mains.
Putain de merde, si tu n'avais pas accepté de le revoir tu ne serais pas à remuer cette poubelle !
Elle s'en veut. Son erreur a sans doute été d'accepter le rendez-vous mais était-ce vraiment une erreur ? Peut-on dans ce cas précis qualifier d'erreur une décision réfléchie dont on connaît parfaitement les conséquences ? Léa savait qu'en renouant un contact physique avec Enzo elle s'exposerait à des complications, a un fatras d'émotions contradictoires et imprévisibles. Alors pourquoi avoir provoqué cette rencontre ? Elle aurait pu se montrer inflexible mais elle ne l'a pas fait. Que cherche-t-elle ? Elle ne sait pas ? Vraiment ? Un indice de plus : Ses fesses sont posées dans ce taxi. Et ledit taxi n'a pas vraiment pris une route qui la conduit aux antipodes d'Enzo. Conclusion : une part de son subconscient espérait sans doute ces retrouvailles. Pour évacuer une bonne fois pour toute les derniers résidus d'une histoire qui n'avait pas trouvé de véritable épilogue ? Ou pour se confronter à ses sentiments et voir ce qu'il en reste véritablement ? Telle est la question qu'elle se pose alors. Elle n'en a aucune idée pour le moment. La confusion qui l'habite ne lui permet pas de porter de jugement lucide. Elle n'a jamais cessé de penser à Enzo durant ces deux dernières années, en termes peu élogieux certes, mais il n'a jamais quitté sa vie. Elle ne sait plus où elle en est. Sans qu'elle puisse les contrôler, de longues larmes brillantes se mettent à couler sur ses joues. Elle fait de son mieux pour interrompre la déferlante mais rien n'y fait, les vannes sont ouvertes. Les nerfs craquent. Le chauffeur du taxi qui l'observe discrètement dans son rétroviseur coupe la radio.
— Chagrin d'amour ? demande-t-il d'une voix grave matinée d'un accent titi parisien.
Gênée d'avoir été surprise dans un tel état de vulnérabilité, Léa se racle la gorge et se redresse sur la banquette arrière tout en essuyant ses yeux avec le dos de sa main.
― Si on veut, donne-t-elle pour réponse.
― Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais je vais vous dire une chose si vous voulez bien.
Léa accepte d'un signe de tête.
― Faites confiance à votre cœur. Les hommes et les femmes sont deux bestioles qui ne se comprendront jamais. Tout les sépare ! Absolument tout ! Plus ils cherchent à se comprendre et plus ils se foutent sur la gueule ! Les mecs voudraient que les gonzesses pensent comme des mecs et vice et versa. C'est le merdier assuré. Pourtant il y a une chose unique qui les réunit : c'est l'amour inexplicable qu'ils peuvent ressentir l'un pour l'autre malgré leurs différences. Vous avez déjà vu une souris tomber amoureuse d'un chat ? Non ! Bon, alors croyez-en l'expérience d'un vieux briscard, écoutez votre cœur sans chercher à comprendre. Voilà tout. Maintenant je vous fous la paix.
Léa esquisse un sourire.
― J'y penserai, merci.
Contre toute attente, l'intervention du chauffeur de taxi l'a apaisée. Bercée par la voiture et les kilomètres qui défilent sous ses yeux, elle ne tarde pas à sombrer dans un sommeil qui lui portera peut-être conseil, qui sait ? En attendant, Paris s'éloigne.
Enzo regarde le train s'ébranler depuis le quai. Les mains dans les poches, les cheveux en bataille, trop maigre dans son jean, on pourrait le prendre pour un adolescent dégingandé. Le cœur serré d'avoir joué une telle comédie à son père pour qu'il fasse demi-tour, il culpabilise. Il doit bien l'admettre : ce qui l'a poussé à agir ainsi trouve ses fondements dans le danger qu'il pressent mais aussi dans le fait qu'il n'aspire qu'à une chose : se retrouver seul avec Léa. La vie est-elle si cruelle qu'elle nous pousse parfois à sacrifier une chose pour en obtenir une autre... Tout est question de priorité sans doute. La vie est faite de choix, Enzo ne le sait que trop bien. Tout le jeu consiste à faire les bons... Dire qu'il y a quelques jours il n'avait plus aucun avenir, ne maîtrisait plus aucune décision le concernant, et le voilà maintenant avec un horizon tellement large devant lui qu'il se retrouve dans l'obligation de procéder par ordre de priorité. La vie reprend son cours déroutant et effréné.
Le train disparaît au loin. Direction le parking de la gare à présent. Enzo accélère le rythme. La conversation qu'il a eue avec son père le mine. Il revoit la mâchoire serrée d'Henri, sa volonté inébranlable de tout dire à Léa, de se délester d'un fardeau trop lourd à porter. Aura-t-il le courage de répondre à ses attentes ? Il le faudra bien, se dit-il sans conviction.
Enzo fend la foule qui s'agglutine dans la gare, ignorant le décor et les visages qui l'entourent. Toutes les formes désincarnées qu'il évite au cours de son slalom cadencé ne sont que des obstacles de plus à franchir avant de retrouver Léa. Elle ne doit plus être très loin de Chamarande, suppose-t-il. Il paye son stationnement et une fois arrivé devant sa place de parking tente nerveusement d'extirper les clés de sa voiture prises dans un mélange de kleenex usagés et de pièces de monnaies qui traînent au fond de la poche de son jean. Il perçoit à peine le crissement d'une semelle de chaussure sur le sol avant de se faire plaquer sans ménagement par cent kilos de muscle. Une main carrée lui comprime la bouche, un avant-bras lourd et puissant pèse sur sa nuque, la masse qui le chevauche lui comprime la cage thoracique, Enzo suffoque. Son cerveau lui donne les informations au coup par coup, il commence à peine à comprendre ce qui se passe lorsqu'il sent l'aiguille d'une seringue hypodermique traverser son pantalon pour se loger dans sa fesse droite. Le poids sur son dos s'envole instantanément, la peur aussi en même temps que toute réalité. Serge peut relâcher son étreinte.
— Récupère le mouchard, demande-t-il au rital qui est déjà en train de ranger méticuleusement la seringue dans une petite trousse prévue à cet effet.
Cette fois il n'y a pas eu d'accroc. Il faut finir le travail proprement. Très vite les mains gantées du rital se promènent sous la Polo tandis que le plus costaud transporte le corps inanimé vers la Mercedes noire, garée non loin de là. Le coffre est déjà ouvert, prêt à accueillir son infortuné locataire. Serge tente de se rassurer intérieurement : Tout a été fait selon les recommandations du patron : Aucune trace, interdiction d'abîmer Laville, juste une bonne dose de sédatif pour le mettre KO quelques heures. Selon Serge se sont des méthodes de tafiole mais Carpioni a été clair : les volontés du doc sont des ordres, alors il fera chauffer ses phalanges une prochaine fois... Après que le rital eut vérifié la zone une dernière fois afin de ne rien oublier de compromettant, les portières claquent dans le parking silencieux et la voiture démarre. Il ne reste plus qu'à conduire prudemment jusqu'à l'endroit convenu.
« L'homme » sort de l'ombre. Laville s'envole encore.
― Ce n'est pas ma faute, vous avez vu ce qui s'est passé ? Vous m'entendez ? Je sais que vous m'entendez !
Sa voix se perd dans l'immensité du sous-sol de la gare. Aucune réponse. Bien entendu il est absolument seul. Un instant déstabilisé par sa propre folie, il est pris d'un rire nerveux qui se répercute autour de lui à l'infini. On pourrait le croire bon pour l'asile mais « l'homme » ne tarde pas à se reprendre. Son carnet entre les mains, il pose des chiffres. Une fois de plus ils vont lui révéler dans quelle direction chercher son insaisissable compagnon de jeu. Par chance la piste est encore chaude.
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