Chapitre 16
La ligne dix du métro est prise d'assaut par des hordes de touristes désordonnés auxquelles s'ajoutent les parisiens qui tentent de se déplacer d'un point à un autre sans avoir à subir l'épreuve des embouteillages en plein cagnard. Enfermé dans une rame bondée, Enzo fait de son mieux pour conserver un semblant d'espace vital entre deux ados américains qui ont probablement dû engloutir plus de big mac que ne le feront jamais dix français réunis au cours de toute leur vie. Il s'efforce de ne pas trop penser à la chaleur et invariablement dès qu'il laisse ses pensées voguer à leur guise, elles le ramènent sans cesse à Léa et en particulier au jour où il a décidé de la laisser affronter seule la mort de leur fils. Ce jour-là il avait laissé un mot sur la table du salon pour l'informer de son départ et des quelques dispositions qu'il avait prises, mettant un terme à six ans de vie commune. Il avait longuement réfléchi à son geste avant de passer à l'acte et avait pris le temps de régler quelques formalités importantes. Il léguait notamment à Léa la maison de 200 mètres carrés qu'ils habitaient dans la vallée de Chevreuse. Enzo avait fait cet achat 5 ans plus tôt afin de mettre à l'abri dans la pierre le plus gros de l'argent qu'il avait gagné avec son agence de pub. Il avait un salaire plus que confortable mais dépensait beaucoup en sorties, vêtements, voyages, restaurants, cadeaux multiples, en futilités quoi... Dans un accès de raison il avait décidé que la meilleure manière de ne pas dilapider tout son patrimoine consistait à investir dans un achat immobilier. « 600 000 euros en lieu sûr », avait-il conclu. A l'heure de la séparation, il permettait à Léa, avec cette somme coquette, de voir venir. Il lui avait également versé 20 000 euros sur son compte pour qu'elle puisse subvenir à ses besoins immédiats. Tout ceci n'était que matériel et Léa l'avait probablement maudit en découvrant que les papiers du notaire et de la banque seraient son seul réconfort pour les années à venir. Il la laissait seule avec beaucoup d'argent certes mais avec pour seule explication un sibyllin :
« Pardonne-moi. Enzo. »
L'argent ne fait pas le bonheur on le sait, c'est ce qu'allait vérifier Léa après avoir perdu l'essentiel: son fils et l'homme de sa vie. Enzo savait parfaitement que le proverbe ne sonnerait jamais aussi juste, qu'elle se torcherait avec son fric et qu'il la détruirait en l'abandonnant, mais il ne voyait pas d'autre solution. Son instinct de survie lui dictait ses actes et il lui obéissait comme un animal aux abois. Comment Léa avait-elle surmonté cette épreuve ? Qu'avait-elle fait de sa vie pendant ces deux années ? Il savait seulement qu'elle travaillait toujours dans le même salon de coiffure puisque c'était là que le docteur Leko avait réussi à la contacter lorsqu'il lui en avait fait la demande. Enzo avait donné le numéro à tout hasard et cela s'était avéré payant. Comment allait-elle réagir après ce qu'il lui avait fait subir ? Toutes ces questions affluent dans la tête du jeune homme en même temps que le monde qui s'entasse dans le compartiment du métro. La jeune américaine, maintenant collée contre lui, doit avoir une quinzaine d'années, elle pèse sans aucun doute son quintal et la chaleur suffocante qui règne dans cet espace clos la fait suer à grosses gouttes. Elle sourit timidement à Enzo dès qu'une embardée la fait se tasser contre lui, ou la conduit à lui marcher sur les pieds involontairement. Son alter ego masculin mesure un bon mètre quatre-vingt-dix et ses bras doivent à peu près faire la circonférence de la cuisse d'un homme normal. Son visage, éclaboussé de taches de rousseur et rouge comme une pivoine, ainsi que son appareil dentaire, trahissent cependant son âge. Tout au plus seize ou dix-sept ans. Il n'y a que quelques stations pour se rendre à Odéon et de là rejoindre à pieds le café Rostand où l'attend Léa, mais Enzo commence déjà à regretter de ne pas avoir eu le courage de faire tout le chemin à l'air libre. Pressé d'arriver sur place, il a opté pour les transports en commun sans imaginer qu'il y aurait tant de monde. La dondon yankee vient une fois de plus de lui martyriser l'orteil du pied droit et s'amende une fois de plus d'un sourire bêta. Agacé, Enzo tente de reculer un peu pour élargir l'espace qui les sépare mais il se heurte à quelque chose de mou et de chaud : le ventre proéminent d'une femme enceinte qui se tient derrière lui. Il s'excuse à son tour mais la future maman lui lance un regard noir, sans doute déjà passablement énervée devant l'attitude des passagers qui n'ont pas eu la politesse de libérer une place assise à son intention. La rame de métro s'arrête enfin à la station Cluny-La Sorbonne se délestant au passage de quelques voyageurs tout heureux de quitter le wagon à bestiaux surchauffé dans lequel ils étaient entassés. Malheureusement le système des vases communicants fonctionne à plein et autant de passagers tentent aussi de se faire une place en montant à bord. Pressé par le flot des entrants, Enzo se retrouve aussitôt « confortablement » calé entre les seins proéminents de l'américaine, toujours aussi souriante, et le sac à dos d'un touriste en goguette. Au moins bénéficiera-t-il d'un airbag de fortune en cas d'accident ! Le train s'ébranle et reprend sa course en direction d'Odéon, point de chute libératoire pour lui. Le café Rostand se trouve à cinq bonnes minutes à pieds de la station en marchant vite. Le timing est parfait. Enzo devrait même arriver un peu en avance. Il se souvient avoir emmené Léa dans cet endroit prisé du monde littéraire et journalistique parisien au début de leur relation. Elle avait été enchantée de boire un chocolat chaud juste à côté de la cheminée qui occupe le fond de la salle. Le feu, régulièrement allumé en hiver, et qui l'était ce soir-là, les avait réchauffés alors qu'ils venaient d'être surpris par une averse glacée en plein mois de novembre. Le décor exotique évoquant la période orientaliste du dix-neuvième siècle avait sublimé cet instant unique. Perdu dans les yeux de Léa, Enzo avait flotté dans une béatitude exquise tout au long de cette pause improvisée. Un instant magique ! Cela avait valu aussi pour Léa se souvient-il. Ils avaient par la suite souvent pris un café ici après une balade ou une séance de bronzette au jardin du Luxembourg. C'est donc dans un endroit chargé de souvenirs qu'ils s'apprêtent à vivre leurs retrouvailles. Soudain, la rame de métro s'arrête brusquement entre les deux stations, extirpant Enzo de ses pensées. Le conducteur s'adresse dans la foulée aux passagers d'une voix monocorde :
— En raison de la présence d'individus sur les voies nous sommes immobilisés pour une durée indéterminée. N'essayez pas sortir de la rame s'il vous plait. Merci.
Merde ! Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! s'inquiète Enzo. Il est hors de question d'arriver en retard au rendez-vous. Il sait pertinemment que Léa ne l'attendra pas plus de dix minutes. C'est déjà un miracle qu'elle ait accepté de le revoir. Le temps s'écoule dans une fournaise insupportable et les quelques minutes d'avance qu'il comptait fondent comme glace au soleil. Merde, merde et re-merde ! jure-t-il intérieurement. L'américaine sue à grosse goutte et tente de dégager son bras pour s'essuyer le front à l'aide d'un kleenex. Depuis qu'ils se sont arrêtés la chaleur est encore montée d'un cran, l'intérieur des wagons étant privé de l'air qui s'y engouffre par les fenêtres ouvertes lorsqu'il est en marche. Enzo bout d'impatience. Il se maudit d'avoir eu la fainéantise de faire le trajet à pieds. Cinq minutes s'écoulent encore sans avoir la moindre information. Certains passagers affichent une mine irritée, d'autres prennent cet incident avec le sourire, tandis que la grande majorité continue à discuter ou à lire comme si de rien n'était, blasée par ce genre de retard récurrent.
— So hot ! geint la grosse amerloque à l'intention d'Enzo qui feint de ne pas avoir entendu et qui entreprend de se ronger les ongles pour calmer ses nerfs.
Voilà qu'à présent elle se dandine d'un pied sur l'autre et le gratifie d'un massage mammaire dont il se serait bien passé. Afin d'échapper à ce supplice, il change de position et parvient non sans mal à tourner le dos à sa tortionnaire. Il se retrouve en contrepartie à manger les lanières du sac à dos du type qui se retrouve maintenant devant lui mais évite ainsi la désagréable sensation d'être dragué par un flan sur patte. Cinq bonnes minutes s'envolent encore avant que le conducteur ne reprenne la parole.
— Nous allons repartir, attention au départ.
Une éternité plus tard, Enzo s'échappe enfin de la rame et se précipite hors de la station Odéon juste devant la statue de Danton qui trône aujourd'hui à l'air libre au centre de ce qui fut autrefois le salon du célèbre révolutionnaire. Il est seize heures deux. Le temps d'arriver jusqu'au café, et il affichera 15 minutes de retard !
Léa écrase sa cigarette. Elle n'arrive pas à y croire, Enzo lui a posé un lapin ! Elle jette un regard circulaire autour d'elle sans apercevoir son visage dans la foule. Elle ne ressent pas de colère, plutôt une sorte de soulagement. Qu'aurait-elle bien pu lui dire ? Aurait-elle eu la patience d'écouter ses inévitables excuses bidons plus de cinq minutes ? Ce rendez-vous n'aurait servi qu'à ranimer les rancœurs ou tout au plus à expulser une bonne fois pour toute sa rage, c'était d'ailleurs avec cette intention qu'elle avait accepté. Pour que ce minable comprenne une bonne fois pour toute qu'il n'existait plus pour elle. Il vaut peut-être mieux que cela se termine ainsi, de façon définitive et silencieuse comme le jour où elle avait trouvé la lettre annonçant son départ. Sans regrets, elle quitte le trottoir sur lequel elle patiente depuis vingt minutes pour rejoindre la rue Monsieur le Prince. Puisqu'elle est à côté, elle va en profiter pour passer à son appart'. Malik et ses potes se sont peut-être lassés. Avec un peu de chance ils auront quitté les lieux sans demander leur reste après s'être bien amusés. Au moment précis où Léa formule cette pensée, un type déboule en face d'elle comme venu de nulle part et manque lui rentrer dedans.
— Léa, excuse-moi je suis en retard !
C'est Enzo, à bout de souffle et en nage.
— Je t'ai aperçu depuis le boulevard Saint-Michel, j'étais coincé dans le métro, désolé, souffle-t-il tout en essayant de reprendre sa respiration.
— J'allais partir, expose froidement Léa.
— Pardon, pardon, je me suis tapé un sprint depuis Odéon. Comment vas-tu ?
—Super.
Ce « super » aussi glacial qu'une veillée chez les Inuits en dit long sur ce qui l'attend en vue du face à face à venir.
— Heu... bon, on le prend ce café, propose-t-il.
— On est là pour ça non ?
Une table un peu à l'écart est disponible à l'intérieur du « Rostand ». Ainsi cachés derrière un gros pilier, Enzo et Léa peuvent discuter tranquillement sans trop se soucier de se faire remarquer en cas d'éclats de voix incontrôlés. Le brouhaha ambiant complète l'écran nécessaire à une explication franche qui peut s'avérer houleuse. Après le passage du serveur venu prendre leur commande, Léa entre dans le vif du sujet :
— Je te préviens, je ne suis venue que pour mettre les points sur les i. Il est hors de question que l'on se revoie à l'avenir. C'est clair ?
Cette entrée en matière déstabilise Enzo qui aurait souhaité un préambule moins musclé, du genre : « Comment vas-tu ? » « Je suis heureuse de voir que tes problèmes de santé se sont arrangés »... Bref, un peu plus de délicatesse, même feinte.
— Tu sais Léa, je comprends ce que tu peux ressentir après ce que j'ai fait, mais...
Le garçon interrompt Enzo en déposant deux cafés sur la table. Celui-ci en profite pour régler l'addition afin de ne plus être dérangé. Une fois le serveur parti, il reprend :
— Ce que je veux dire c'est que j'ai tout à fait conscience de t'avoir fait beaucoup de mal. J'ai regretté mon geste à la minute même où j'ai quitté la maison mais je n'avais pas le choix. Si j'étais resté tu m'aurais perdu de toute façon et de manière définitive. C'est ce que je voulais que tu saches.
— C'est à dire ?
— Je... je me serais suicidé.
Enzo vient de marquer un point. Léa pose sa tasse de café et pour la première fois braque franchement son regard sur lui.
— Comment peux-tu en être sûr ? ! Ce n'est pas dans ta nature. C'est trop facile de dire ça maintenant.
— Justement, tu connais mon caractère, mon amour de la vie, ce que j'ai toujours pensé des dépressifs... Eh bien, pour la première fois je me suis mis à haïr chaque jour, chaque minute de mon existence de façon insupportable. Et surtout, j'ai pris conscience que nous nous détruisions mutuellement. J'ai compris toute l'horreur que pouvait représenter l'abîme de la dépression, et le risque que cela représentait pour nous.
— On aurait pu s'en sortir.
— Comment ? Nous venions de perdre Michaël. Nous étions seuls face à ce drame, toi autant que moi, et nous nous serions détruits l'un l'autre. Je ne pouvais rien pour toi et tu ne pouvais rien pour moi. Nous nous entraînions par le fond mutuellement. J'ai voulu préserver ce qui pouvait l'être.
— C'est une façon de voir les choses, mais je ne la partage pas Enzo. J'avais besoin de toi moi. Tu t'es comporté en égoïste.
Léa détourne à nouveau le regard et se perd dans la contemplation de la salle. Enzo sait qu'il ne doit pas la laisser décrocher. Il relance la conversation en essayant d'être le plus persuasif possible :
— Tu dois savoir autre chose... Un matin j'ai pris l'arme que je gardais dans le tiroir de mon bureau. Je l'ai chargée et j'ai mis le canon dans ma bouche. J'étais au bout du rouleau. J'avais pleuré toute la nuit, je ne voyais pas d'autre issue pour mettre un terme à l'enfer que je vivais. Et là je te jure sur ce que j'ai de plus cher, sur la tête de mon père, tu m'entends, sur la tête de mon père ! que je n'ai pas tiré pour une seule raison. J'ai voulu t'épargner le spectacle de ma cervelle étalée sur le mur derrière moi. Si je devais me flinguer cela devait être dans un quelconque hôtel sordide mais loin de toi. Trois jours après je suis parti.
— Quel acte de charité ! Et tu as pensé à moi ? Tu as pensé que j'allais me retrouver seule pour survivre à tout ça ? Tu aurais pu m'en parler, on... on aurait pu faire un break d'un mois ou deux le temps de trouver un peu de paix chacun de notre côté.
— Et un matin tu aurais appelé mon hôtel ou mon père pour apprendre que je m'étais pendu. J'ai pensé qu'il valait mieux que tu me détestes pour ne pas regretter ma mort au cas où je franchirais le pas.
— De toute façon tu peux dire ce que tu veux, je ne te pardonnerai jamais. Et sache aussi que je ne crois pas une minute que tu l'aurais fait. Toi, te suicider ? Impossible.
Léa aurait tout à fait raison si les circonstances du drame qui avait conduit au décès de Michaël avaient été différentes, mais elle ignore une partie capitale de ce qui s'est passé ce jour-là. A ce moment de la conversation l'instant aurait pu être idéal pour lui révéler enfin la vérité à ce sujet mais Enzo fait volte-face. Pas maintenant, pas comme ça, en public dans un putain de café...
— Léa... tu ne crois pas qu'il est temps d'arrêter de se faire du mal. On a assez morflé comme ça et...
Enzo s'arrête brusquement au milieu de sa phrase. Il vient d'apercevoir le docteur Leko en grande discussion à l'extérieur avec un homme corpulent qui termine sa cigarette en s'agitant. Ils vont sûrement entrer d'une minute à l'autre. Il faut croire que le hasard fait parfois très mal les choses...
— Qu'est-ce que tu as ? demande Léa en le voyant jeter des regards paniqués dehors.
— Ne te retourne pas. Mon chirurgien, est juste devant l'entrée.
— Et alors ? Tu vas m'expliquer ce que c'est que ce bordel, putain ! grogne Léa entre ses dents avec toutes les difficultés du monde pour ne pas élever la voix.
— Plus tard, il faut qu'on se tire et vite.
— Ah ouais ? et pourquoi ça ?
— Parce que je suis prêt à parier gros que les fous furieux de ce matin travaillent pour lui.
— Tu délires complètement...
— Je te supplie de me croire Léa. Viens, on va se lever tranquillement et passer par la terrasse.
« Le Rostand » présente en effet une large terrasse ouverte qui communique avec l'intérieur en été, l'entrée étant située à l'extrémité droite de celle-ci. En sortant par la gauche, Enzo et Léa peuvent espérer échapper au champ de vision du doc. Ils n'ont pas d'autre issue.
— Suis-moi. Enzo se lève et entraîne une Léa hésitante dans un slalom entre les tables de la terrasse. Quelques clients ramollis par la chaleur protestent bien lorsqu'ils se font bousculer mais sans trop de véhémence. Une fois dans la rue, tous deux se dirigent à l'opposé de l'indésirable, Enzo priant pour ne pas avoir été repéré. Il jette un rapide coup d'œil derrière lui et prend la main de Léa pour la forcer à un sprint effréné dans la rue de Médicis puis la rue de Vaugirard. Malgré la peur qui l'étreint, il aimerait que ce moment dure une éternité. La main de Léa dans la sienne, il l'avait espérée depuis si longtemps... Il se sent comme un gamin s'enfuyant à toutes jambes après un coup pendable. Il se surprend même à avoir envie de rire. Il est à la fois mort de trouille et heureux. Extraordinaire sensation que celle là ! Je ne te lâcherai plus. Je te protègerai jusqu'à la fin de mes jours, fait-il le serment en serrant la main de son amour un peu plus fort. Sûrs et certains de ne pas avoir été suivis ils font enfin une halte, exténués et trempés de sueur. Léa, appuyée contre la façade d'un immeuble, la tête penchée en arrière pour reprendre son souffle, est plus belle que jamais. Ses joues ont pris une couleur rosée après l'effort qu'elle vient de fournir et quelques mèches de cheveux lui tombent dans les yeux de façon furieusement sexy. Son t-shirt, collé à sa peau par la sueur laisse transparaître les tétons de sa poitrine. Entre deux inspirations saccadées, elle souffle :
— Qu'est-ce que tu fous Enzo ? Ce n'est que ton chirurgien, pas un pitbull enragé !
— C'est une longue histoire. Si tu veux que je te la raconte il va falloir que tu me supportes encore un moment.
— En tout cas, j'sais pas ce qu'il t'a fait mais tu tiens une forme olympique pour un mourant. Tu devrais le remercier ton docteur plutôt que de le fuir comme la peste.
— Ça reste à voir. Je te raconte ou pas ?
— Tu fais chier !
Anton Leko et Robert Carpioni ne sont finalement pas entrés dans le café. En quelques mots ce dernier a relaté le plus sincèrement du monde au chirurgien les événements qui ont conduit ses hommes à laisser s'échapper Laville. Il a ensuite fait usage de toute sa faconde pour lui assurer que ce n'était que partie remise et qu'il n'avait pas à s'en faire. Avec le savon - de Marseille - qu'il leur avait passé au téléphone suite à cette bévue, ils ne commettraient pas deux fois la même erreur. Ils étaient toujours sur le coup, cependant, l'opération était compliquée. Faire "disparaître" quelqu'un sous-entendait une action rapide et discrète, le moindre témoin pouvant provoquer la suspicion en cas de disparition inexpliquée etc... Leko s'est contenté d'encaisser la nouvelle et de renouveler sa confiance à Carpioni, puis, soucieux de ne pas être vu en mauvaise compagnie, il a rapidement mis fin à la discussion sans pouvoir toutefois éviter l'accolade outrancière de son encombrant "camarade". C'est la tête noyée de contrariétés que le docteur a finalement retrouvé sa voiture et pris la direction de son domicile. Tout au long du chemin une question lui est revenue sans cesse : Et s'il avait commis une grossière erreur en faisant appel au parrain de la Canebière ? Il était trop tard pour faire marche arrière, les dés étaient jetés, il fallait simplement espérer qu'ils ne trahissent pas le lanceur. Un tel résultat pouvait s'avérer franchement apocalyptique...
Non loin de la bibliothèque François Mitterrand, dans un bel appartement moderne, propre, blanc, sobre, à l'image de ses occupants, le capitaine Hermas est depuis un moment affalé dans le canapé du salon, atone. Son fils l'a sollicité pour aller faire leur partie de tennis dominicale mais il a décliné la proposition. « Trop fatigué » a-t-il prétexté. Sa femme, Claire, vient de rentrer d'une tea party chez sa meilleure amie Clarence et son retour lui impose de se reprendre un peu. Il ne faut pas qu'elle s'inquiète ou elle va me bombarder de questions. Malheureusement, la revue qu'il fait mine de feuilleter d'un air décontracté ne trompe pas l'intuition féminine de madame. Elle pose son sac sur le divan, retire ses lunettes de soleil et prend place auprès de son mari.
— Ça ne s'est pas bien passé votre petite réunion improvisée à la clinique ?
— Si, pourquoi ?
— Je ne sais pas, tu as l'air contrarié. Ce n'est pas ton genre de passer le dimanche à ne rien faire.
— Je me sens patraque, c'est tout. Il fait trop chaud.
— Et Anton, il prend ses marques ?
— Oui, pas de problème. Tu le connais, il fonce droit devant sans se poser de questions.
— Le décès de Marcel ne l'a pas vraiment affecté n'est-ce pas ?
— C'est le moins qu'on puisse dire...
— Marcel était un type bien, je comprends que tu accuses le coup. Toi au moins tu fais preuve d'humanité.
— Le plus dur est pour demain. Une fois que l'enterrement sera passé, la vie va reprendre son cours et la page sera définitivement tournée à la clinique.
— Oui, ça ira mieux après tu verras. Ça me fait penser que je dois commander une belle couronne de fleurs. La cérémonie est à 13 heures c'est ça ?
Sylvain approuve d'un signe de tête. Claire passe sa main dans les cheveux de son mari avec tendresse.
— Repose-toi. Je vais te préparer un bon verre de lait chaud au miel et tu vas te coucher tôt. Tu te sentiras mieux après ce régime.
— C'est gentil, merci chérie.
Rassuré par la tournure de la conversation qui lui a évité d'aborder le sujet qui le perturbe vraiment, le capitaine replonge immédiatement dans ses pensées. Il doit cesser de se mentir, ce qui l'a poussé à entrer dans le programme AD VITAM n'a rien à voir avec les menaces d'Anton. Celui-ci n'aurait jamais pu prouver qu'il était au courant des pratiques douteuses qui entachent le projet. Non, la vérité est ailleurs et elle est terrible : Laville. Lui, lui et encore lui... J'ai beau me voiler la face depuis le début, toute ma rationalité ne peut que voler en éclat face à la résurrection de cet homme... et me rendre fou de curiosité. Nous rendre tous fous.
— Tu veux des petits gâteaux avec ton lait ? interroge Claire depuis la cuisine.
— Non merci chérie.
Le pire c'est que je sais que tout cela va mal finir. Je le sens, mais je ne peux pas m'empêcher d'aller droit dans le mur. Je devrais emmener femme et enfant loin d'ici et oublier tout ça mais je ne peux pas. Bordel ! J'en suis foutrement incapable...
Enzo et Léa ont échoué dans la serre tropicale du jardin des plantes. Récemment rénovée, elle impose toute sa magie aux quelques visiteurs tout émerveillés de se retrouver en pleine jungle à deux pas de la gare d'Austerlitz. Les 30 degrés associés aux 80% d'humidité nécessaires à la luxuriance de cette folie verte paraissent presque agréables en regard des 38 degrés qui accablent le monde extérieur. Les anciens tourtereaux ont trouvé un abri aux vertus apaisantes aux abords d'une cascade d'eau entourée d'arbres aux feuilles grandes comme des assiettes. Avec un peu d'imagination ils pourraient se croire seuls au monde, échoués sur une île lointaine, et selon la version d'Enzo, amoureux jusqu'à la fin des temps... La vérité est qu'ils n'ont presque pas parlé durant le trajet qui les a menés jusqu'ici. Léa s'est arrêtée pour prendre un paquet de chips dans un distributeur et le voyage en métro s'est déroulé au rythme de son piochage silencieux au fond du sachet. En retrouvant l'air libre l'ambiance ne s'est pas décongelée sous les rayons pourtant brûlants du soleil. Enzo a proposé la grande serre pour pouvoir discuter au calme dans un environnement agréable et elle a accepté. Plutôt que de risquer de l'effaroucher et de la voir s'envoler il a préféré se taire jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à destination. Léa, quant à elle, s'est contentée de suivre le mouvement sans objectif précis, l'esprit vide. Elle vit depuis un certain temps déjà au jour le jour, improvisant chaque minute de sa vie, alors pourquoi changer la règle maintenant ? Plutôt que de rester seule et de déambuler sans but dans Paris elle a préféré accompagner Enzo sans projeter quoi que ce soit. La haine qui brûle en elle ne s'est pas éteinte, loin de là, mais elle n'a pas non plus explosée comme elle s'y attendait. C'est une sorte d'indifférence qui domine. D'ailleurs, elle n'a pas l'impression d'avoir retrouvé Enzo, mais plutôt quelqu'un qui lui ressemblerait. Durant leur traversée du jardin des plantes elle s'est persuadée de ça : Ce mec est un parfait inconnu rencontré par hasard dans la rue comme tant d'autres, il va te raconter sa vie, tu vas faire semblant de t'intéresser et quand tu en auras ras-le-bol tu lui diras bye-bye et tu reprendras ton entreprise d'autodestruction là où tu l'avais laissée.La glace ne va pas être facile à rompre. Couvert par le bruit de l'eau qui s'écoule et la magnifique voûte émeraude qui les entoure Enzo s'aventure prudemment :
— Tu sais, je ne veux qu'une seule chose : racheter mes fautes et remettre de l'ordre dans ma vie. Malheureusement, le sort ne semble pas vouloir me foutre la paix. Je me suis tiré de la clinique vendredi dans la nuit sans rien dire à personne et...
— Pourquoi tu as fait ça ? C'est de la connerie...
— Parce que j'aurais tout donné pour te persuader de me donner une seconde chance. J'aurais parcouru la ville à genoux s'il l'avait fallu.
— N'exagère pas Enzo. Epargne-moi ce pathos ridicule.
— C'est la vérité ! Leko voulait me garder en observation un certain temps encore et me faire participer à un programme de recherche. Il m'a fait signer des papiers et tout. La rémission de mon cancer est paraît-il suffisamment extraordinaire pour faire de moi un cobaye. Mais je ne pouvais plus rester là-bas, il fallait que je te retrouve. Alors, j'ai pris quelques affaires et je me suis enfui.
— Et c'est pour ça que tu crains ton chirurgien comme si c'était le diable ?
— Non, bien sûr que non. En fait, quand j'ai voulu sortir, je me suis aperçu que toutes les issues étaient verrouillées. A chaque extrémité du couloir central qui dessert les chambres il y avait une porte qui condamnait les issues. Les ascenseurs, tous situés de l'autre côté, m'étaient donc inaccessibles, tout comme l'escalier. J'ai trouvé ça étrange mais je ne voulais pas en rester là alors j'ai commencé à explorer tous les couloirs latéraux et je suis tombé par hasard sur le bureau de Leko. J'ai fouillé partout dans son bordel en espérant dénicher une clé, un passe, ou je ne sais quel moyen de sortir de ce trou à rat et j'ai fini par mettre la main sur un badge magnétique. Je l'ai testé sur les portes du couloir principal mais ça n'a pas marché. J'ai repris mon exploration et je suis arrivé près d'un monte-charge. Après avoir failli me faire gauler par une infirmière de garde qui traînait dans le coin, je te passe les détails, je me suis dit qu'avec un peu de chance ce bidule descendait jusqu'au rez-dechaussée. J'ai appuyé sur le bouton d'appel mais les portes sont restées fermées et c'est là que mon badge a été utile. J'ai vu que la porte était munie d'un système magnétique et j'ai fait mouche en collant ma carte dessus. Je suis entré dans l'ascenseur et sans que je fasse quoi que soit il est descendu jusqu'aux sous-sols de la clinique.
— Et là tu es tombé sur un Leko assoiffé de sang affublé d'une cape noire et tous crocs dehors ! ironise Léa.
— Non, mais tu n'es pas loin de la vérité !
Face à cette affirmation Léa affiche un sourire sceptique. Enzo ne se démonte pas pour autant et déroule son récit en se tordant les doigts nerveusement.
— Il faisait sombre mais je crois que je me suis retrouvé dans une sorte de laboratoire. Il y avait des appareils partout qui éclairaient un peu la pièce avec leurs diodes de toutes les couleurs. Des respirateurs artificiels ronflaient comme des monstres tapis dans l'ombre. Mais surtout ce qui m'a frappé en entrant c'est l'odeur de mort qui régnait là-dedans. Une véritable puanteur. Une odeur de vieux, de médicaments et de charogne. Quand mes yeux se sont habitués à la pénombre, j'ai aperçu des silhouettes reliées aux appareils, assises dans des fauteuils ou allongées dans des lits et derrière le ronronnement des machines j'ai commencé à percevoir des gémissements. J'ai vraiment flippé quand une main s'est agrippée à mon jean. Je me suis dégagé en criant et j'ai fait demi-tour aussi vite que j'ai pu. Heureusement pour ce qui est de la remontée j'ai pu choisir mon étage. En arrivant au rez-de-chaussée, je suis tombé pratiquement nez à nez avec un vigile, j'ai réussi à me planquer encore une fois puis je l'ai vu sortir un paquet de clopes de sa poche. J'en ai déduit qu'il allait sortir fumer alors je l'ai suivi discrètement. Il m'a conduit jusqu'à la sortie. Voilà, tu sais tout.
— Tu crois vraiment que Leko peut mener des expériences douteuses dans une clinique qui a pignon sur rue ? C'est n'importe quoi.
— Ecoute, je n'ai pas rêvé ! Il se passe des trucs pas très clairs dans les sous-sols et je crois que si je ne m'étais pas tiré je me serais retrouvé enfermé là-dessous à subir les traitements de faveur du doc. Excuse-moi mais je préfère éviter de tenter le diable.
— C'est du délire ton histoire ! Tu étais stressé, fatigué et je pense que tu as dû déformer un peu les choses mais admettons que ce soit la réalité... tu crois que les types qui sont venus chez toi ce matin ont quelque chose à voir là-dedans ?
— J'en suis presque sûr.
— Pourquoi ?
— Leko tenait particulièrement à ce que je participe à ses recherches, j'ai signé un accord pour finalement partir sans demander mon reste. En plus, j'ai gardé le badge qui conduit au sous-sol et Leko a dû s'apercevoir de sa disparition. Je pense qu'il n'a pas eu trop de mal à faire le recoupement avec moi. Il sait que je sais. Et puis il semblerait que je sois devenu une attraction pour la médecine.
— Ok ça se tient. Qu'est-ce que tu comptes faire alors ?
— Me mettre au vert le temps que tout ça se calme un peu. Et puis sans doute prévenir la police pour qu'elle aille jeter un œil à la clinique, histoire de voir ce qu'il s'y passe vraiment.
Léa se lève en soupirant.
— Bon, eh bien je te souhaite bonne chance.
— Tu t'en vas ?
Le cœur d'Enzo s'emballe d'un coup à l'idée de voir Léa disparaître de son champ de vision.
― Je crois qu'on s'est tout dit non ?
Il se lève à son tour et plante son regard dans celui de son ex compagne.
— Ecoute, je pense sincèrement que les deux gars de ce matin ne vont pas lâcher le morceau aussi facilement. On a eu beaucoup de chance mais on n'est pas en sécurité ici.
— On ?
— Mais oui, réfléchis : S'ils veulent à tout prix me retrouver, ce que leur détermination de ce matin semble démontrer, ils peuvent très bien s'en prendre à toi. Je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit.
— Et alors ? Tu comptes me servir de garde du corps ? ironise Léa.
— Non, mais Jérôme m'a proposé à plusieurs reprises de profiter de sa maison de campagne en Essonne. On devrait se faire oublier un peu, le temps que je règle ça avec Leko. Tu pourrais aller là-bas une semaine ou deux, je serais rassuré.
A l'évocation de ce prénom Léa fait un brutal retour dans le passé. Jérôme Garnier est un collègue et ami de longue date d'Enzo qu'elle a très bien connu à l'époque où ils vivaient ensemble. Lorsqu'Enzo a monté sa propre agence de pub il a fait de Jérôme son bras droit. Ils passaient la plupart de leurs week-ends avec lui et sa femme, Fiona, qui avait accouché d'une petite fille trois mois avant elle. Léa avait partagé avec eux ses joies, ses espoirs, ses doutes, ils étaient de ceux qui constituaient son entourage proche, des amis que l'on apparente à la famille et à présent ils n'étaient plus que de vagues réminiscences dénuées d'affect. Cet accablant constat provoque en elle un certain malaise. Les visages disparus dans la gangue de boue où reposent les souvenirs honnis se rappellent à elle. Bien que noyés dans la fange ils lui mordent encore le ventre et le cœur. Ils ne veulent pas mourir ainsi. Ils ne peuvent pas mourir. Léa se ressaisit tant bien que mal, revenant avec pragmatisme au présent.
— En fait, tu veux qu'on y aille ensemble c'est ça ?
— Juste le temps que je mette les choses au point avec Leko. Je vais bien réussir à m'entendre avec lui.
Une hésitation passe dans le regard de Léa. Elle n'a nulle part où aller et la perspective de se retrouver entre les mains d'individus peu scrupuleux ne l'enchante guère. D'un autre côté elle n'est pas dupe, elle sait parfaitement qu'Enzo va profiter de la situation pour tenter de renouer des liens dont elle ne veut plus. Le soupir nerveux qu'elle pousse en dit long sur ses états d'âme.
─ Bon, c'est d'accord mais je te donne une semaine maxi pour régler ce problème. T'es vraiment un nid à emmerdes Enzo !
─ Je suis désolé.
─ Allez, appelle ton pote on ne va pas camper ici.
Sans attendre Enzo compose le numéro de portable de Jérôme à qui il avait laissé les rennes de l'agence au comble de sa dépression. La voix de baryton de son ami ne tarde pas à résonner dans le combiné. Sa surprise est à la hauteur de l'événement.
─ Enzo c'est toi ?
─ Je te dérange ?
─ Non, tu parles ! Comment vas-tu ? Je me fais un souci d'encre, je n'ai plus de nouvelles.
─ Beaucoup mieux, mais je ne vais pas pouvoir te parler longtemps aujourd'hui. J'ai un service à te demander, c'est très important.
─ Tout ce que tu veux.
─ Je peux occuper ta maison à Chamarande pendant quelques temps ?
─ Bien sûr ! Tu es chez toi...
Jérôme s'arrête brutalement dans son élan, incrédule.
─ Mais dis-moi ... tu es où là ?
─ Dehors et en bonne santé... T'as intérêt à faire péter la meilleure bouteille de ta cave quand on va fêter ça.
─ Putain, c'est génial !
Le visage d'Enzo s'illumine d'un large sourire, gagné lui aussi par la joie spontanée de son meilleur ami.
─ Je pense même revenir bosser à l'agence, fini la belle vie pour toi !
— Arrête tes conneries, c'est gé-nial !
Nouveau sourire ému.
─ Bon, je dois te laisser.
─ Ok. Les clés sont sous la jarre de fleurs près de l'abri à bois.
─ Je te revaudrai ça « ma caille ». Je t'embrasse.
─ Moi aussi. Bye.
─ Bye.
Léa, qui a tourné le dos à Enzo pendant toute la discussion gâte la fête d'un ton acerbe :
─ Je vois que tu n'as pas coupé les ponts avec tout le monde.
─ Léa... S'il te plait...
─ Quoi ? Tu veux qu'on en discute ?
─ Non.
─ Alors on bouge.
─ Ok.
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