Chapitre 15

Quartier Saint-Etienne à Toulouse. Au fond d'une cour envahie de lauriers roses et de jasmin au parfum entêtant, non loin de l'agitation touristique, le visiteur qui veut se donner la peine d'explorer ce recoin tranquille, pénètre dans un autre monde. Il peut apercevoir une belle façade de briques pourvue d'une large devanture avec en vitrine des livres anciens aux luxueuses couvertures de cuir ou de tissu, disposés comme des bijoux dans leur écrin dans des alcôves blanches rectangulaires. L'éclairage a été soigné, incliné de sorte que les reliefs, lettres en creux, ornementations, et cicatrices du temps, livrent toute leur richesse. La librairie « Les mots pour le lire » est essentiellement fréquentée par des habitués. On y croise bien souvent Monsieur Turpin, notaire de profession, qui pas plus tard qu'hier consultait avec attention un ouvrage traitant des castes sociales en Indochine au 19ème siècle. En ce dimanche la librairie est fermée mais toutes les lumières sont allumées. Le propriétaire s'affaire à dépoussiérer les recoins les plus inaccessibles à l'aide d'un escabeau. Autour de lui les murs de brique ont pris la teinte du sang séché. Les ouvrages en consultation libre reposent sur des lutrins ou dans des rayonnages de bois sombre délicatement ouvragés occupant tout le pan de mur le plus large sur cinq mètres de hauteur. Cet espace plongé dans la douceur d'un éclairage tamisé n'a rien à envier aux bibliothèques anciennes les plus prestigieuses. En semaine, Messieurs Fougier et Lajoie aiment à y discuter de longues heures, entourés de lutrins magnifiques. Leur dernière empoignade concernait la date de parution d'un recueil de poèmes scientifiques sur les plantes et leurs vertus du médecin et poète anglais Abraham Cowley que John Milton plaçait au même rang que Shakespeare. Le débat avait été particulièrement animé entre les deux puristes l'un pariant pour 1667 et l'autre pour 1668. La jeunesse toulousaine, elle non plus, n'est pas restée insensible à la magie qui émane de cet antre de la connaissance. D'abord curieux ou amusés, souvent envoyés par leurs professeurs de fac, beaucoup de jeunes gens sont ensuite revenus régulièrement de leur propre chef. Beaucoup font montre d'un intérêt particulier pour la collection que l'on pourrait qualifier d'ésotérique du maître des lieux. Exposée dans une vitrine au verre légèrement teinté de rouge, on n'y trouve bien entendu aucun des écrits charlatans qui envahissent certaines librairies spécialisées et qui font le bonheur de lecteurs en mal de sensations ou de solutions miraculeuses à leurs problèmes, mais plus sûrement des œuvres rares qui rassemblent avec une approche ethnologique tous les rituels magiques, religieux ou chamaniques des différentes civilisations qui s'y sont adonnées au fil des âges. Enfin, pour être complet on trouve en général, assis derrière son bureau Empire, le  grand prêtre de ce lieu de culte aux odeurs de cire, de cuir et de papier : Henri Laville. Il vient d'avoir son fils au téléphone et attend d'une minute à l'autre un confrère britannique qui ferme boutique et qui pourrait avoir quelques ouvrages intéressant à lui céder. Une fois ce rendez-vous achevé, il reprendra le train en direction de Paris comme cela était initialement prévu. Il ne pense d'ailleurs plus qu'à ça, ce qui devrait rendre la négociation fort avantageuse pour Malcolm Fawley son vieil ami londonien fervent amateur d'ouvrages politiques d'entre-deux guerres. La situation d'Enzo intrigue Henri au plus haut point. Elle l'inquiète et le fascine à la fois. Perturbé depuis la réception du certificat de décès, il va de surprise en surprise, la dernière en date, et non des moindres, lui ayant été délivrée à l'instant au téléphone. Il y a un parfum d'irréel dans l'air depuis un certain temps et Henri se demande s'il n'est pas en train de vivre quelque chose d'exceptionnel, d'unique, qui serait de l'ordre du débarquement sur terre d'une vie extraterrestre ou de la découverte de la pénicilline. Il y a des moments à consonance divine où l'histoire – la grande comme la petite – la nôtre comme celle de l'humanité – s'emballe et donne un coup d'accélérateur à nos vies. Des changements profonds s'installent et rien n'est jamais plus comme avant. Pourrait-il s'agir de cela ? Henri espère avoir un élément de réponse en retrouvant Enzo. Parallèlement à cela il redoute les conséquences que pourrait avoir l'entêtement de son fils à renouer des liens avec Léa. Est-il vraiment décidé à lui révéler le pire ou a-t-il une autre idée en tête ? Il y a des choses qu'il est préférable de garder bien enfermées au fond de soi, cadenassées à double tours car en les réveillant on risque de se retrouver submergé par une vague destructrice. Il suffit parfois de peu, d'un mot, d'un souvenir que l'on remue... Le secret partagé avec Enzo fait partie de ces monstres qu'il serait peut-être sage de laisser dormir. Cette question hante Henri depuis si longtemps maintenant.
Le carillon qu'il a fait installer au-dessus de la porte de sa librairie s'agite délivrant une fraîche averse de notes cristallines. C'est Malcolm. Henri descend prudemment de son escabeau, pose son plumeau dans un coin et se rend à sa rencontre. Les deux amis ne se sont pas vus depuis six ans mais ils se reconnaissent immédiatement. La lueur passionnée qui illumine leurs regards enfantins n'a pas changée. 

— Dear Henri, commont allai vous ? s'exclame l'antiquaire des bords de la tamise avec un accent terrifiant. 

— Je fais en sorte d'aller le mieux possible cher Malcolm. 

— Ah ! tujurs aussi, commont dîtes-vous ? disabusé ?

— Vous avez fait des progrès en français mon ami, c'est un mot précieux que vous employez là, et avec une certaine justesse je dois dire. 

— Merci Henri. 

Les deux hommes tombent dans les bras l'un de l'autre tout sourire et se donnent une franche accolade. Malcolm, fringant pour son âge, est très élégant comme à son habitude. Il porte une chemise saumon en soie et un pantalon blanc cassé en lin. Il arbore aux pieds des chaussures couleur acajou en provenance de chez church's, le nec plus ultra pour tout homme pour qui le mot dandy signifie encore quelque chose. L'eau de Cologne n'a pas changée non plus : elle provient d'une institution britannique, la pharmacie D.R. Harris de Saint James's street, la plus ancienne officine de Londres. Seul le dos sensiblement plus voûté que lors de leur dernière rencontre témoigne du temps qui s'est écoulé depuis. 

 — Alors comme ça tu prends ta retraite ? s'étonne Henri qui sait à quel point son ami est passionné par son métier. 

Le tutoiement est de nouveau de rigueur passé le "joke" des retrouvailles. 

— Oui, j'ai décidé de m'adonner à la pêche sur les lacs d'Ecosse, la terre de mes ancêtres, lui confie Malcolm, cette fois dans un français quasi parfait, mettant fin à leur petit jeu. 

— Ah oui ? Tu abandonnes tes livres pour la pêche ? 

— Je te les confie mon cher, mais je te rassure, je garde mes préférés. L'avantage de la retraite c'est qu'on a le temps de profiter de ce qui est précieux. 

— J'ai du mal à croire que tu vas fermer boutique après quarante ans de dévouement. 

— Ma fille vient d'accoucher d'un petit garçon et elle vit à Dundee. Je ne suis plus tout jeune et je veux être près d'eux. 

— Pourquoi ne pas continuer en Ecosse ? 

— Mais c'est un véritable interrogatoire, indeed ! ! !

Henri, avec un sourire en coin, se défend : 

— Disons que je veux m'assurer que tu ne reviendras pas dans deux heures me supplier de te restituer tes bébés... 

 Malcolm rit de bon cœur à la réplique de son ami. 

— Non, c'est sérieux, je tourne une page comme on dit joliment en Français. Je pars l'esprit serein en te confiant cette partie de ma vie. Je sais qu'elle sera entre de bonnes mains. 

— Et pour combien es-tu prêt à céder ton passé ? 

— D'après toi quel peut être le prix de mon âme Henri ?


Bien loin de ces considérations, Enzo essaie de reprendre des forces avant son rendez-vous avec Léa. Il s'est rapproché du lieu convenu, s'est attablé à la terrasse d'une brasserie non loin du métro Jussieu, et s'attaque à une généreuse entrecôte garnie de frites. Le dernier festin de ce genre qu'il s'est autorisé remonte à une éternité. A vrai dire il ne pensait pas pouvoir retrouver un jour ce genre de plaisir coupable. Sur le chemin il s'est souvenu de cet endroit qui sert une viande des plus extras et s'est arrêté pour en profiter. Après la première bouchée il charge plus que de raison son assiette de ketchup et de mayonnaise. Autant se faire plaisir jusqu'au bout, n'est-ce pas ? C'est ensuite le sel et le poivre en quantité importante qui viennent compléter l'agrément d'un plat qui lui semble fade, bien loin de ses souvenirs. Le plaisir de renouer avec un véritable repas, c'est-à-dire avec autre chose que des légumes bouillis, du poisson cuit à la vapeur et du riz (ses derniers repas à la clinique) devrait le combler de joie mais c'est la déception qui l'emporte. Soit ses papilles gustatives ne sont plus connectées à son cerveau, ce qui pourrait être une conséquence de sa maladie, soit ce morceau de bidoche est complètement insipide. Dépité, Enzo poursuit son repas avec pour seule satisfaction le fait de remplir son estomac. Il faut dire que depuis la nuit de son départ précipité il n'a pas trouvé le temps de se restaurer.

Ce soir-là, après s'être enfui de la clinique du belvédère, il a, sans réfléchir, pris la direction de son domicile de Pigalle. Il n'avait de toute façon aucun autre endroit où se réfugier. La première chose qu'il a faite a été de se regarder dans le miroir de la salle de bain. Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il y découvrirait n'ayant pas eu le loisir de contempler son visage depuis des semaines. Lui qui était très attentif à son apparence lorsqu'il était encore en bonne santé avait par la force des choses dû mettre son narcissisme de côté. Les derniers temps à la clinique il n'avait plus la force de faire sa toilette et c'était les infirmières qui s'en chargeaient. Il l'avait vécu comme une véritable humiliation. Ainsi, de retour chez lui, il a hésité un instant avant d'allumer le néon qui lui révélerait son image. Une fois l'interrupteur de la salle de bain pressé, il s'est approché du miroir fixé au-dessus du lavabo et a affronté la vérité. Il avait perdu du poids sans aucun doute. Son visage était émacié et incroyablement pâle. Le fait de se voir aussi livide, lui qui était bronzé tout au long l'année, lui a arraché une grimace, la barbe sur ses joues ne lui a pas fait bonne impression non plus. Cependant, pour dire la vérité, il s'attendait à pire. Son visage était resté séduisant malgré les traces de fatigue qui l'avaient creusé, ses yeux bleus acier brillaient d'un éclat vif. Ses cheveux châtain clair, qui avaient été épargnés par les ravages d'une chimio inutile compte tenu des son état désespéré, étaient un peu trop long à son goût. Bien que désordonnés, ils avaient gardé leur force et leurs belles boucles rebelles qui étaient pour beaucoup dans le charme que dégageait Enzo. Il tirait même avantage de sa cure d'amaigrissement forcée en ayant perdu le côté juvénile de son visage qui l'avait toujours complexé. Le reflet lui renvoyait l'image d'un homme, plus viril, plus sage, endurci par la vie. Pour un miraculé il ne s'en sortait pas trop mal. Après ce constat rassurant, Enzo est monté sur la balance par curiosité. Le cadran a affiché 67 kilos au lieu des 78 habituels. Pour un mètre quatre-vingt-trois il lui faudrait se remplumer un peu, estima-t-il mais se fixer à 73 kilos pourrait être un bon compromis. Cet objectif entériné, il a pris une douche et s'est couché, épuisé mais heureux de redevenir maître de son destin. 

Enzo grignote sans véritable appétit les dernières frites de son assiette et fait un effort pour se rappeler ce qui s'est passé ensuite. C'est là que tout s'embrouille. Ses yeux se perdent dans le vague, il fouille sa mémoire avec insistance mais le déroulé de la journée de samedi (le lendemain donc) demeure plongé dans un épais brouillard. En essayant de se raccrocher à quelques bribes de souvenirs il finit par extirper deux ou trois certitudes. Tout d'abord il se souvient que son état ce jour-là n'était pas des plus fameux. Tout avait pourtant bien commencé, il se sentait plutôt revigoré par sa nuit, prêt à poser les bases de sa nouvelle vie, habité par le désir impérieux de retrouver Léa au plus vite, mais après avoir pris sa douche, une angoisse profonde a jeté un voile gris sur son enthousiasme. Inexplicablement, il s'est subitement senti perdu, incapable de faire le point sur sa situation. En parcourant les pièces de son appartement s'est imposé à lui la nette impression d'être étranger dans ses murs. Comme si l'endroit lui était inconnu, dénué de toute familiarité. Ce sentiment très étrange de se retrouver dans un environnement dans lequel il était devenu un intrus a perduré une fois dans la rue. Il reconnaissait les devantures des commerçants en bas de chez lui, l'architecture des immeubles, la vie du quartier, tout ce qui avait constitué son environnement depuis qu'il habitait ici, mais l'ensemble avait une facture artificielle, comme un décor de théâtre qu'on aurait construit durant la nuit pour le duper. Les gens qui passaient devant lui avaient tous plus ou moins le même visage de poupées de cire. Aucun sentiment dans leurs yeux, aucune émotion, juste l'imitation d'une vie qui paraissait normale à tous sauf à Enzo. En y repensant, il se souvient maintenant que toute la journée s'est ensuite déroulée avec en toile de fond cette sensation persistante d'évoluer dans une ville factice où derrière chaque porte il aurait pu découvrir ce que cachait l'envers du décor : Une immense étendue vide d'une blancheur immaculée. Cette angoisse ne l'a plus quitté jusqu'au soir. 

Le garçon de café ramène brusquement Enzo au présent en venant débarrasser sa table.

— Vous avez terminé Monsieur ? 

— Oui, merci. 

— Un problème avec la viande ? 

Enzo jette un rapide coup d'œil à son assiette et constate qu'il a laissé la moitié de son entrecôte. 

— Heu, non ne vous inquiétez pas, j'ai eu les yeux plus gros que le ventre c'est tout. 

— Un dessert ? 

— Juste un café allongé, merci. 

Le serveur s'efface et Enzo rattrape le fil de ses souvenirs : Après avoir quitté son appartement de longues heures se sont écoulées mais il n'en garde aucun souvenir. Il semblerait que ce soit aux alentours de dix-huit heures qu'il ait repris contact avec la réalité, ou tout du moins avec une certaine clarté d'esprit. Quelques flashs lui reviennent dans le désordre: un café dans une brasserie près des Halles, un trajet en métro, une rue bondée et bruyante à la population métissée, un livre acheté sur les quais de Seine... Il doit toujours être dans ma sacoche, suppose Enzo. Après vérification il retrouve en effet l'exemplaire défraîchi de "La métamorphose" de Kafka acheté la veille. Qu'est-ce qui m'a pris d'acheter ce bouquin ? Il est dans un état lamentable en plus... Enzo soupire. Pour résumer, la journée d'hier l'a probablement vu déambuler dans Paris sans but précis, perdu, déconnecté de celle qui occupe à nouveau tout son esprit. Habitué à ce genre de trous noirs depuis ses déboires de santé, Enzo ne s'inquiète pas plus que de raison de cette absence. Tout juste regrette-t-il de ne pas avoir eu toute sa tête pour songer à appeler Léa dès hier. Cela leur aurait permis de se retrouver bien plus vite et peut-être d'éviter la mésaventure de la matinée. La faute au stress, se dit-il. Ce genre de troubles va disparaître progressivement, il en est persuadé. La preuve, aujourd'hui il se sent parfaitement bien. Il sourit même à l'idée d'avoir passé la nuit si près de celle qu'il aime sans le savoir. Quelle ironie ! Quand Léa avait-elle rejoint l'appartement ? Après être rentré tard le soir, il n'avait pas pensé une seule seconde qu'elle ait pu se trouver chez lui, si proche, dans la pièce voisine. Pourtant, elle était bien là, seulement dissimulée par l'obscurité, à respirer le même air que lui, endormie, recroquevillée sur le canapé une mèche de cheveux tombée en travers du visage, à portée de son amour et de sa repentance. Enzo se réconforte de ses retrouvailles manquées en se disant que dans peu de temps il va pouvoir contempler son visage, lui dire à quel point elle lui a manqué, qu'il regrette de l'avoir fait souffrir et qu'il est prêt à se damner pour se faire pardonner. Il se doute que le passé ne sera pas soldé par enchantement, comme on passe un coup d'éponge sur une table sale mais si le fait de renouer un contact pouvait être le premier pas vers le pardon, l'avenir lui semblerait enfin radieux, plein des promesses d'une vie nouvelle. Tout en buvant son café, Enzo commence à feuilleter les pages jaunies de « La métamorphose » pour patienter jusqu'à l'heure du rendez-vous. Dans moins d'une heure il sera face à elle. Son excitation est telle qu'il en a oublié le docteur Leko, ses troubles de la mémoire, les deux brutes lancées à sa recherche, et le reste. 

 « Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Nadysa s'éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. »


Le rital et Serge, eux, ne sont pas disposés à oublier Enzo. Après qu'il leur ait échappé, ils ont minutieusement fouillé son petit deux pièces à la recherche d'indices sur ses amis, les lieux qu'il fréquente, son train-train quotidien. Après avoir glané un maximum d'informations sans laisser de traces visibles, ils sont partis et ont emmené avec eux son ordinateur portable. A l'heure qu'il est ils sont en train d'en éplucher tous les dossiers un à un, enfermés dans leur Mercedes. C'est surtout le rital qui s'attelle à cette tâche fastidieuse. Serge, lui, est encore furax de s'être fait mystifier par une gamine. Si seulement ils avaient pu la choper, leur travail serait beaucoup plus simple à présent. Moi dans l'ascenseur, le rital dans l'escalier, voilà ce que nous aurions dû faire. C'est le B.A.-BA, rumine-t-il. Il fume cigarette sur cigarette et demande environ toute les deux minutes à son équipier : 

— Alors ? 

Et celui-ci lui répond invariablement sans perdre son flegme : 

— Laisse-moi encore deux minutes. 

Ils se connaissent parfaitement ces deux-là. Jamais une embrouille, du respect mais pas d'amitié (c'est un principe dans le travail), une complémentarité du tonnerre et une efficacité qui n'est plus à prouver. Carpioni ne s'est pas foutu de la gueule du doc en les mettant sur la trace de Laville. Après deux bonnes heures de travail, le rital fait son rapport: 

— Il a une bagnole, j'ai le numéro d'immatriculation, et j'ai vu sur sa messagerie que son père sera de retour à Paris ce soir. Sinon, pour le reste rien de plus que ce que nous a donné le patron.

 — On commence par quoi ? s'impatiente Serge. 

— La voiture. On finira par le père, ça te va ? 

Serge approuve d'un signe de tête et démarre la Mercedes classe A fraîchement mise à leur disposition par leur patron. La traque continue.


Malcolm Fawley savoure son verre de vin confortablement installé dans le bureau cossu de son ami Henri Laville. Un Haut Médoc millésime 1978, que les deux hommes ne savourent qu'à l'occasion de leurs retrouvailles, qu'elles se déroulent en Angleterre ou en France. Une demie heure plus tôt, Henri avait invité son collègue à lui présenter sa collection afin d'en estimer le prix. La négociation n'avait pas duré plus de vingt minutes.  A vrai dire Henri ne s'attendait pas à découvrir autant de trésors dans le catalogue de son ami et la somme qu'il avait prévu de mettre dans ces acquisitions était sensiblement inférieure à celle qu'il allait devoir débourser. Cependant, il a signé le chèque sans rechigner, incapable de renoncer au moindre livre qui lui était présenté, mais aussi pressé par le besoin d'en finir au plus vite. L'investissement qu'il avait initialement projeté ne lui permettait que de couvrir la collection "standard" de son ami. Il a donc dû consentir une rallonge assez conséquente pour s'adjuger les pièces rares. Parmi ces ouvrages d'exception on trouve notamment une édition des "Fleurs du mal" de Baudelaire datée de 1857 son année de parution annotée par JK Huysmans qui en avait été le propriétaire. Il avait également pu admirer de ses propres yeux un livre de cuisine du 17éme siècle renfermant bon nombre de recettes rédigées de la main de Vatel. Il y avait ainsi une dizaine de livres particulièrement rares sur le marché. Le plus original était sans conteste l'œuvre d'un obscur explorateur dénommé Grégoire Malvecq qui avait déchiffré et retranscrit en 1889 un ensemble de hiéroglyphes égyptiens traitant de l'art de l'embaumement, du passage des défunts dans le royaume des morts, et de divers soi-disant témoignages évoquant des histoires de revenants en tout genre. L'authenticité de ces traductions, indéniablement suspecte aux yeux de Malcolm et d'Henri, avait le mérite de donner un recueil original et qui semblait surtout être un tirage unique, donc précieux. Une fois la transaction scellée, les deux collègues se sont serré la main puis se sont donné l'accolade, heureux d'avoir pu trouver un terrain d'entente. Malcolm n'aurait vendu sa collection à aucun autre concurrent sans en éprouver un terrible regret, au final c'est donc lui qui éprouva le plus de soulagement. 

 — Henri, nous devrions nous voir tous les dix ans, plus ce vin vieilli plus il est savoureux, ronronne un Malcolm au visage empourpré d'aise. 

 — C'est vrai, 78 est une année qui vieillit bien. 

 — Je me rappelle comme si c'était hier du jour où nous avons intronisé ce rituel. Notre histoire d'amitié avait très mal commencée tu te souviens ? 

 — Oh oui ! Nous étions jeunes et arrogants à cette époque. 

 — Je te rappelle que l'arrogance est l'apanage des Français mon cher. Tu parles donc pour toi, taquine Malcolm avec ce regard malicieux qui tempère bien souvent son côté caustique. 

 — Ma foi, je suppose que les anglais doivent être têtus alors, parce que ton obstination ce jour de mai 1979 n'a jamais trouvé d'égal à mes yeux. 

 — Le commissaire-priseur était acquis à ta cause, tu peux l'avouer maintenant. 

 — C'est faux tu le sais bien. 

 — My God ! Tu ne feras donc jamais amende honorable ! 

 Henri se laisse emporter par un rire sincère clôturant ainsi ce débat qui, il le sait, ne trouvera jamais son épilogue. Ce fameux 14 mai 1979, les deux amis étaient alors de parfaits inconnus l'un pour l'autre et antiquaires depuis peu. Ils s'étaient retrouvés à une vente aux enchères salle Drouot à Paris, bien décidés à réaliser leur premier gros coup sur le marché de l'art. Le clou de la vente se composait d'objets ayant appartenu à Napoléon Bonaparte. Bien vite l'objet de leur convoitise se focalisa sur une bague en or surmontée d'un magnifique saphir que l'un et l'autre voyaient déjà comme LA pièce maîtresse de leur affaire en devenir. Les enchères sont vite montées et après quelques relances à cinq ou six acheteurs potentiels la lutte s'est poursuivie à deux. Malcolm et Henri avaient décidé de tout miser sur ce lot. La lutte fut sans merci. Il était évident qu'aucun des deux ne lâcherait le morceau, quitte à se ruiner. Et c'est ce qui arriva ! Ils firent monter les enchères bien au-delà de leurs moyens, essentiellement aveuglés par leur passion, il faut bien le dire, mais aussi par orgueil, pour ne pas céder face à l'adversaire. Henri finit par l'emporter à la faveur des trois coups de marteau du commissaire-priseur. Trois coups trop rapidement donnés au goût de Malcolm qui fit un scandale, arguant que ce voyou de technocrate avait favorisé Henri pour que la relique ne quitte pas le territoire Français. Il avait assommé l'assemblée pendant une heure en répétant à qui voulait l'entendre que les enchères étaient faussées de par son appartenance au royaume britannique, grand tortionnaire historique de l'Empereur. Une fois le calme revenu, Henri a réalisé qu'il avait acquis le bijou pour une somme astronomique, qu'il était loin de posséder. Lorsque Malcolm finalement beau joueur est venu lui serrer la main, Henri lui a alors proposé le marché suivant: partager le coût d'achat et la bague. Six mois de l'année à Londres, six mois à Paris. Le premier à la vendre récupérerait sa part marge incluse plus un bonus de 10 % pour avoir conclu l'affaire et donnerait le reste de la somme à l'autre. Malcolm accepta le deal et l'affaire se conclut dans un café autour d'un Haut Médoc 1978, encore très jeune, puisque de l'année précédente, mais déjà fort agréable en bouche. Depuis à chacune de leurs retrouvailles le verre de l'amitié a le goût de ce bordeaux aux vertus commémoratives. 

 — Comment va ton fils ? s'enquiert Malcolm entre deux gorgées de vin. 

— Eh bien il faut que tu saches qu'Enzo a été très malade, mais qu'il va beaucoup mieux aujourd'hui. J'ai bon espoir de le voir tiré d'affaire d'ici peu. 

— Oh... Je suis désolé d'apprendre ça. Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? 

— Ne me pose pas ce genre de question Malcolm... je ne sais pas. Je suis comme ça. 

Heurté par cette réponse, Malcolm pousse un soupir désabusé. 

— Tu n'as pas beaucoup d'amis Henri, mais tu sais que j'en fais partie n'est-ce pas ? 

— Bien sûr. Excuse-moi.

— Bah ! tu es trop vieux pour changer aujourd'hui, mais je ne désespère pas de t'apprivoiser un jour. Maintenant je vais rejoindre ma petite famille et je compte bien t'avoir à mes côtés pour une partie de pêche à la mouche l'automne prochain. C'est la plus belle saison en Ecosse. Tu n'as pas le droit de refuser. 

— J'accepte l'invitation. Cela me fera le plus grand bien. 

— A la bonne heure ! Malcolm adresse un clin d'œil jovial à Henri et avoue :  J'adore cette expression ! A la bonne heure ! A la bonne heure ! Je pourrais la répéter cent fois sans m'en lasser. Elle est aussi belle en bouche que notre Haut Médoc. 

Les deux compères échangent un dernier sourire complice avant de s'apprêter à se séparer. Encore quelques mots pour se souhaiter bonne chance pour l'avenir, puis vient le moment du départ pour Malcolm.  Lorsqu'Henri le raccompagne à la porte de sa boutique, ce dernier s'efforce de cacher l'obsession grandissante qui le ronge. Malgré l'amitié profonde qu'il éprouve pour lui, il souhaite le voir partir au plus vite et se retrouver seul. Les dernières minutes passées en compagnie de son ami lui ont semblé interminables, atroces. A la première gorgée de vin son cœur s'est accéléré et son esprit n'a plus cessé de réclamer son dû. Un dû bien plus important qu'un simple verre. Lorsqu'il referme enfin la porte derrière lui, Henri se précipite dans la pièce qu'ils viennent de quitter, le souffle court, les mains agitées d'un tremblement incontrôlable. Il ouvre le tiroir de son bureau, en bas à droite, et en sort une bouteille de Jack Daniel's à moitié pleine, il porte le goulot à la bouche sans autre forme de procès et la vide en de longues gorgées coupables.

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