Chapitre 14
Sylvain Hermas n'a pas fermé l'œil de la nuit et la lourdeur qui accable Paris depuis plusieurs jours n'y est pour rien. Ce qu'il a vu dans le sous-sol de la clinique risque de le priver de sommeil pour un bon bout de temps. A quoi s'attendait-il ? Haïr la mort revient à aimer la vie n'est-ce pas ? Alors quoi ! Leko est-il devenu fou ? Le spectacle de corps tordus par la douleur, dégageant une puanteur abominable, le désespoir brûlant leurs yeux, est-ce cela sa conception de la vie ? Comment peut-il encore voir dans cette mascarade une source de progrès ou d'espoir ? Et que dire de l'inacceptable chantage auquel il l'a soumis ? Après la visite improvisée de ce qui sert de macabre décor au programme AD VITAM son "ami" lui a exposé les choses clairement : Maintenant qu'il est au parfum de l'état de délabrement du projet et de ses conséquences, il n'a plus d'autre choix que de collaborer ou tout balancer à la police, ce qui le condamnerait à figurer lui aussi au banc des accusés avec la certitude d'un témoignage accablant de Leko à son encontre. Cette solution lui a pourtant longtemps paru la plus raisonnable durant son insomnie. Mettre fin à ce cauchemar lui assurerait une conscience tranquille jusqu'à la fin de ses jours quitte à passer quelques mois en prison. A plusieurs reprises il s'est emparé de son téléphone avec l'intention de composer le 17 puis s'est ravisé. L'opprobre, le jugement de sa femme, de son fils, la peur de tout perdre ont eu raison de son courage à chaque fois. Il a repensé à la proposition de Leko : Redonner une dimension humaine au programme en investissant dans du nouveau matériel, en limitant le nombre de cobayes et en se fixant des règles éthiques draconiennes. Deux ans pour tout reconstruire sur des bases saines et un rôle important à jouer dans ce renouveau ambitieux.
Pourquoi pas ? a-t-il fini par se dire.
Mettre fin aux recherches dans l'état actuel des choses reviendrait à réduire les souffrances endurées par les patients au rang de négligeable. Il ne peut se résoudre à ce que tout cela reste vain. Et puis il y a Laville. Un cas fascinant lorsqu'on accepte l'évidence. Leko a raison, ce type est revenu d'entre les morts. Il représente l'occasion de donner enfin du sens au programme AD VITAM. Faire table rase du passé en rachetant les erreurs commises ou accepter que toutes ces femmes et ces hommes aient souffert pour rien...
Au lever du soleil, la réponse a fini par lui paraître évidente. Hermas prend une douche rapide sans réussir à couper avec les pensées qui se bousculent en lui. Une fois débarrassé des sueurs moites de la nuit, il s'habille rapidement, avale un café et prend la direction de la clinique où Leko a donné rendez-vous aux membres du programme pour un brief. En ce dimanche, il pourra compter sur une paix royale pour évoquer la nouvelle orientation du programme avec les participants. En semaine, quelques oreilles indiscrètes pourraient se balader autour d'eux bien trop innocemment pour être honnêtes d'après lui. Depuis le décès de Paulin, le personnel infirmier, inquiet pour son avenir, est à l'affût du moindre bruit de couloir. Il ne faudrait pas qu'une information confidentielle fuite bêtement. Pas un pékin sur la route. En vingt minutes le capitaine arrive à destination, un peu nerveux malgré tout. Sur place le Général ne lui laisse pas le temps de se poser ou de prendre un café. Il l'intercepte dans le hall d'entrée et entre dans le vif du sujet.
— Alors tu as réfléchi ? demande-t-il impatient.
— Ça pour avoir réfléchi, j'ai réfléchi ! Toute la nuit, assène Hermas à voix basse.
— Et ?
— Je suis d'accord mais je te préviens Anton : Si je constate quoi que ce soit qui aille à l'encontre de tes promesses je balance tout aux flics.
— Ne t'en fais pas, lorsque nous aurons retrouvé Laville nous pourrons donner une autre orientation au programme. Nous serons cleans.
— Et comment comptes-tu t'y prendre pour le convaincre de revenir ?
— Eh bien j'ai fait appel à un détective privé.
Le mensonge éhonté de Leko n'éveille apparemment aucun soupçon du côté d'Hermas. La révélation de son supérieur lui arrache même un semblant de sourire.
— On se croirait en plein film. Je te rappelle quand même que nous ne pourrons rien imposer à Laville sans son accord.
— Il a déjà signé le protocole. A l'heure qu'il est c'est lui qui ne respecte pas ses engagements.
— Ok, ok... Essayons d'abord de faire notre boulot correctement et nous repenserons à lui une fois que ton détective l'aura retrouvé.
— Je suis d'accord.
— Parfait. Maintenant excuse-moi, j'aimerais prendre un café avant la réunion.
Leko laisse son collègue s'éloigner et se frotte les mains de satisfaction. Cet emmerdeur est sous contrôle pour le moment. Se dit-il soulagé. Au même instant, Daniel Balmont, le gérontologue-biologiste, débarque dans le hall. Son visage fermé n'annonce rien de bon. Depuis le début du programme AD VITAM il est le numéro deux. C'est un grand spécialiste du vieillissement des cellules et il est sans conteste le plus compétent pour juger si les traitements administrés aux patients présentent un intérêt ou non. Longtemps à la pointe de la recherche grâce aux fonds initialement alloués au projet, il est entré au cœur des possibilités de la télomérase, cette enzyme que certains associent déjà à la fontaine de jouvence. Leko et toute son équipe y ont placé de grands espoirs, surtout au début de leurs recherches. La télomérase, naturellement présente dans l'organisme, a pour rôle de réparer les télomères à l'extrémité des chromosomes humains dont le raccourcissement entraîne le vieillissement de nos cellules. Combinée à divers procédés définis par Balmont elle a ouvert de nouveaux horizons qu'aucune équipe de recherche de par le monde n'a jusqu'à présent exploré comme ont pu le faire les têtes pensantes d'AD VITAM. Nanomédecine, cryogénie, stimulation du cerveau, médecine cellulaire et hormonale, ce n'est qu'en exploitant au-delà du raisonnable ces technologies et en les associant que Leko pense parvenir à ses fins. Grâce à Balmont de nombreuses pistes illusoires ont été abandonnées en cours de route pour au final ne retenir que les plus prometteuses. Leko et lui ne filent pas le parfait amour mais ils se respectent et partagent pour AD VITAM une foi inébranlable.
— Je peux te voir Anton ?
— Oui bien sûr, allons dans mon bureau.
— Je te suis, acquiesce Balmont.
Une fois sur place, sa contrariété apparaît encore davantage. Assis dans le large fauteuil de cuir noir qui fait face à Leko, il semble rachitique. Sa petite taille et sa maigreur sautent aux yeux. De plus, il fait bien plus âgé que ses cinquante-trois ans. Ses paupières tombantes lui donnent un air abattu qu'accentuent encore les poches violacées qu'il présente sous les yeux. Ses cheveux poivre et sel à l'origine ont pris une teinte jaune nicotine peu ragoûtante en plus d'être clairsemés et mal coiffés. Ses lèvres trop charnues lui mangent le visage avec disgrâce et sont le centre de son expressivité. Elles font l'effet de prothèses en caoutchouc capables de prendre les formes les plus insolites. Le reste du visage est terne et inexpressif en comparaison. D'ailleurs Balmont tout entier est terne et inexpressif. Jamais un mot plus haut que l'autre, c'est un être discret, sans état d'âme en apparence, très professionnel, respectueux de la hiérarchie. Parfois acrimonieux. C'est là que se situe toute son extravagance, c'est dire...
— Je t'écoute dit Leko tout en vérifiant discrètement sous son bureau qu'il n'a aucun message sur le répondeur de son portable.
— Je voulais te dire que les deux patients que tu m'as demandé de retirer d'AD VITAM hier sont décédés durant la nuit.
Leko reste sans voix. Balmont croit y percevoir un signe d'abattement.
— Ne t'en fais pas il en reste quatre et nous ferons tout pour les garder en vie. Je m'en occupe personnellement, promet Balmont afin de rassurer son collègue.
Il attend quelques secondes une réaction qui ne vient pas et reprend la parole pour combler le vide.
— Je vais prévenir Lelong. Il va avoir du travail... D'ailleurs, tu as des nouvelles ? il n'est toujours pas revenu, ça devient inquiétant.
Un silence de cathédrale semble s'être définitivement installé. Balmont se racle la gorge et hausse un peu la voix.
— Anton ?
— Oui, fais au mieux, murmure le neurochirurgien sans relever la tête, absent.
Balmont se lève, soulagé de pouvoir mettre fin à ce face à face inconfortable et s'éclipse rapidement. Sitôt la porte de son bureau refermée, Leko étouffe un cri de joie contenue. Il y a effectivement un message sur son portable en provenance de Carpioni envoyé à trois heures du matin. En quelques mots celui-ci lui annonce que ses hommes ont retrouvé Enzo Laville.
Ils n'ont pas eu à chercher bien loin. Ils ont simplement fait le guet devant l'appartement de Pigalle toute la nuit et leur proie a fini par rejoindre ses pénates à une heure avancée. Il ne restait plus qu'à la ramener vivant au patron. C'est souvent dans les endroits les plus évidents que l'on retrouve le gibier, surtout lorsqu'il n'est pas conscient d'être traqué. Encore une fois la règle s'est avérée fiable. Cela dit, le plus délicat restait à faire. Serge et Mario le savaient bien. C'est à huit heures du matin qu'ils ont décidé de s'introduire dans la place à la faveur d'une vieille dame qui sortait de l'immeuble avec son chien et qu'ils se sont présentés à la porte de l'appartement de Laville. Ils auraient pu le cueillir dans la rue lorsque l'occasion s'est présentée au beau milieu de la nuit mais Serge a préféré plus de discrétion dans le but de limiter un maximum les témoins potentiels. Choisir le bon moment est souvent la clé de la réussite dans ce genre de travail. Carpioni leur a assuré que leur cible n'était ni dangereuse ni spécialement méfiante pour le moment, tout se présentait donc sous les meilleurs auspices, mais il ne fallait pas faire d'erreur. Mario, un rital tout maigre, long comme un lombric, au visage de rongeur anémié a frappé trois coups à la porte. N'obtenant pas de réponse, il a répété l'opération avec un peu plus de conviction et cette fois, au bout de quelques secondes, ils ont entendu le parquet grincer sous les pas de l'occupant.
— Qui est là ? a demandé une voix d'homme, derrière la porte.
— Monsieur Laville ? s'est enquis Mario.
De l'autre côté du battant plus rien ne bougeait.
— Police Monsieur. Laissez-nous entrer s'il vous plait, a insisté Mario, voici ma carte.
Il a brandi devant l'œilleton de la porte une carte de flic falsifiée du meilleur effet. Toujours utile dans ce genre de situation. La porte a fini par s'ouvrir et les deux hommes de main de Carpioni ont pénétré dans l'appartement en forçant légèrement le passage juste ce qu'il faut pour ne pas se retrouver coincés sur le palier.
— Vous êtes Enzo Laville ? a répété le rital.
— Euh...Oui. Veuillez nous suivre au commissariat monsieur. Nous avons quelques questions à vous poser.
— Montrez-moi votre carte.
— Je vous l'ai déjà montrée.
— Je veux la revoir de plus près.
Mario a souri et levé les mains au-dessus de sa tête en signe de bonne volonté. La tension est devenue palpable, chacun ressentait un peu plus la moiteur qui commençait à saturer l'air ambiant. Des battements de cœurs sourds s'entrechoquaient, se répondaient dans un drôle de tempo.
— Ok, ok.
Il a présenté à nouveau la carte sur laquelle on pouvait voir sa face de rat taillée à la serpe arborer un sourire narquois. Enzo a tout de suite compris qu'il avait affaire à des imposteurs.
— C'est une carte de la police municipale ça... Qui êtes-vous ? C'est Leko qui vous envoie ? a débité rapidement Laville d'une voix rendue sèche par le stress, comprenant que quelque chose n'allait pas.
Serge a alors dégainé son flingue avec l'aisance d'un professionnel.
— Bon ça suffit coco, tu nous suis ou je te fume.
— D'accord, d'accord, restez calmes, laissez-moi le temps de m'habiller, a cédé Enzo conscient du risque qu'il prendrait à résister.
Serge, a rangé son arme en silence tandis que son binôme a saisi tranquillement Enzo par la manche pour l'accompagner dans la chambre. Une fois correctement vêtu, il n'a pu faire autrement que de les suivre.
— Allez, on descend, a-t-il dit fermement mais sans hausser le ton.
La situation était sous contrôle, la proie ne pouvait plus leur échapper. La tension est redescendue d'un cran. Les trois hommes ont atteint la rue sans échanger la moindre parole supplémentaire et sans encombre. Seule la respiration haletante, chargée d'angoisse d'Enzo indiquait ce qui était en train de se passer. En l'espace de trois minutes il a conçu les scénarios les plus délirants quant à l'avenir que lui réservaient les deux types qui l'encadraient. La peur le frappait au ventre sans retenue. Ses mains tremblaient. Il était à peu près certain que Leko était dans le coup et des flashs de sa dernière nuit à la clinique lui revinrent à l'esprit. Il n'avait aucunement l'intention de révéler ce qu'il avait pu y voir, bien peu de choses en réalité, mais sans doute suffisamment pour inquiéter le chirurgien. Cet endroit isolé du reste de la clinique puait le soufre et il n'avait pas cherché à en savoir plus. Le seul fait qu'il y ait foutu les pieds suffisait à savoir qu'il n'aurait pas dû. Les deux kidnappeurs, car il s'agissait bien de cela, allaient certainement l'interroger, s'assurer qu'il n'en savait pas trop. Il devrait se montrer convaincant et coopératif et ils s'apercevraient alors qu'il ne représentait aucun danger tenta-t-il de se rassurer. Tout allait bien se passer... Il les persuaderait qu'il voulait seulement retrouver Léa au plus vite et vivre tranquillement, qu'il se foutait des affaires de Leko, de ce qu'il pouvait bien trafiquer à l'abri des regards. Une autre pensée inquiétante lui traversa l'esprit : Et si ces deux hommes n'avaient rien à voir avec tout ça ? Quoi d'autre alors ? Avec les derniers jours qu'il venait de vivre il ne serait plus à une surprise près. Était-il devenu un centre d'intérêt privilégié pour les scientifiques ? Était-ce une machination gouvernementale ? Tout et n'importe quoi lui passait par la tête. Il était en plein cauchemar éveillé, la panique commençait à le gagner, il priait pour que de véritables flics passent dans le coin, alors il n'hésiterait pas à crier pour les alerter.
— Montez dans la voiture, a ordonné le rital, en désignant la Mercedes noire garée sous les fenêtres de l'appartement, tandis que l'autre cherchait encore les clés dans sa poche.
Celui-là ressemblait à ces vieux gangsters des films d'Audiard, tempes grisonnantes, bedonnant, mais avec un visage renfrogné au regard dur qui inspirait la crainte, surmonté d'épais sourcils noirs. Les portes aux vitres fumées se sont déverrouillées et le rital a fait signe à Enzo de prendre place à l'arrière. Alors que celui-ci s'apprêtait à monter, résigné, pétrifié par la peur, un cri vint briser le scénario trop bien rôdé qui se déroulait sous les yeux aveugles de passants mécaniques...
— ENZO ! ! !
Léa était penchée à la fenêtre qui donnait sur la rue. Les deux types, surpris, ont levé la tête en même temps dans sa direction et Enzo a compris que la chance ne se représenterait pas une deuxième fois. D'un geste brusque il s'est arraché à la poigne de Mario et a traversé la rue en courant. Un scooter a manqué le renverser mais il l'a évité par miracle, il a couru ensuite à toute allure sans se retourner et a tourné à gauche dans la rue La Bruyère puis plus loin à droite pour rejoindre la rue Blanche déjà bien peuplée. Il espérait se fondre ainsi au milieu des badauds qui flânaient en ce début de belle journée estivale. Le cœur en surrégime, il s'est engouffré dans le métro à la station Blanche mais un groupe de touristes matinaux bloquait l'accès aux deux seuls tourniquets de la station.
Je viens de signer mon arrêt de mort, a-t-il pensé, affolé par l'erreur qu'il venait de commettre. Paniqué, il a cherché à se frayer un chemin au milieu de gêneurs, créant un mini esclandre. Pris au piège, il a jeté un regard en arrière, persuadé que les deux truands allaient débouler derrière lui. Il était trop tard pour faire demi tour, les deux types le cueilleraient inévitablement en haut des escaliers.
Je suis foutu, c'est sûr ! C'est fini. Enzo a essuyé la sueur qui dégoulinait dans ses yeux et a regardé les marches d'escalier vomir leur lot de travailleurs en retard, de japonais et d'ados niais, de traders et de très durs, de gothiques et de Monique, de mariolles Brando et de kate moche en tout genre. Il a attendu de pouvoir passer le tourniquet à son tour mais le fait qu'aucun de ses deux poursuivants ne vienne rompre le flot monotone de la cour des miracles qui s'engouffrait dans la station a commencé à lui paraître étrange. Il ne pouvait pas les avoir semés aussi facilement. La raison de cet exploit lui est apparue soudain, dans toute son accablante probabilité: Léa.
On aimerait parfois avoir tort et c'était sans aucun doute ce que souhaitait Enzo plus que tout à cet instant. Malheureusement pour lui son pressentiment s'avérait exact : Lorsqu'il s'était enfuit dans la rue, les hommes de main de Carpioni n'avaient tout simplement pas cherché à le poursuivre. Il y avait mieux à faire. Un simple regard de Serge avait suffi pour que Mario comprenne. S'ils tenaient Léa, ils tiendraient Laville tôt ou tard. Inutile de se fatiguer, de se faire remarquer et de risquer de le perdre dans la foule. Alors, ils ont tout simplement repris l'ascenseur et se sont précipités vers l'appartement. Quand ils se sont présentés à la porte, Serge a constaté qu'elle ne résisterait pas à un bon coup de pied bien placé. Dans ce genre d'immeuble vétuste forcer une entrée n'était pas un problème. Ce coup d'œil, c'est ce qu'on appelle l'expérience. Selon une chorégraphie bien huilée. Mario s'est assuré qu'il n'y avait personne aux alentours en inspectant le palier et la cage d'escalier, et Serge a pris son élan pour faire sauter le verrou de la porte. Trois ou quatre pas en arrière, une grande inspiration et ... il s'est arrêté. La porte était entrouverte. De l'autre côté, un appartement désert. Léa était sans doute descendue par l'escalier tandis qu'ils montaient en ascenseur. A croire qu'on peut avoir trente ans de métier et commettre des erreurs de débutant...
— Merde ! a juré Serge en mettant KO le Bouddha du salon d'un crochet du droit bien senti.
Par principe le rital a jeté un œil par la fenêtre mais Léa était déjà loin de la rue Pigalle.
— Ça va se compliquer, a admis Mario en direction de son collègue qui commençait à rouer de coup de pieds le Bouddha étendu sur le sol, affublé de son éternel sourire.
— Merde et merde, putain de merde ! ! !
Si seulement Enzo avait pu voir ce dénouement, il ne serait sans doute pas à se ronger les sangs dans un bar sordide de Belleville. Pour lui les choses se sont déroulées tout autrement : Les deux enfoirés sont tombés sur Léa et vont se servir d'elle pour qu'il se livre. Tellement classique... Tellement efficace... Mais qu'est-ce qu'elle faisait chez moi ? n'a-t-il de cesse de se répéter. Quand est-elle arrivée ? Comment avons nous pu nous manquer ? Je ne comprends pas... Il pense et repense aussi à ses derniers instants de conscience à la clinique avant qu'il ne tombe dans le coma. Il se rappelle ses souffrances, son état de délabrement extrême. Il ne pouvait plus se nourrir seul, harassé par une fatigue meurtrière, il voyait les journées s'égrener, harcelé par des pensées incohérentes entrecoupées de moments de lucidité effrayants. La peur toujours présente. Ses derniers souvenirs se résument à des sons inconnus, des flashs de couleur doux puis aveuglants qui s'associaient au déclenchement de tempêtes olfactives : mimosa, agrume, bois pourri, chien mouillé, lessive, anis. Il se souvient aussi de formes géométriques qui s'accouplent (eh oui, lorsque le cerveau est touché ce genre de visions s'insinuent en vous avec un naturel déconcertant...). Il se savait condamné et pourtant il n'a jamais cessé de lutter, y compris dans ces instants où la perte de tous ses repères aurait dû lui ôter sa résistance. Non, au milieu de ce tumulte surréaliste il sentait toujours quelque part au fond de lui, dans les tréfonds de sa conscience un refus farouche du néant. Peut-être s'auto suggérait-il ces sensations et ces images pour ne pas sombrer dans le vide, pour dire à la mort: Je suis encore là, ce qu'il me reste de cerveau fabrique n'importe quoi mais il vit encore, avec le peu de fonctions qui lui reste il créé encore et il t'emmerde ! Je veux vivre !
Et aujourd'hui voilà où j'en suis, se dit Enzo. Je suis vivant. J'ai réussi à tromper la mort ! Je devrais me sentir exalté, ne penser qu'au bonheur à venir. Eh bien non ... je me retrouve dans une situation rocambolesque, presque semblable aux délires qui m'accablaient lorsque j'étais aux prises avec la maladie. C'est dingue ! Je suis peut-être à l'heure qu'il est sur mon lit de mort et je rêve tout ça... Enfin, je cauchemarde plutôt ! Non, je préfère encore que ce soit réel. Faites que ce soit réel même si c'est un truc à devenir fou. Je vais trouver une solution. Il y a toujours une solution. Dire que Léa était là, dans mon appartement ! Nous avons peut-être dormi à quelques mètres l'un de l'autre sans le savoir et voilà que ces types sortis d'on ne sait quel roman noir viennent foutre le bordel... C'est pas possible... Il faut à tout prix que je la retrouve, mais comment ? Je ne connais rien de sa nouvelle vie...
Enzo termine son Perrier, se lève et descend les escaliers étroits pour se rendre aux toilettes. Il n'est pas encore arrivé à destination que déjà les murs sont couverts de graffitis en tout genre. Sur place il flotte une odeur âcre de pisse et de vinaigre. Il prend place devant un urinoir, celui qu'il juge le moins cradingue, et satisfait son besoin naturel tout en lisant les inscriptions sur le mur qui lui fait face : « Riri va te faire enculé » signé Gilou, faute d'orthographe incluse. « Celui qui lit ça est en train de pisser à côté ! » Anonyme. « Est-ce que les chiottes des filles sont aussi dégueu ? » Loïc. « Fuck les condés » Anonyme. « Rachida appelle moi je t'M » 06 11 25 3... la fin du numéro est effacée par un tag et c'est signé Jo. Dommage pour toi Jo, mais de toute façon il y a peu de chance pour que Rachida vienne faire pipi dans les toilettes des hommes...songe Enzo. Il referme sa braguette, se lave les mains avec le reste de savon qui colle au fond du distributeur et se les sèche sous la machine à air pulsé. Ses pensées continuent de vagabonder autour de la poésie urbaine qui agrémente les lieux d'aisance, il se dit qu'écrire un recueil des meilleurs graffitis pourrait être amusant. Il doit sûrement y avoir quelques perles disséminées dans les toilettes du monde entier. Il se voit déjà à Tokyo, New-York, Amsterdam, Bombay en train d'explorer chaque petit coin lorsqu'il s'écrie:
— Mais quel con ! Comment j'ai pu ne pas y penser plus tôt ! ! !
Pour retrouver Léa il lui suffisait de téléphoner à Henri. Il s'était procuré son numéro auprès du salon de coiffure pour pouvoir la joindre et la convaincre de venir à la clinique.
— Merci Jo !
Enzo ressort dans la rue précipitamment et compose le numéro de son père. A son grand soulagement, celui-ci décroche.
— C'est moi, c'est Enzo.
— Enzo ? Comment vas-tu ? Tu as une bonne voix.
— Je suis en pleine forme, je suis sorti de la clinique.
— Quoi ?
— Oui... Euh, ce matin en fait. Ça t'en bouche un coin hein ?
— C'est une blague ?
— Non, je t'assure, je viens de boire un Perrier dans un café. Je suis dehors.
Henri reste sans voix dans son appartement toulousain. Il se demande si son fils n'est pas en train de lui concocter une plaisanterie dont il a le secret.
— Allô ? Henri ?
Enzo craint que la communication ne soit coupée mais il n'en est rien, soudain son père adoptif laisse éclater sa colère :
— Je vais appeler ton chirurgien pour lui dire ma façon de penser. C'est de la folie de te laisser sortir dans ton état ! Ce type est un irresponsable !
— Non, ne fais pas ça... Pour te dire la vérité je suis parti sans demander mon reste hier soir. Désolé de te prévenir comme ça mais je ne voulais pas que tu t'inquiètes. Tu comprends ?
— Tu es complètement fou ! Je te rappelle que tu es gravement malade.
— Je vais parfaitement bien. Ça peut paraître dingue mais je me sens en pleine forme. Rien à voir avec la dernière fois que nous nous sommes vus. Je t'assure. Fais-moi confiance je t'en prie...
— Bon. Le son de ta voix me rassure un peu et je veux bien te croire mais pourquoi es-tu parti comme ça, sans prévenir personne ?
— Je dois revoir Léa. Tu te souviens de la promesse que je t'ai faite à la clinique ?
— Oui, et je suis heureux que tu t'y tiennes mais je crois que tu vas droit dans le mur. Léa n'est pas prête à entendre la vérité. Elle est à fleur de peau. Je crains que le fait de remuer tout ça ne vous fasse du mal à tous les deux.
— Je dois lui donner la raison pour laquelle je suis parti il y a deux ans. Henri soupire profondément.
— Elle ne veut plus te voir. Elle a été très claire à ce sujet...
Enzo ignore cette dernière remarque.
— Je suis passé chez moi la nuit dernière et elle était là. Nous n'avons pas pu nous parler pour des raisons que je t'expliquerai plus tard mais elle était là. Elle ne pouvait pas savoir que je viendrais mais elle a cherché à renouer un lien j'en suis sûr.
— Enzo... elle a des problèmes d'appartement en ce moment et c'est moi qui lui ai donné les clés, c'est tout.
— Donne-moi son numéro, je t'en prie.
Henri hésite quelques secondes puis finit par délivrer le Graal à son fils, incertain d'avoir fait le bon choix.
— Merci. Je te rappellerai avant ce soir pour te donner des nouvelles. Je t'embrasse.
— Moi aussi fiston. Fais attention à toi.
Aussitôt après avoir raccroché, Enzo compose le numéro de Léa, le cœur battant. Elle décroche au bout de la troisième sonnerie.
— Allô ?
Sa voix n'a pas changée. Ce simple allô déclenche chez Enzo un flot d'émotions indescriptibles. Il en bégaye au moment de prendre la parole.
— Lé...Léa c'est moi, ne... ne raccroche pas je t'en supplie.
Le silence qui suit lui fait craindre le pire mais Léa est toujours là.
— C'était qui ces types tout à l'heure ?
— Je n'en sais strictement rien.
— Qu'est-ce que tu fous dehors ? Ils t'ont laissé sortir de la clinique ? Je comprends rien. Quand j'ai entendu ta voix dans l'appartement j'ai cru que je devenais folle, et ensuite j'ai pris peur quand j'ai entendu les autres, je suis restée cachée dans le salon sans bouger et...
— Tu veux bien qu'on parle de tout ça devant un café pour ...
— Non, hors de question.
Enzo voit la rue se défaire autour de lui, la sentence, si claire, si nette, prononcée de la bouche de Léa lui déchire le cœur.
— Ecoute, ces gars sont dangereux, laisse-moi au moins t'expliquer...
— Tu viens de me dire que tu ne les connaissais pas.
— J'ai des soupçons rien de plus. En tout cas ne mets plus les pieds chez moi, c'est trop risqué. Tout ça me dépasse, je suis sincèrement désolé...
— Ok, je vais suivre ton conseil, mais ne m'appelle plus, j'ai appris à me débrouiller seule depuis que tu es parti. Salut.
— Attends, ne raccroche pas ! Je crève chaque jour de ce que j'ai fait Léa. Je t'aime. Je n'ai jamais cessé de t'aimer...
Trop tard, il n'y a plus personne à l'autre bout de la ligne. Aussitôt, comme une bête féroce affamée, la fatigue fond sur Enzo avec rage. Il se sent vidé, dépecé de toute son énergie en quelques secondes. Il vient sans doute de perdre définitivement toute chance de revoir celle qu'il aime et de lui expliquer les raisons qui l'ont poussé à l'abandonner au moment le plus terrible de leur histoire. Toute chance d'expier sa faute. Il y a deux ans, dans l'heure qui avait suivi son départ, il avait pris conscience de son erreur mais il n'avait pu se résoudre à faire marche arrière. Un terrible secret dont seul Henri avait connaissance avait brisé toute tentative de marche arrière. La lâcheté avait alors régi ses actes et dans le même temps l'avait condamné à payer le prix fort jour après jour. Puis, la maladie s'était emparée de lui et il avait pensé s'en aller avec son secret, la culpabilité empestant sa tombe pour l'éternité. Sur son lit de souffrance cette pensée l'avait à la fois terrifié et révolté. Il avait voulu écrire une lettre à Léa pour tout lui expliquer mais n'en avait plus la force, réduit à l'état de poupée de chiffon par son cancer. Pourquoi la vie lui donnait-elle aujourd'hui une chance de se racheter si c'était impossible ? Afin qu'il boive le calice jusqu'à la lie ? Il y a bien un sens à tout ça, se persuade Enzo en s'asseyant sur le trottoir pour que le paysage cesse de tourner devant ses yeux. Je vais trouver un moyen pour que tu saches la vérité Léa. Il le faut. Je dois me débarrasser de ce poids et je te la dois. Alors qu'Enzo, la tête entre les mains, sent ses forces quitter son corps comme l'air s'échappe d'un ballon percé, son téléphone se met à vibrer dans la poche de son jean. Il décroche, le corps entier couvert d'une sueur poisseuse.
— A...allô ?
— C'est Léa. Rendez-vous au café Rostand à seize heures.
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