Chapitre 11
Il est 9h30 lorsque le docteur Leko se gare sur le parking de la clinique. C'est le dernier jour de la semaine et il compte bien dès ce soir mettre son week-end à profit pour réfléchir à son avenir. Sans le programme AD VITAM, il n'y aura plus grand chose pour le retenir ici. N'importe quel chercheur ayant goûté à ce genre de projet ne pourrait plus vivre sans. Cette certitude d'œuvrer pour changer le destin de l'humanité est une sensation irremplaçable. Le Nobel était en ligne de mire, la gloire, la fortune. Voir ce rêve s'effondrer en raison des prétextes futiles d'un homme qui n'a aucune ambition pour sa clinique soulève en lui des montagnes de rancœurs. Le Général est un adepte des stratégies flamboyantes, du tout ou rien. Comment vaincre un ennemi rompu à toutes les tactiques sans imaginer l'inimaginable ? Savoir créer la surprise, prendre des risques, voir ce que les autres ne voient pas sont les fondements de tout bon stratège. Et l'ambition est un devoir. A la machine à café, Hermas semble de bonne humeur.
— Salut Anton, tu prends quoi ?
— Thé sans sucre.
— C'est parti.
Le capitaine glisse une pièce dans le distributeur et se tourne vers son Général tout en touillant son café brûlant.
— J'ai foutu une raclée à mon fils au tennis hier soir. Un massacre ! J'ai hâte de te retrouver sur un court. J'ai une patate d'enfer en ce moment.
— Tu devais définitivement ranger tes raquettes après notre dernier match, soupire Leko.
— Seulement si tu m'avais battu, mais je te rappelle que nous avons été interrompus avant la fin ...
— Je t'ai battu.
Le sourire d'Hermas se fige devant la mauvaise fois de son partenaire de jeu, qui n'a absolument pas l'air de plaisanter.
— Quoi ? arrête Anton ! il y avait 6-5 dans le tie-break, le match n'était pas fini !
— Et moi je te dis que j'ai gagné le tie-break, tu ne t'en rappelles plus parce que tu n'as jamais accepté de perdre contre moi, pourtant tu as perdu encore une fois, une fois de plus, une fois de trop, comme d'habitude, oui comme d'habitude parce que je te surclasse mais tu ne l'admettras jamais. Si tu étais honnête tu foutrais ta raquette à la benne plutôt que de te contenter de battre ton fils de dix ans. Quant à moi, j'en ai fini des matchs gagnés d'avance, fini de perdre mon temps avec la tripotée d'incapables de cette clinique à deux balles, oubliez-moi, je fais ma journée et je me tire définitivement de ce trou à rat.
Devant tant de violence verbale, le pauvre Hermas reste sans réaction. Leko jette son thé à la poubelle sans y avoir touché et part s'enfermer dans son bureau sans se retourner.
— Qu'est-ce qui lui prend ? bredouille Hermas à un infirmier qui passait par là.
Celui-ci hausse les épaules, baisse la tête et préfère s'éclipser. Il n'a jamais véritablement pu cerner la personnalité de son collègue. Capable d'alterner générosité et individualisme forcené, il ne laisse personne indifférent. Ses compétences lui valent le respect mais son mauvais caractère et son ambition sans limite lui ont aussi attiré de nombreuses animosités au sein de la clinique. Il ne peut le nier, grâce à l'appui de Leko il a pu progresser et devenir chef du service anesthésie, ils ont noué une véritable amitié, croit-il, au fil des ans, mais Leko s'est toujours positionné de façon supérieure dans leurs rapports. Il l'a tant de fois rabaissé, écrasé sans vergogne au cours de ses sautes d'humeur, que jamais il ne s'est senti totalement à l'aise en sa compagnie. Il lui a notamment fermé les portes du programme AD VITAM. « Tu n'as pas les épaules assez larges pour ça » lui a-t-il opposé à de nombreuses reprises. Si bien qu'Hermas n'a jamais su exactement de quoi il s'agissait. Les rares informations qu'il a obtenues lui ont été révélées par Daniel Balmont qui est impliqué dans le programme depuis le début en tant que biologiste. Il s'agirait de prolonger la vie de personnes âgées en stimulant des zones spécifiques du cerveau et en tirant parti des dernières découvertes en matière de médecine cellulaire et hormonale. Ces recherches ont été financées en grande partie par Paulin le directeur de la clinique qui dispose d'une grande fortune personnelle, par une subvention du ministère de la recherche et par Leko en personne qui a injecté quelques deniers de sa poche. Après des débuts forts prometteurs, les choses se sont compliquées. Anton demandait toujours plus d'argent et les résultats se sont ankylosés malgré tout le travail effectué. En plus de tout cela, il semblerait que Paulin soit entré en désaccord avec lui concernant de nombreux points du programme. Bref, il était inévitable que cela prenne fin un jour ou l'autre. A coup sûr Leko ne l'a pas supporté et Hermas se doutait bien que les semaines à venir seraient difficiles à vivre pour son collègue. Néanmoins il n'aurait jamais imaginé que celui-ci puisse envisager de quitter la clinique. Il va falloir que je lui parle ou il va faire une bêtise, se dit-il avant de se mettre au travail. A quelques mètres de là, Leko, assis à son bureau, rédige déjà sa lettre de démission.
Monsieur Paulin,
Compte tenu de notre dernière discussion et des divergences qui nous opposent je vous remets ma démission. En tant que fondateur du projet AD VITAM je vous demande de signer le document joint à la présente stipulant que je suis le seul dépositaire des avancées médicales découvertes à ce jour et le seul à pouvoir en réclamer la paternité. Ayant déjà déposé les brevets visant à protéger mes découvertes, cette démarche n'a pour seul but que de clarifier la situation entre nous. Si vous deviez relancer un programme similaire dans les années à venir je vous somme de bien vouloir m'en informer. Si vous deviez utiliser certains des procédés dont je suis l'inventeur et le propriétaire (notamment l'appareillage de stimulation) sans mon autorisation, je me verrais contraint d'avoir recours à la justice. Je vous laisse l'entière responsabilité, en tant que directeur de cet établissement, de la santé des participants au protocole AD VITAM, étant admis que vous êtes parfaitement au courant des risques qu'ils encourent, mes mises en garde ayant été assez claires et répétées à ce sujet.
Je vous souhaite de retrouver toute la médiocre tranquillité à laquelle vous aspirez, quant à moi, mes recherches aboutiront tôt ou tard. Sachez qu'alors, auréolé de gloire et de fierté devant le devoir accompli, je n'aurai pas la moindre pensée pour vous. Dans la guerre contre la mort que je livre jour après jour à corps perdu, les traîtres n'ont pas leur place.
A. LEKO
Le général, pose son stylo, plie sa lettre avec les gestes vifs et appuyés de la colère et la glisse dans une enveloppe. Il ne lui reste plus qu'à la remettre à son supérieur. Et maintenant ? se demande-t-il. Deux interventions sont prévues aujourd'hui, une ce matin et une cette après-midi. Son état lui permet-il d'exercer son métier dans les meilleures conditions ? Après quelques instants de renoncement, le Général se révolte contre l'idée de lâcher prise avant l'heure. Il trouvera les ressources mentales pour accomplir son devoir jusqu'au bout. Sa volonté a toujours été son point fort. Aujourd'hui encore il sauvera des vies. En attendant, il s'efforce de retrouver son calme. Rien de tel pour cela que de ranger de la paperasse. Le Général s'affaire à sa tache mécaniquement pendant un moment jusqu'à ce que ses pensées glissent inexorablement vers Laville. Son plus grand regret sera de laisser le Phénix s'envoler. Le temps de monter une nouvelle équipe, de s'assurer de nouveaux partenariats financiers et de relancer la machine, de nombreux mois vont s'écouler. Il lui faudra absolument garder le contact avec son patient préféré jusqu'à ce que le programme AD VITAM renaisse hors des murs trop étroits de la clinique. La guigne serait qu'il subisse une rechute d'ici là. Le genre de cancer dont il souffre ne s'avoue jamais vaincu et il se peut qu'après une phase de rémission le mal revienne encore plus fort, plus dévastateur que jamais. Il faudra le persuader de la nécessité de se faire suivre régulièrement. Pour cela il doit s'en faire un ami, établir avec lui une relation qui va au-delà de celle classique du médecin et du malade, forger un lien de confiance. Il sent que l'homme aux deux vies fonctionne au sentiment. Il n'y a qu'à voir à quel point la visite de la petite Léa Desjours l'obsède. Le Général n'a jamais été doué pour se lier aux autres mais avec un petit effort il devrait pouvoir tenter quelque chose. Aussitôt cette idée a-t-elle pris forme qu'elle est balayée par l'image revancharde de Paulin, furieux d'avoir été abandonné par son meilleur élément, jaloux de voir son chirurgien mener sa barque seul pour réaliser ses ambitions. Il se débrouillera pour qu'AD VITAM ne renaisse jamais, se morfond soudainement Leko. Sa hantise tourne maintenant à l'obsession. Si nous nous séparons en mauvais termes il se vengera en calomniant le projet, j'en suis sûr. Il fera tout pour m'empêcher de réussir. Il parcourt son bureau de long en large, lâchant des bribes de phrases à voix haute :
─ Je le hais ! Il ne sait pas de quoi je suis capable...
Tout s'embrouille dans son esprit dominé par la colère. Tiraillé entre ses craintes et ses espoirs, Leko se demande un instant s'il ne va pas déchirer la lettre qu'il vient de rédiger et reprendre son travail comme si de rien n'était jusqu'à ce qu'il puisse réunir les éléments financiers, logistiques et humains nécessaires à un nouveau programme de recherche. Mais son orgueil est bien trop démesuré pour cela. Il se ravise donc et se décide qui plus est à soumettre sa lettre sans plus tarder à Paulin pour ne plus être tenté de revenir sur sa décision. Advienne que pourra pour l'avenir. Il scelle l'enveloppe alors qu'on tambourine à sa porte. Il soupire :
— Entrez.
Hermas fait irruption, à bout de souffle, l'œil hagard ne sachant où se poser, le visage défait.
— Anton, j'ai une terrible nouvelle.
— Quoi donc ? Vas-y annonce !
— P-Paulin est mort d'une crise cardiaque hier soir.
Il y a un prix à payer pour à peu près tout en ce bas monde. Léa Desjours en fait l'amer constat dès qu'elle ouvre les yeux aux alentours de midi. Autour d'elle tout tangue dans un flou total. Elle a beau se frotter les yeux, rien n'y fait, impossible de faire le point. Les aiguilles hérissées qui tapissent le fond de ses orbites y sont peut-être pour quelque chose. Pour l'heure elle n'est même pas capable de regretter ses actes de la nuit passée puisqu'elle n'en a aucun souvenir. Sa conscience vaguement retrouvée ne lui impose que le ressenti brutal des affres de son corps. Dans ses oreilles un bourdonnement étouffé comme celui d'une hélice immergée parasite son espace sonore. Une affreuse envie de vomir lui donne l'impression qu'on fouille le fond de la gorge avec une cuillère comme chez le médecin. Rien qu'à cette idée elle a tout juste le temps de se pencher au bord du lit dans lequel elle se trouve pour expulser en une fois le contenu de son estomac. Après cet incident peu glorieux, elle réalise qu'elle a horriblement soif. Soif à en mourir. Elle cherche à se lever avec l'intention de soulager sa gorge desséchée, mais elle ne parvient pas à se repérer. Une fois sur ses pieds, elle plisse les yeux à la recherche de quelque chose qui pourrait lui paraître familier dans cet endroit qu'elle ne reconnaît pas, titube, et s'effondre lourdement après quelques pas, de nouveau inconsciente.
Porte d'Orléans, une voiture parmi d'autres dans la circulation. A son bord l'homme aux dents gâtées et son comparse au physique de molosse. Le pétard qu'ils s'échangent depuis le début de leur trajet a rendu l'atmosphère irrespirable dans l'habitacle, excepté pour eux. Il fait chaud, la clim tourne à fond et les fenêtres sont fermées. C'est un véritable fumoir à poisson. Gros poissons ? A voir. Nos hommes, sans être véritablement inquiets, sont tout de même aux aguets. Un simple contrôle de police pourrait les mettre dans une position délicate. En silence, ils roulent au rythme de la circulation, c'est à dire au pas. Leur objectif n'est pas très éloigné mais les bouchons inhérents à la capitale peuvent transformer quelques petits kilomètres en voyage au long cours. Chaque minute de plus passée sans bouger, ou si peu, concourt à faire grimper leur jauge de nervosité.
— Tourne à droite ! suggère d'un ton sec l'homme aux chicots.
— On est presque arrivé, j'connais pas la route si j'tourne, répond l'autre, agacé.
— T'es vraiment un naze Marion, on va rester bloqués pendant des plombes si tu continues par là.
— Tu veux le volant ?
— Hé ! tu vas la boucler, je vais t'apprendre à me respecter moi.
— C'est toi qui m'respectes pas là !
— Ouais c'est ça. Fais pas trop le mariolle mon pote. Ça va pas plaire à Malik.
Celui que Léa avait comparé à Mister T et qui répond donc au doux prénom de Marion ravale sa colère et met la radio à fond pour ne plus entendre son acolyte. Un bon vieux rap américain fait vrombir les enceintes.
— Baisse le son, bordel !
— Quoi ? j'tentends pas...
— Putain, t'es aussi con que tes parents.
— Hein ? Qu'est-ce que tu dis ?
Chicot se met subitement à rire à s'en taper sur les cuisses.
— Tu m'as bien entendu mec. Fallait vraiment qu'ils soient cons tes vieux pour appeler leur gosse Marion parce qu'ils ont toujours cru que Marlon Brando s'appelait Marion Brando ... Oh merde c'est trop fort.
C'est maintenant un véritable fou rire qui l'emporte.
— Ta gueule Karl, marmonne Marion qui admet le ridicule de l'histoire en souriant de toutes ses dents et en secouant la tête.
— Allez mon frère, le prends pas mal. C'est juste que ...
Karl-chicots ne parvient pas à finir sa phrase. Pris par un autre éclat de rire, il se plie en deux dans la voiture, les épaules secouées par son hilarité. Emporté par la soudaine bonne humeur communicative de son passager, Marion éclate lui aussi d'un rire franc et gras. Les effluves de Haschich autant que cette savoureuse anecdote ont contribué à faire retomber la pression aussi soudainement qu'elle était montée. Qui plus est, comme un bonheur ne vient jamais seul, la circulation se fait moins dense et les quelques mètres ainsi avalés permettent à la voiture de s'engouffrer dans un parking souterrain. Après avoir descendu plusieurs niveaux, elle vient se positionner sur une place isolée dans un coin particulièrement sombre. Karl-Chicots et Marion-Mister T en descendent. Leurs faciès patibulaires ont retrouvé tout leur sérieux.
— Vas-y, ouvre le coffre dit Karl tout en jetant un œil attentif aux alentours. Marion s'exécute en silence. A l'intérieur, un homme inerte, ligoté et bâillonné avec du scotch noir. Son visage est tuméfié et ses vêtements tâchés de sang.
— Sors-le de là, ordonne Karl.
Marion obéit. Une fois l'homme étendu sur le sol, il lui donne un violent coup de pied dans les côtes. Ce réveil en fanfare arrache à la victime un cri de douleur étouffé par son bâillon.
— Alors pauvre connard, la prochaine fois t'oublieras pas de payer en partant hein ? lui lance Marion.
— Hummmm, maaaah.
Voilà en substance la réponse qu'il obtient.
— Quoi ? J'entends que dalle. Un autre coup pied vole dans les plumes du malheureux qui gît sur le sol, plié en deux.
— Arrête il a déjà eu son compte, intervient Karl. Je crois qu'il a pigé.
— Ok, mais j'veux l'entendre dire que la prochaine fois il alignera l'oseille. Allez fais-moi entendre ta voix de tapette pour que ...
Marion se penche au-dessus de l'homme pour lui arracher le scotch de la bouche lorsqu'un cri résonne dans le parking.
— Police ! Couchez-vous au sol. Tous les deux !
Une demi-douzaine de flics jaillissent simultanément de nulle part, arme au poing, à l'évidence prêts à faire feu si nécessaire. Les deux malfrats, pris en flagrant délit restent un instant interdits et sans réaction, juste le temps pour eux de réaliser qu'ils sont pris au piège comme des rats au fond de la cale d'un rafiot. Lorsque l'évidence les accable impitoyablement, ils s'étendent sur le sol, face contre terre, mains posées sur l'arrière du crâne.
— C'est bien, on bouge plus maintenant ! vocifère l'un des policiers.
— On n'est pas armés, assure Marion sans faire de geste brusque.
— Ok, ok, fermez-là, bougez pas !
Sur un signe de tête de leur supérieur deux des flics se chargent de passer sans ménagement les menottes à Karl et Marion tandis qu'un autre s'approche de leur victime qui gémit dans son coin.
— Ça va Monsieur ? demande-t-il en terminant de retirer le scotch qui recouvre les lèvres du malheureux.
— Ils m'ont tabassé. Je veux un médecin. S'il vous plaît appelez un médecin.
— On va s'occuper de vous, promet le policier.
Dans les minutes qui suivent, le parking est rapidement nettoyé. Les deux compères d'infortune sont conduits au panier à salade qui les attend à la surface tandis que les pompiers prennent en charge la victime du kidnapping. Déjà sur place, ils n'ont eu qu'à attendre les ordres des forces de l'ordre pour intervenir immédiatement. Cette planque était soigneusement préparée, il n'y a aucun doute là-dessus.
— Putain c'est qui ces branquignols ? demandent un jeune flic à ce qui doit être un inspecteur.
Celui-ci se marre tout en allumant une cigarette.
— J'en sais rien Gilou. Tout ce que je sais c'est qu'ils ne sont pas vernis. Venir se délester de leur « colis » juste à l'endroit où en est en planque ! Faut vraiment avoir le mauvais œil. A croire que les malfrats n'ont pas beaucoup d'imagination pour choisir le lieu de leur crime.
— C'est clair ! En même temps comme ça on sera pas venus pour rien, rigole à son tour le jeunot.
— Ouais, mais j'aurais quand même préféré mettre la main sur les types qu'on attendait. Enfin, tu as raison soyons positifs: on ne rentre pas les mains vides et on a évité le grabuge, parce qu'avec les loustics qu'on a en ligne de mire ça n'aurait pas été la même histoire.
— Ouais, c'est plutôt cool !
— Ce qui est bien avec vous les jeunes c'est que vous savez encore voir le bon côté des choses.
Pendant ce temps à la clinique du belvédère.
— J'arrive pas à y croire, ne cesse de répéter Leko le regard perdu dans le vague.
— C'est terrible, murmure Hermas. Qu'est-ce qu'on va devenir ? Et puis ses enfants, sa femme... ils ne vont jamais s'en remettre.
Leko lève les yeux au ciel dans un réflexe agacé et passe sans prévenir d'un état amorphe à colérique.
— Arrête tes conneries Sylvain, Paulin et sa femme font chambre à part depuis belle lurette et leurs gamins habitent aux Etats-Unis depuis dix ans. Il ne manquera à personne.
Déstabilisé par le soudain changement d'humeur de son ami, Hermas baisse les yeux et bredouille :
— Je te trouve très dur.
— Non, je n'ai pas envie de tomber dans les poncifs du genre : « Il était le meilleur d'entre nous, tout le monde va le regretter et nia nia nia... »
— Je suis désolé mais moi ça me fait quelque chose. Marcel avait son caractère mais il a tenu la clinique à bout de bras pendant des années, il était honnête et professionnel. Et puis, tu oublies que sans lui on n'a plus de boulot. J'ai vraiment pas envie d'aller pointer au chômage !
Le Général quitte son fauteuil et s'approche de son collègue, le visage mangé par un sourire tout à fait inapproprié en de telles circonstances. Un sourire tellement cynique qu'il en est inquiétant.
— C'est là que tu te trompes mon grand. Je vais racheter la clinique et reprendre les choses en main.
— Arrête... Où vas-tu trouver l'argent ?
— Ne t'inquiète pas, je trouverai un ou deux associés s'il le faut. Tiens, toi, tu n'es pas intéressé ?
— Tu fais chier Anton. Paulin vient de mourir, merde !
— Justement, c'est le moment de dépoussiérer cette souricière moisie. Nous allons faire de la clinique du belvédère un must en matière de médecine. Nous allons réapprendre ce que veut dire l'ambition.
— Tu délires Anton.
— Associes-toi à moi et je te ferai une place de choix dans le programme AD VITAM. Ce sera mon cadeau de bienvenue.
— Tu... tu ne vas pas relancer ce gouffre à fric !
— Ah ! parce que toi aussi tu étais de son côté ? tempête Leko, ponctuant sa phrase d'un coup de pied rageur dans la corbeille à papier.
— Mais non ...
— Pour gagner gros il faut savoir miser gros, mon vieux. Tu préfères les files d'attente de pôle emploi ou les honneurs du prix Nobel ?
— Tu ne me foutrais pas à la porte quand même ?
— Pour faire de cette clinique ce qu'il y a de mieux, je veux des mecs motivés, tu comprends ? Mais je sais que tu peux l'être quand il faut. Je l'ai vu sur les courts de tennis. Tu n'abdiques jamais. Ton seul défaut est que tu es un peu lent, hésitant. Alors je vais te laisser le temps de réfléchir et je suis sûr que tu m'annonceras demain que tu adhères complètement à mon projet et que tu y participes corps et âme.
— Tu... tu me prends de court.
Le Général saisit son collègue par l'épaule et le pousse gentiment vers la sortie.
— Je veux ta réponse demain.
— Je vais y réfléchir mais...
— Demain. Pas un jour de plus. Je n'attendrai pas AD VITAM... æternam.
Fier de son jeu de mot, Le Général éclate de rire. Hermas, lui, parvient à peine à articuler trois mots.
— Oui, mais je ...
— AAAD VITAAAAM !
Le Général prononce ces mots en roulant des yeux comme un magicien qui scande une formule magique dans un cabaret de seconde zone. Il est au paroxysme de l'euphorie. Il savoure son emprise sur son capitaine et la voie royale qui vient de s'ouvrir à lui. Une fois seul dans son bureau, il établit son plan de bataille pour la journée.
La liste est longue:
1. Appeler la veuve Paulin pour savoir si son mari avait pris des dispositions concernant l'avenir de la clinique en cas de décès.
2. Appeler son banquier pour faire le point sur ses comptes.
3. Réunir le personnel et se poser dès à présent comme celui qui reprend les commandes du navire – tous ces suiveurs ne devraient pas s'y opposer – et enfin,
4. Aller fureter sur l'ordinateur de Paulin. Un tour d'horizon des dossiers gênants ne sera pas un luxe.
Ah oui, et surtout intégrer dès aujourd'hui Laville dans le programme AD VITAM, se dit-il avant de se mettre au travail.
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