18 - Cachoteries

Il est tôt. Pour une fois, je suis debout avant mon père. Pas de vieille radio qui grésille, pas cette odeur familière de pain grillé ou de café trop fort pour me sortir du sommeil. Le silence du matin est presque assourdissant, seulement perturbé par le léger grincement du plancher sous mes pas. Premier réflexe : je prépare mes affaires de cours. Aujourd'hui, il faut que je me fasse discret, mais aussi que je me fasse remarquer... dans le bon sens. Je veux amadouer Mme Torres, reprendre le contrôle de ce qui reste de ma vie.

Une fois prêt, je saute sur ma moto fraîchement réparée. L'odeur de l'essence qui s'échappe du réservoir me ramène à la réalité. Mon père, encore en slip, se pointe sur la terrasse, l'air mi-endormi, mi-soupçonneux.

— Déjà debout, Val ? Tu mijotes quoi ?

Sa voix rauque casse le calme du matin. Rien de plus agaçant que se faire suspecter quand, pour une fois, je tente de faire les choses sérieusement.

— Ta gueule, je rétorque avant de démarrer.

Dans le rétro, je le vois lever les yeux au ciel. Peut-être que j'aurais pas dû l'envoyer bouler comme ça. Mais, honnêtement, qu'est-ce que ça peut lui foutre ? Je vois absolument pas ce que ça lui change. Je sens la vibration de la moto sous mes jambes, le bruit sourd du moteur qui gronde, et je me laisse emporter par cette sensation de liberté, ne serait-ce que pour quelques minutes.

J'arrive au campus, et c'est comme si une chape de plomb me tombait dessus. Toujours cette ambiance de mort, cette impression que l'air est plus lourd ici. Chaque pas que je fais résonne comme un coup de marteau dans ma tête. Les arbres tremblent sous la brise froide, et les murs abîmés des bâtiments renvoient une froideur oppressante. C'est le genre d'endroit où même les oiseaux semblent éviter de chanter. Par hasard, je vois Mme Torres passer par son portillon privé à l'arrière du bâtiment principal. Son manteau flotte derrière elle, tandis qu'elle se débat avec une pile de dossiers. Je fonce vers elle sans réfléchir, mes pas résonnant sur le gravier humide.

Elle me voit et sursaute légèrement.

— Ah, Valentino ! Tu es ponctuel aujourd'hui, ça fait plaisir ! dit-elle, un sourire un peu forcé aux lèvres, comme si ma présence la dérangeait un peu.

— Madame, j'ai quelque chose d'important à vous dire, je lance rapidement, la gorge serrée.

— Très bien, passe me voir dans mon bureau vers 10 heures, on discutera de deux-trois choses, me répond-elle, visiblement pressée, essayant de maintenir sa pile de papiers qui menace de s'écrouler à chaque pas.

Je la regarde partir, ses talons frappant le sol pavé d'un rythme nerveux.


À 8h, je me glisse dans la salle de cours. La lumière des néons clignote un instant avant de s'allumer complètement, inondant la pièce d'une lueur blafarde. Je m'installe à ma place habituelle, les tables froides sous mes coudes. Pour une fois, je suis plus éveillé que d'habitude. L'odeur du vieux bois des chaises, mélangé à celle des étudiants qui remplissent lentement la pièce, m'agresse les narines, mais j'essaie de me concentrer. Je tends l'oreille aux bruits autour de moi : les doigts tapotant nerveusement sur les claviers, les froissements de feuilles, les conversations lointaines, presque étouffées, mais que je perçois maintenant, comme si j'avais soudainement pris conscience de chaque détail.

Quelques minutes plus tard, Miguel et Sergio débarquent, comme d'habitude, en retard et bruyants. Ils font claquer la porte en entrant, attirant l'attention de quelques étudiants près de nous.

— Ne dis rien... commence Sergio, l'air faussement mystérieux, tu t'es fait chasser de chez toi par ton daron, c'est ça ? Il en eu enfin marre de toi ?

— Et toi ? je rétorque sans réfléchir, t'es habillé comme un plouc aujourd'hui. Ta mère en a eu marre de te fringuer ?

Miguel, assis entre nous, lâche un petit rire en secouant la tête.

— Toujours un plaisir vos échanges. Je vous coupe avant que ça devienne trop mielleux, lâche-t-il d'un air ironique. Qui a prévu de sortir cette semaine ? Faut que je cale un rencard avec une meuf, balance-t-il en se passant la main dans les cheveux.

Je soupire, haussant les épaules. L'ambiance de mort du campus me colle encore à la peau, mais au fond, je suis presque content de les retrouver. Pourtant, tout ce qui me hante, tout ce que j'ai à régler, ça reste là, comme une ombre au-dessus de ma tête. Je le sais, cette pause ne durera pas longtemps.


Environ deux heures plus tard, je me dirige vers le bureau de Mme Torres. Mes pas résonnent doucement sur les marches en pierre, tandis que je monte un étage, puis un deuxième. Le couloir est long et silencieux, presque angoissant. Quand j'arrive près de son bureau, j'entends des voix. Deux personnent discutent à voix basse derrière la porte entrouverte, je crois reconnaître qui c'est. Curieux, je m'approche discrètement pour jeter un œil, et c'est là que je la vois. L'inspectrice, celle de l'interrogatoire. C'est bien ce que je pensais. Mais qu'est-ce qu'elle fout ici ?

Je me faufile un peu plus près, prenant soin de rester hors de vue. Elle est debout devant le bureau de Mme Torres, penchée sur un bloc-note posé là. Elle écrit quelque chose dessus, griffonnant avec une intensité nerveuse, avant de déchirer la feuille. Ses doigts crispés froissent le papier qu'elle fourre dans sa poche, comme si ce qu'elle avait écrit avait une importance particulière. Mon regard glisse sur le bloc-note, et je me demande ce qu'elle a bien pu noter, et ce que Mme Torres lui raconte.

— Merci beaucoup pour ces renseignements, dit l'inspectrice d'un ton formel mais pressé, comme si elle voulait quitter les lieux rapidement.

— Avec plaisir, inspectrice Flores, répond Mme Torres, la voix légèrement tendue.

Je recule aussitôt et me cache dans un coin du couloir, retenant mon souffle jusqu'à ce que l'inspectrice s'éloigne. Une fois qu'elle est hors de vue, je m'avance enfin et frappe à la porte avant d'entrer.

— Je suis là, madame, comme convenu.

— Ah, Valentino. Assieds-toi, je t'en prie, dit-elle en réorganisant les papiers sur son bureau, d'un geste rapide et un peu nerveux.

Je m'assois, me demandant ce qui peut bien clocher ici.

— C'était l'inspectrice de la PDI que je viens de voir ? Qu'est-ce qu'elle faisait ici ? je demande, mon ton plus insistant que prévu.

Mme Torres semble surprise par ma question, son visage se crispe légèrement avant de répondre.

— Ah... elle venait juste chercher quelques renseignements pour l'enquête. Ne t'en fais pas, dit-elle, sa voix calme mais empreinte d'une nervosité qu'elle peine à dissimuler. J'ai appris que tu avais été interrogé par elle aussi ?

— Ouais, c'était horrible, je réplique, sans aucun filtre.

Elle hésite, visiblement mal à l'aise. Elle joue avec un stylo, ses doigts tremblant légèrement. Puis elle lève les yeux vers moi, une sincérité troublante dans son regard.

— Je te dois des excuses, Valentino, dit-elle enfin, d'un ton plus grave.

Je la fixe, surpris. Des excuses ? Pourquoi ?

— Ah bon, comment ça ?

Elle prend une profonde inspiration, comme si elle s'apprêtait à lâcher quelque chose qu'elle avait gardé pour elle trop longtemps.

— Le jour du meurtre des deux étudiants, la PDI m'a interrogée sur toi... Je crois que j'ai révélé des choses que je n'aurais pas dû. Des choses intimes que tu m'avais confiées, et pour lesquelles tu m'avais accordé ta confiance. J'en suis vraiment désolée, poursuit-elle, la voix pleine de regrets.

Je fronce les sourcils. Intimes ? De quoi elle parle ? Je ne me rappelle pas avoir lâché des trucs aussi personnels. Voyant mon regard perplexe, elle continue :

— Face à l'insistance des policiers pour en savoir plus sur ton parcours... j'ai fini par leur dire que tu avais été abandonné par ta mère, et que cet épisode t'avait profondément marqué.

Ah !! C'est donc pour ça que l'inspectrice savait pour ma mère... Elle essayait de me manipuler. Et Mme Torres se tracasse pour si peu ? Pas de quoi, remarque, je pourrais peut-être profiter de sa culpabilité...

Je soupire profondément, prenant un air blessé.

— Je comprends mieux maintenant... Cet interrogatoire m'a vraiment brisé à cause de ce que vous avez révélé, je réponds, exagérant juste un peu. Je vous tenais en haute estime, madame, et là... vous me décevez beaucoup. En plus, je n'ai rien à voir avec ce meurtre !

Elle baisse les yeux, visiblement touchée. Je la vois culpabiliser, et même si je sais que j'en fais trop, je me sens un peu mal pour elle. Elle a été manipulée par la police comme moi, après tout.

— Tu sais, c'est vraiment pas facile pour le personnel et moi en ce moment avec ce drame, chaque instant qui passe je ne cesse de me demander ce que j'aurais pu faire pour éviter ça. Et à cause de cet incident, énormément d'étudiants ont quitté l'établissement, c'est un vrai cauchemar.

Je la regarde, et un détail m'interpelle. Un truc dans ses yeux, une lueur que je n'avais jamais remarquée avant. Elle sait quelque chose. Je peux le sentir. Et je dois profiter de ce moment pour la pousser à parler.

Je jette un coup d'œil vers le bloc-note sur son bureau, là où l'inspectrice avait écrit tout à l'heure. Je me souviens de la feuille arrachée, et mon regard tombe sur celle du dessous. À peine perceptibles, des marques de stylo ont laissé une empreinte, un relief sur le papier. Peut-être que je peux encore voir ce qui a été écrit...

Je garde cette idée en tête, tout en la fixant. Il faut que je la fasse parler ou du moins que je fasse diversion pour récupérer cette feuille.

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