15 - Maladresse
On termine notre repas, et je me sens enfin rassasié. Qu'est-ce que je suis content d'avoir pu la trouver ! Et qu'elle ait accepté de me laisser entrer dans sa vie ! Je me sens si proche d'elle que j'ai l'impression de la connaître depuis toujours, comme si elle était ma meilleure amie.
— Qu'est-ce que tu fais de tes journées Wendy ? je demande, curieux.
— J'ai trouvé un petit boulot dans une boutique, elle réponds, sans s'étaler.
— Tu as laissé tombé les études d'art à cause de ce qu'il t'est arrivé ?
— Ouais, enfin je sais pas, mais dans tous les cas j'avais besoin d'une pause, de m'éloigner de tout. Mais je crois que je prends goût à ce petit village et à cette vie. Est-ce que tu crois que c'est égoïste de ma part ? D'être partie sans prévenir et sans donner de nouvelles à mes proches ?
Elle se tourne vers moi et s'approche légèrement, attentive à ce que je vais dire.
— Je... je sais pas si je suis la meilleure personne pour te répondre, tu sais... je commence, cherchant mes mots. Mais ce que je sais, c'est que des fois... t'as besoin de prendre du recul, de t'éloigner. Et c'est pas de l'égoïsme, c'est juste... c'est juste survivre, en fait.
Je la regarde, un peu hésitant, mais je continue, parce que je sens que c'est important de le dire.
— Si t'étais restée là-bas, à affronter tout ça sans t'écouter... tu te serais juste enfoncée encore plus. Des fois, faut juste penser à soi, à ce qu'on ressent vraiment, et ouais, peut-être que ça veut dire partir, couper les ponts. Ça fait peut-être mal aux autres, mais... c'est pas comme si t'avais le choix.
Je fais une pause, mon regard tombe sur mes mains. J'ai jamais été doué pour parler de mes émotions, encore moins des trucs profonds comme ça, mais j'essaie. Parce que je sens qu'elle a besoin de l'entendre.
— C'est important, parfois, de s'occuper de soi. Si t'es pas bien, comment tu pourrais vraiment être là pour les autres ? Alors non, c'est pas égoïste. Ça fait juste de toi quelqu'un qui a eu le courage de dire « stop », de prendre soin de soi quand t'en avais besoin.
Je relève les yeux vers elle, mes pensées commencent à prendre forme, plus claires.
— Regarde, j'suis dans la même galère, hein. Je me casse sans rien dire, j'essaie de gérer tout seul, et c'est pas toujours beau à voir... Mais si on fait pas ça, si on pense jamais à ce qu'on ressent nous-mêmes, qui le fera à notre place ? C'est juste... se donner une chance de respirer.
Je lui fais un petit sourire, un peu maladroit, mais sincère. Je me sens un peu stupide, mais je vois bien dans ses yeux que mes mots ont trouvé leur chemin jusqu'à elle. Peut-être que je suis pas aussi perdu que je le croyais.
— Je te remercie, ça me... touche énormément ce que tu dis.
Elle se rapproche lentement, presque imperceptiblement, comme si chaque centimètre nous séparant la brûlait de l'intérieur. Ses mains tremblantes s'élèvent jusqu'à mon visage, effleurant ma peau avec une douceur troublante, un mélange d'hésitation et de désir. Ses yeux, captifs des miens un instant, se posent ensuite sur ma bouche, comme un aimant trop puissant pour résister. Je sens son souffle contre mes lèvres, et avant que je ne réalise ce qui se passe, ses lèvres frôlent doucement les miennes, dans un geste hésitant mais intense.
Mon corps se fige. Un frisson glacial remonte le long de ma colonne vertébrale. D'un geste presque mécanique, je l'arrête du bout des doigts, posant ma main tremblante sur sa bouche.
— At... attends Wendy, je... je peux pas... je souffle, ma voix brisée par l'émotion.
Je vois son visage se décomposer sous mes yeux. Elle recule précipitamment, comme si elle venait de faire une énorme erreur. L'expression de confusion et de honte qui déforme ses traits me serre le cœur.
— Oh, je... je suis désolée ! Je sais pas ce qui m'a pris ! s'exclame-t-elle, son visage devenant écarlate. Quelle idiote, je...
— Non, non, t'inquiète... Je la coupe doucement, essayant de la rassurer malgré ma propre panique. C'est juste que... je préfère qu'on s'arrête là. C'est pas contre toi, vraiment. C'est juste... depuis ce qu'il s'est passé... depuis mon viol... je peux plus...
Les mots me sortent de la gorge comme des éclats de verre, chaque syllabe me fait mal. Je baisse les yeux, incapable de la regarder dans cet instant vulnérable. Pourquoi je lui dis tout ça ? Je pourrais simplement m'arrêter là, ne pas m'étaler davantage. Mais la vérité semble me submerger.
— La nuit après... après que c'est arrivé... une fille avec qui j'avais l'habitude de coucher est venue me voir. Et j'ai été incapable de... de passer à l'acte. Je pouvais plus. C'était comme si mon corps ne m'appartenait plus.
Un silence lourd s'installe entre nous. Je ne veux pas voir son regard, je crains ce que je pourrais y lire. Pitié ? Désolation ? Mais elle ne me laisse pas m'enfermer dans mon propre malaise.
— Oui, je comprends ! Je suis désolée, vraiment ! Je sais pas ce qui m'a pris ! s'exclame-t-elle, soudain agitée, presque en colère contre elle-même. J'aurais dû te demander avant ! Quelle conne je fais ! s'énerve-t-elle, se frappant le front avec frustration.
— Non, non, c'est rien, je te promets ! dis-je rapidement, mon ton adouci. En fait, je suis même... content que toi, tu puisses aller bien à ce niveau. Ça me donne un peu d'espoir pour moi.
Elle s'arrête net dans son mouvement, fixant un point sur le sol comme si elle cherchait les mots. Son silence pèse quelques secondes avant qu'elle ne lève à nouveau les yeux vers moi, presque timidement.
— Je... il faut que je t'avoue quelque chose, murmure-t-elle, visiblement gênée. Le jour où Jorge m'a attrapée... j'étais vierge. Et après, c'était comme si... comme si on avait pris ce que j'avais de plus précieux et piétiné tout ça. J'étais... un vide. Et pour essayer de combler ce trou, je... je suis devenue quelqu'un d'autre. J'ai commencé à coucher avec des gars, des inconnus, tout le temps. Je me suis mise à chercher des trucs toujours plus... extrêmes. C'était comme un besoin... pour... pour retrouver quelque chose en moi. Et, je crois que j'étais sur le point de commettre la même erreur avec toi.
Je reste là, bouche bée. Les mots qu'elle prononce résonnent en moi comme une vérité que je ne voulais pas voir, comme un miroir brisé qu'on me tend brusquement. Cette image de la Wendy que je croyais connaître vole en éclats. Tout ce que je croyais être vrai sur elle, cette douceur, cette innocence que j'avais perçue... tout cela semble s'effondrer en une seconde.
— Si tu veux plus me parler après ça... je comprendrais... ajoute-t-elle, la voix brisée, le regard fuyant.
Je sens mon cœur se serrer à nouveau. Mais pas à cause d'elle. À cause de tout ce poids qu'elle porte, cette culpabilité qui n'a pas lieu d'être.
— Non, Wendy... dis-je doucement, m'approchant d'elle sans hésiter. Voyons... C'est pas toi, c'est... c'est un putain d'effet secondaire de ce qu'on a vécu. Tu te protèges comme tu peux. T'as réagi à ça comme t'as pu... et personne ne peut te blâmer pour ça.
Elle relève lentement les yeux vers moi, et je lui offre un petit sourire, presque timide.
— Tu sais... on a partagé des trucs super intenses aujourd'hui. Ça serait étrange de ne pas être un peu paumés après tout ça, non ? On a tous du mal à gérer ces trucs-là, déjà en temps normal... alors là...
Je me lève, tendant la main vers elle pour l'aider à se relever. Elle accepte, et je la prends doucement dans mes bras. Elle se serre contre moi, et dans cette étreinte, je sens un apaisement mutuel. Une sorte de réconfort dans notre douleur commune.
— Allez, on va dormir, dis-je doucement en la lâchant. On en a besoin, après tout ça.
Elle acquiesce en silence, et sans un mot de plus, on part chacun de notre côté pour la nuit, étrangement plus légers malgré tout ce qu'on vient de traverser.
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