13 - Un câlin
Wendy me fait entrer dans sa petite maison. Elle referme la porte derrière moi, et une pénombre douce envahit la pièce jusqu'à ce qu'elle allume une petite lampe. Le lieu est encombré de feuilles volantes, de toiles inachevées, donnant à l'endroit une atmosphère chaotique, presque étouffante. Ça me rappelle la section d'art de l'université, ce même désordre créatif, avec peut-être un peu plus de silence et de solitude. Je me retourne vers elle, son regard est toujours perplexe.
— T'as vraiment fait tout ce chemin pour me parler de quelque chose ? Tu me connais au moins ? demande-t-elle, d'une voix fatiguée.
— Euh, pas vraiment... mais comment tu sais que j'ai fait beaucoup de chemin ? je rétorque.
Elle plisse légèrement les yeux, semblant réfléchir.
— Il me semble que je t'ai déjà vu à l'université, à Valparaiso. T'es pas vraiment du genre à passer inaperçu. Alors, qu'est-ce que tu me veux ? Pourquoi Daniela t'a dit où j'habitais ?
Je prends une inspiration, cherchant mes mots. Je ne sais pas par où commencer.
— Est-ce que tu es au courant de ce qui s'est passé à l'université ces derniers temps ? je demande en pesant mes mots.
— Non... je vois pas pourquoi ça me concernerait, répond-elle avec une indifférence presque troublante.
Je fais un geste vers la table de la cuisine.
— Assieds-toi, il vaut mieux que tu t'asseyes pour ce que je vais te dire.
Elle hésite un moment, mais finit par s'asseoir en face de moi. Détendue, presque insensible, elle ouvre la boîte de cuchuflís que je lui ai apportée et commence à grignoter, comme si la gravité de mes mots n'allait rien changer à sa routine.
— Je t'écoute, dit-elle simplement.
Je prends une profonde inspiration.
— Si tu ne suis pas les infos, sache qu'il y a un tueur en série qui rôde dans le pays en ce moment. On l'appelle le « Lie Killer ». Il a tué récemment deux étudiants de notre université, dis-je en essayant de capter une réaction, un signe, n'importe quoi dans son regard qui prouverait qu'elle sait quelque chose.
Wendy continue de mâcher, apparemment imperméable à ce que je viens de dire.
— C'est pas tout... ces deux étudiants, ce sont Romane et Jorge Vega.
À cet instant, elle s'apprête à croquer dans un cuchuflí, mais elle s'arrête net. Un silence pesant s'installe. Je vois sa gorge se contracter tandis qu'elle déglutit difficilement.
— Je suis désolée pour eux, murmure-t-elle enfin, sans montrer plus d'émotion que cela.
Je reste figé, choqué par son manque de réaction. Comment peut-elle rester aussi indifférente ? Mon irritation monte, et je ne peux plus retenir ma frustration. Je me redresse et frappe légèrement du poing sur la table.
— Wendy, je sais ce qu'ils t'ont fait ! Je sais tout ! je m'exclame, espérant provoquer quelque chose chez elle.
Ses yeux s'écarquillent, surpris. Elle me fixe, comme une enfant prise en faute, vulnérable. Ses lèvres se serrent.
— Daniela t'a dit quelque chose ? Vous êtes ensemble ? murmure-t-elle, plus hésitante.
— Hein ? Mais non ! Elle ne m'a rien dit, je l'ai juste entendu de Romane elle-même pendant que... Bref, je sais ce qu'ils t'ont fait, Wendy.
Ses yeux clairs vacillent un instant, et elle repose lentement la boîte de cuchuflís sur la table. Le silence s'épaissit entre nous, jusqu'à ce qu'elle commence à parler, d'une voix tremblante, presque éteinte.
— Jorge... ça remonte à l'année dernière, murmure-t-elle, la tête basse. C'était un camarade comme les autres. Gentil, discret. Il a commencé à me faire des avances. Je refusais à chaque fois, poliment. Mais un jour... il m'a coincée, à l'arrière d'un van. Romane était là aussi. Je n'ai rien pu faire. Et pendant qu'il me violait, sa sœur prenait des photos et se moquait de moi...
Elle s'interrompt, sa voix vacille. Les souvenirs semblent la submerger, et je reste figé, glacé par ses mots. L'histoire qu'elle raconte, ce cauchemar qu'elle porte en silence depuis tout ce temps, pèse soudain lourd dans l'air. Moi qui pensais que ce serait elle qui aurait du mal à parler, je réalise que c'est tout aussi insurmontable pour moi d'entendre ces mots.
— Si ça peut te rassurer, je n'ai jamais vu ces photos, et je ne chercherai jamais à savoir ces détails écœurants. Je voulais juste t'annoncer leur mort, en pensant que ça te soulagerait.
— La mort de quelqu'un ne me fait jamais plaisir, souffle Wendy. Peut-être qu'ils ont changé, qu'ils ont regretté ce qu'ils ont fait ? On fait tous des erreurs, surtout quand on est jeunes... non ? Elle hésite, presque gênée par ce qu'elle dit, comme si elle-même n'y croyait qu'à moitié.
Pffff, quelle naïveté ! Comment peut-elle être aussi douce avec des gens pareils ? Ses mots me frappent, presque comme une insulte involontaire à ce que j'ai vécu. Wendy semble vraiment gentille pour dire ça, même de telles pourritures. Un instant, je me demande si je devrais lui raconter ce qu'ils m'ont fait. J'aimerais voir la tête qu'elle ferait.
Elle est la seule personne qui pourrait réellement me comprendre, et pourtant... Je serre les dents, incapable de contenir ma colère plus longtemps.
— Tu te trompes ! Ils n'ont absolument pas changé ! Aucun remords, Wendy ! Ils ont même recommencé ! je m'écrie, emporté par ma rage.
Son regard change. Je vois dans ses yeux une réflexion profonde, une analyse silencieuse, tandis qu'elle me fixe sans ciller.
— Est-ce que... c'est de toi que tu parles ? Ils t'ont fait du mal ? demande-t-elle, sa voix à peine audible, comme si elle craignait la réponse.
Aouch ! Dans le mille...
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? je réplique, en détournant les yeux, trop honteux pour affronter son regard.
— Tu sembles... profondément touché par cette histoire, comme si ça te brûlait de l'intérieur. Ça me rappelle moi, il y a quelques mois. Je vois que tu traînes une fatigue extrême, et tes égratignures... tes hématomes... Tout ça me fait penser que tu vis quelque chose de difficile en ce moment. Mais peut-être que je me trompe ?
Elle a tout compris. Elle me dévisage avec une telle clairvoyance que ça me coupe le souffle. Tout ce que je tente de cacher, tout ce que je m'efforce de fuir, elle l'a vu. Les mots restent coincés dans ma gorge, mais je sens qu'ils doivent sortir. Que je dois lui dire, que c'est le moment.
— Non, tu as raison, j'ai subit la même chose que toi... je marmonne, la tête baissée comme si à mon tour je me sentais coupable de quelque chose.
— Vraiment ? répond-elle, avec un étonnement sincère. Elle relève les sourcils, son visage se fige un instant.
Je n'en peux plus. C'est trop. Je sens les larmes monter, et d'un coup, tout éclate. Je m'effondre sur la table, la tête dans les bras, et je pleure. Je pleure comme jamais. Les mots jaillissent entre mes sanglots, chaque phrase me brûle les lèvres.
— Oui ! Ils m'ont traité comme un objet, comme un vulgaire chiffon qu'on utilise et qu'on jette ensuite ! Ils m'ont attaché, bâillonné, bandé les yeux... Ils m'ont menacé avec un couteau... Et ils m'ont violé ! dis-je dans un souffle brisé, chaque mot me déchirant un peu plus.
Les sanglots me secouent, chaque respiration est douloureuse. Dire ces mots à voix haute me donne l'impression de revivre l'enfer. Mais en même temps, c'est un soulagement. Un soulagement indescriptible de pouvoir enfin le dire, de mettre des mots sur l'innommable. Quand je relève enfin les yeux, je croise son regard. Wendy pleure, silencieusement, ses yeux inondés de larmes. Pourquoi pleure-t-elle ?
Soudain, elle se lève et vient vers moi. Sans un mot, elle m'enlace, me prenant dans ses bras avec une douceur inattendue. Je suis surpris, figé.
— Qu'est-ce que tu fais ? je demande d'une voix tremblante.
— Laisse-toi aller, murmure-t-elle. Laisse couler les larmes. Ne te retiens pas. Pleure tant que tu en as besoin, c'est tout ce qui compte pour l'instant.
Elle me serre fort, si fort que je peux sentir les battements de son cœur, la chaleur de son souffle contre ma joue. Ses bras autour de moi m'apportent un réconfort que je n'ai jamais connu. Peu à peu, je me laisse aller. Je m'abandonne à ses bras, à ce moment hors du temps. Mes propres bras se referment autour d'elle, timidement d'abord, puis avec force, comme si j'avais enfin trouvé quelqu'un qui comprenait. Est-ce que c'est ça, la compassion ? À moins que ce soit de la pitié ? Nan... Paola, elle, avait de la pitié, et elle est partie. Wendy, elle, est là, elle me tient. Elle me soutient.
À cet instant précis, je comprends que je ne suis plus seul. Et puis à mon tour, je ressens cette envie de le lui rendre, de lui faire comprendre qu'elle n'est pas seule, et que je suis là pour elle si elle en a besoin. Merci. Merci infiniment Wendy pour ce moment que tu me fais vivre.
Mais il faut encore que je te raconte des choses.
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