Chapitre 5 - Retour de karma








Kanae n'avait pas été capable d'écouter la conversation d'Hayato et de Morita jusqu'au bout. Devant la confusion apparente de Hina, elle s'était levée pour descendre les escaliers, était passée devant eux sans chercher à se montrer discrète, puis s'était délectée de la décomposition brute visible sur leurs traits. Sous la surprise, ils étaient tous les deux restés silencieux.

C'était d'une humeur massacrante que la lycéenne avait rejoint sa classe et sorti son bento, devant des camarades tellement confus que personne n'avait osé lui demander ce qu'il s'était passé.

Si leur rupture s'était répandue comme une traînée de poudre, principalement parce qu'elle ne l'avait pas cachée, aucune rumeur n'était parvenue au sujet de Hayato et d'une éventuelle nouvelle copine, et ce jusqu'à la fin de la semaine – et par conséquent fin de l'année. À ce niveau, Kanae ne savait même pas s'il s'était finalement mis avec Morita ou non. Mais au vu du discours qu'il avait commencé à tenir, ce n'était sans doute qu'une question de temps... Ou bien peut-être la respectait-il encore au moins assez pour ne pas la quitter et se mettre avec quelqu'un d'autre dans la foulée. Elle n'en savait rien. Mais maintenant, c'était le dernier de ses soucis. Ces deux semaines de vacances loin de toutes ces idées allaient lui faire un bien fou.

Assise dans le jardin à même la pelouse, elle tenait son carnet à aquarelle contre ses cuisses en même temps qu'elle s'attelait à la reproduction de leur petit coin de verdure, quand bien même elle le connaissait déjà par cœur. Emmitouflée dans son manteau pour lutter contre les températures peu accommodantes du jour, la jeune fille ne se laissait nullement perturber par le froid qui lui embrassait les doigts, ou par sa famille qu'elle entendait s'agiter dans la maison.

— Kanae ? s'éleva la voix de son père depuis le genkan de la maison, à travers la porte ouverte. Tu viens aider Sayuri avec ses affaires ?

Sans bouger, Kanae releva la tête de sa peinture et ses prunelles accrochèrent celles pleines de reproches de son père. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu'elle n'avait pas spécialement envie de venir prêter main forte avec les valises et affaires de sa demi-sœur pour son déménagement, mais s'abstint d'en faire le commentaire à voix haute. Pour autant, elle devinait qu'il venait volontairement de lui demander son aide devant Sayuri.

— Keita peut pas aider ?

Le regard noir que son père lui jeta rappela à l'adolescente que son frère était sorti jouer au foot avec des copains.

— Pas la peine Masao-san, t'en fais pas. Mon copain arrive d'ici une dizaine de minutes, il va m'aider à tout porter.

— Je vais t'aider aussi, en l'attendant, déclara Masao.

— Tu vas être en retard à ton travail, vraiment ne t'en fais pas pour moi.

Kanae roula des yeux, les observa faire d'un coup d'œil discret, avant de retremper son pinceau dans l'eau et la peinture verte de sa palette. D'un an son aînée, Sayuri s'apprêtait par conséquent à rentrer à l'université et profitait des vacances pour emménager dans son nouvel appartement, au cœur de Tokyo pour faciliter ses trajets. Si elles se côtoyaient depuis près de trois ans maintenant, la cohabitation restait difficile depuis qu'Ayane et sa fille avaient emménagé avec eux l'été dernier.

Ce n'était pas tant que Kanae se braquait contre sa belle-famille, après tout elle s'entendait relativement bien avec sa belle-mère. Pour elle qui avait grandi avec sa propre mère toujours absente, trop occupée dans son travail, la présence d'Ayane à la maison apportait autant de confort que d'amertume, comme le semblant d'une figure maternelle à laquelle elle aurait pu se raccrocher, en dépit de ce besoin d'autonomie et de force de caractère que l'absence sa mère avait créé.

Mais ce n'était pas la même avec Sayuri. Elles ne se disputaient pas, mais ne s'entendaient pas spécialement bien non plus. Aujourd'hui, leur relation restait basée sur une tension pleine de non-dits qu'aucune n'avait jamais vraiment acceptés, si bien que ce fut coupable qu'elle la regardait quitter le cocon familial avec une certaine satisfaction. Rien de foncièrement méchant, seulement un petit soulagement. Surtout à voir ainsi son père aux petits soins pour elle pour essayer de faire le pont de leur famille recomposée. Quelque chose sonnait faux.

Masao chargea deux cartons dans la voiture d'Ayane, qui devrait rentrer d'ici peu pour conduire sa fille, et finit par partir afin de ne pas être en retard à son travail, non sans un coup d'oeil appuyé en sa direction. Et une poignée de minutes plus tard, un garçon qu'elle n'avait jamais vu poussa le portillon de leur jardin pour s'y engouffrer.

Un nouveau copain, réalisa-t-elle sans grande surprise. Après tout, c'était comme cela que sa demie-sœur fonctionnait, depuis qu'elle la connaissait. Comme si la perspective de rester célibataire lui paraissait inenvisageable. Le nouveau copain la salua poliment d'un geste de la main en réalisant sa présence dans le jardin, ce à quoi elle répondit de la même manière, avant de retourner à son aquarelle. Une vibration l'arracha à sa concentration, signe d'un nouveau message. Puis une deuxième. Et une troisième.

✉️ Mei [13:21]
Je vais à un gōkon demain!!
tu veux venir ??

✉️ Mei [13:21]
Y'a des beaux gosses d'un autre lycée!! et il nous manque une personne...

✉️ Mei [13:22]
Maintenant que t'as quitté Nagase-san la voie de ton cœur est libre
(j'dis ça j'dis rien)

Un léger rire lui échappa à la lecture de ces messages. Mei était de ces personnes qui voyait toujours du romantisme et de l'espoir, même là où il n'en existait pas une trace. Lorsqu'elle avait appris pour sa rupture, elle n'avait pas caché son choc et sa déception, mais s'était montré très compréhensive – même si elle restait aujourd'hui persuadée que Kanae était celle qui avait pris la décision. Mais son naturel n'avait pas traîné pour reprendre le dessus : à ses yeux, maintenant, elle devenait elle également en quête de l'amour.

Kanae prit quelque temps pour réfléchir à son planning prévu pour cette dernière semaine de vacances. À part quelques soirées chez sa meilleure amie, une journée au parc d'attraction avec leur groupe de copines de leur classe, sortir un peu pour peindre et profiter du calme de la maison maintenant qu'elle était sûre de ne plus y croiser Sayuri... Elle n'avait rien de spécial de prévu. Ce serait ni le premier, ni le dernier gōkon auquel elle participerait, mais celui-ci tombait à point nommé.

À cette pensée et du coin de l'œil, la jeune fille considéra Sayuri et son copain, qui faisaient les allers-retours avec des cartons pour charger la voiture en attendant qu'Ayane rentre. L'espace d'une courte seconde, elle se surprit presque l'envie de finalement leur donner un petit coup de main... puis se résolut. Ses doigts tapèrent une réponse rapide à Mei pour lui indiquer qu'elle pourrait participer à ce gōkon s'il leur manquait une personne, et elle choisit de revenir à son aquarelle du jardin.

Lorsque Sayuri s'évanouit de son champ de vision, le ronflement du moteur qui l'emportait s'éloignant à travers le quartier, Kanae resta quelques secondes immobile. Peut-être regretterait-elle plus tard son comportement, pour l'instant elle comptait bien profiter de ses vacances comme elle l'entendait, sans politesses qu'elle jugeait inutiles.

Des soirées avec Hina. Des sorties à un gōkon, à un parc d'attraction. C'était tout ce qu'il lui fallait pour décompresser, et être prête pour attaquer cette dernière année de lycée.

****

Ce qui était terrible avec les vacances, quelle que soit la période, c'est qu'elles passaient à une vitesse folle. Kanae avait l'impression d'avoir cligné des paupières, le premier jour, et de ne les avoir rouvertes que deux semaines plus tard. Mais c'était bien la réalité, la bonne temporalité : les cerisiers en fleurs s'épanchaient à perte de vue, déversaient leurs pétales roses là où le vent souhaitait les emporter, pour bien rappeler que le printemps arrivait. Avril avait commencé. Le ciel bleu, encore un peu timide et obstrué par un léger voile blanc en ce début de journée, participait à donner du baume au cœur aux lycéens et collégiens qui traversaient Tokyo pour rejoindre leurs établissements.

— Tu crois qu'on sera enfin dans la même classe ? l'interrogea Hina, avec qui elle partageait son trajet en métro.

— T'es même pas inscrite en classe prépa, Hina. Donc non, impossible.

— Rah, c'est vraiment nul comme critère, ça. C'est de la discrimination.

Kanae roula des yeux, amusée par le désespoir de son amie, mais n'ajouta rien. La rame s'arrêta en station et les deux jeunes filles descendirent avec le mouvement général, puis marchèrent jusqu'à quitter le quai et rejoindre l'intérieur de la gare. Au loin, elles captèrent la silhouette de Mei, prévenue au préalable par message afin de pouvoir s'attendre et se rejoindre avant le lycée.

— J'allais finir par m'impatienter ! geignit-elle, non sans tempérer ses mots d'un sourire espiègle.

— C'est ma faute, expliqua Hina dans un soupir. J'étais tellement stressée hier soir, impossible de m'endormir. Du coup, ce matin j'étais en retard !

Mei laissa échapper un petit rire, et elles prirent ensemble le chemin à pied vers leur établissement. Une impatience fébrile guidait leurs pas, au point où elles accélérèrent le rythme sans même le réaliser. Les conversations fusaient, au sujet de tout et rien comme si elles ne s'étaient pas vues depuis des mois.

— Au fait Kanae, t'as eu des nouvelles des gars du gōkon ? finit par demander Mei, comme prise d'un flash soudain.

— Oh, j'avais oublié, se greffa Hina. Tu m'as même pas raconté comment ça s'était passé.

— Pas dingue. Et oui, l'un d'eux m'a envoyé un message, mais il est possible que j'ai oublié de répondre...

Elle vérifia sur son téléphone.

— Ah, ben oui, complètement zappé.

Le rire de Mei s'éleva à travers la rue passante qu'elles longeaient.

— C'était vraiment une catastrophe, cette soirée ! commenta-t-elle, incapable d'apaiser son rire.

— À ce point ?

— Les garçons avaient l'air un peu désespérés... Au final, avec du recul, c'était drôle. Mais sur le coup, avec Mei, on avait juste envie de s'échapper et de rentrer chez nous. La prochaine fois, quand t'as des plans foireux comme ça, propose-les à Hina, plutôt !

L'intéressée fit mine d'être choquée par ses propos, et l'éclat de leur bonne humeur serpenta dans les ruelles tokyoïtes jusqu'à ce qu'elles atteignent le lycée Nekoma. Une fois le portail d'entrée passé, elles suivirent le mouvement de la foule qui se dirigeait vers le gymnase principal, où avait lieu la cérémonie de rentrée. L'euphorie des retrouvailles baignait l'air, portée par les voix enthousiastes qui s'élevaient partout autour d'elles et s'étalait jusqu'aux visages plus timorés et perdus de ceux qu'on devinait aisément être en première année. Kanae y repéra la tête de son frère, qu'elle découvrit nullement perturbé par la nouveauté, entouré par ses amis.

L'intégralité des élèves furent regroupés sur les chaises à cet effet et les discours divers et variés du directeur, des enseignants et de leurs représentants d'élèves s'enchainèrent, dans une longueur ennuyante à mourir. Kanae préférait profiter de cette heure et demie à commenter en silence tout ce qu'il se passait auprès de sa meilleure amie – le tout généralement à travers des signes – et l'observer rigoler, que de suivre ces discours qu'elle entendait pour la troisième fois déjà.

L'excitation polie que la clôture de la cérémonie suscita se répandit, gage de l'impatience que tous nourrissaient à la perspective d'aller découvrir les répartitions des classes. Ils furent ainsi libérés pour pouvoir rejoindre l'entrée principale de l'établissement, où les listes avaient été affichées entre temps. Le brouhaha de la foule regroupée souleva rapidement le lycée Nekoma aussitôt les premières silhouettes postées devant les panneaux, entrecoupé tant pas des cris de joie que quelques larmes un peu trop dramatiques aux yeux de Kanae.

Pas spécialement stressée par toutes ces histoires de listes de classe, la jeune fille préféra rester en retrait aux côtés de Hina, Mei s'étant déjà carapatée avec d'autres de leurs amies pour s'approcher au plus vite. Un peu plus loin, au milieu de la foule, elle aperçut la silhouette de Hayato, entouré par ses coéquipiers du club de basket qui se démarquaient par leur taille imposante. À le voir ainsi, détaché dans la masse comme une évidence, Kanae réalisa qu'elle avait en réalité une seule peur : se retrouver dans sa classe à lui.

Mue par une force invisible, une crainte qu'elle essaya pourtant de reléguer au fond de son esprit, la lycéenne se surprit un pas en avant, puis un deuxième, et bientôt elle se faufilait pour accéder aux panneaux. La liste des classes de troisième année juste devant son nez, elle la parcourut d'un regard rapide pour se pencher sur les deux classes préparatoires. Elle aperçut son nom sur le haut de la liste de la première classe, la 3-5, comme tous les ans avec son nom de famille*, et fit défiler ses prunelles vertes sur le reste de la classe.

Sans surprise, elle passa la lettre « O » sans y lire le nom de Hina.

Shibata Mei, lut-elle avec soulagement.

Pas de Nagase à la lettre « N ». Elle regarda coupablement du coin de l'œil la deuxième classe préparatoire, mais n'y vit pas son nom non plus.

Bien sûr. Hayato ne suivait pas les cours préparatoires cette année. Le pire, c'est qu'il le lui avait déjà dit à plusieurs reprises. L'emprise du sentiment qui l'avait saisie la terrifia soudain, alors qu'elle réalisait que finalement, la page de son malaise et de sa honte n'était peut-être pas autant tournée qu'elle le pensait.

Soulagée plus que de raison, elle continua de descendre les noms de sa classe, avant de se figer. Le monde entier parut s'écraser sur ses épaules, lui asséner un retour de karma qu'elle n'était pas certaine d'avoir mérité – ou peut-être que si. La prochaine fois, elle aiderait peut-être Sayuri dans son déménagement.

Morita Chizuru.

Yaku Morisuke.

Les deux noms se suivaient*.





* l'alphabet japonais se lit dans l'ordre des kana, soit au début : a, i, u, e, o (le nom de Kanae étant Ibaragi, elle a l'habitude d'être en tête de liste)
* un peu plus bas (après le o, le shi et na cités dans le chapitre respectivement à l'ordre des kana), on y retrouve les -m : ma, mi, mu, me, mo, puis direct les -y : ya, yu, yo. Le mo et le ya se suivent donc.

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J'espère que mes explications sur l'alphabet sont claires ! J'ai hésité à rentrer dans le détail sur ce passage, à l'écriture, car j'avais peur que ce soit confus. Mais je me suis dit qu'avec une petite explication ça aiderait à comprendre, et que je pouvais garder l'ascenseur émotionnelle de Kanae qui a quand même son importance !
Du coup, vous pouvez comprendre avec ce chapitre que Kanae ne va pas vraiment s'attendre à passer une super année (elle l'a un peu mérité, on va pas se mentir).

C'est assez difficile d'avancer avec ce genre d'OC. Je sais que vous ne pouvez pas être de son côté à la lecture, et je vous rassure je ne le suis pas non plus. C'était ma crainte quand j'ai commencé l'écriture, que tout le monde la déteste (I mean, elle n'aide pas à être appréciable, même si moi je l'aime de tout mon cœur).
Ça va lui prendre du temps, en même temps elle part de loin, mais j'ai hâte que vous la voyez évoluer, apprendre de ses erreurs et accepter les autres.

En attendant, j'espère que ce chapitre vous a plu !
N'oubliez pas de voter et de laisser un petit commentaire c:

Et je vous dis à samedi prochain <3

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