Chapitre 2 - Ressentiment





Kanae resta figée quelques secondes, dans l'espoir d'assimiler ce que sa meilleure amie venait de lui dire. « Il est dans ma classe ». Maintenant qu'elle prenait le temps de considérer cette perspective et de l'observer, elle reconnaissait en effet le lycéen devant elles, pour l'avoir aperçu à plusieurs reprises dans la classe de Hina, quelques fois où elle était venue la voir. Et pour s'intéresser un minimum aux clubs sportifs de son lycée, elle se souvint qu'il faisait partie de l'équipe de volley-ball.

La colère quelque peu redescendue, mais loin de se sentir désolée de ses propos pour autant, Kanae sentit ses muscles se détendre.

— Non je suis pas en première année, mais si tu pouvais réfléchir deux minutes avant d'assumer des choses sur les gens, ça éviterait ça.

À côté d'eux, les deux enfants qui restaient silencieux se considérèrent dans une expression représentative de leur surprise, signe qu'ils n'osaient pas s'interposer pour dire quoi que ce soit.

Kanae se braqua à nouveau, déroutée par sa manière de s'adresser à elle. Certes, il n'était pas impossible qu'elle ait l'habitude de parler un peu crûment au point de ne pas être toujours très agréable. Mais en avoir conscience était une chose, se le faire dire en était une autre.

— J'essaie de rester calme alors que tu viens de ruiner mon dessin le plus précieux, et une partie de mon carnet. Si t'as rien de mieux à dire ça serait sympa de rien dire du tout.

— C'est ma faute, s'interposa l'un de ses frères – celui qui était arrivé en même temps que lui, sans doute le cadet d'après leurs traits respectifs. Morisuke a juste pas eu le temps de...

— Laisse, Shouta. T'en fais pas, t'as rien fait de mal.

Dans une dernière œillade assassine, Yaku saisit la main de son frère pour faire volte-face. Il s'apprêtait à saisir celle du deuxième lorsqu'un téléphone se mit à sonner, et qu'il dût plonger le bras dans la poche de son survêtement pour sortir l'objet. Immobile, dos à elles, il décrocha :

— Ouais, Kuroo ?

Presque vexée de le voir se détacher de leur conversation aussi facilement, à lui laisser un goût amer dans la bouche, Kanae réalisa que ses sourcils s'étaient tant plissés qu'ils devenaient presque douloureux. Dans un râle exagéré, elle se contenta de s'accroupir pour récupérer ses affaires et fermer son cahier avec un pincement au cœur.

— Les clés du gymnase ? Non, aucune idée... Sérieux, à ce point ? Ouais, je peux aller voir demain midi...

Yaku se retourna, mais ne porta attention qu'à Hina.

— Bonne soirée, Ogawa-san.

Sans même une œillade à son attention, il se retourna, reprit sa conversation téléphonique, et sa silhouette s'éloigna en direction du terrain de volley délaissé, pas dérangé pour deux sous par l'orage prêt à gronder qu'il laissait derrière lui. Son frère cadet les considéra toutes les deux une dernière fois, la moue penaude, mais finit par s'éloigner à son tour sans un mot.

Kanae fulminait. Hina dut le remarquer, car elle réfréna l'envie de rire qui lui brûlait de toute évidence les lèvres, pour l'affronter avec tout le sérieux dont elle était pourvue, son regard droit, bien que teinté d'un voile de malice, planté dans le sien.

— Tu pouvais pas me prévenir ? pesta Kanae.

— Je l'ai reconnu qu'en le voyant arriver... T'avais l'air tellement énervée que j'ai préféré éviter de te couper, ça t'aurait fait bouillir encore plus.

Ce n'était pas totalement faux, en effet. Un peu de fierté mal placée l'empêcha cependant de l'admettre à voix haute.

— Ça va aller, pour ton carnet ?

La compassion berçait le timbre doux de la voix de sa meilleure amie, alors qu'elle attrapait ledit carnet pour l'observer. Il n'était pas si abîmé que ça, encore utilisable si on omettait les pages qui s'étaient légèrement froissées avec le choc, le dessin ruiné, et l'épaisseur gondolée sous la peinture renversée. Et puis, après tout, ce n'était qu'une seule peinture sur l'intégralité du cahier, rien de bien dramatique... Elle n'aurait pas dû s'en formaliser.

Pourtant, au fond, elles savaient toutes les deux ce que cette peinture de Narai-juku représentait. Aucune n'osa y mettre des mots.

— Je vais rentrer, je crois que ça vaut mieux, admit Kanae, une amertume difficile à réprimer dans la gorge. Demain sera un autre jour ! C'est la White Day, déjà, et puis dans quatre jours c'est la fin de l'année et on sera en vacances, donc ça sert vraiment à rien de broyer du noir.

Les iris noirs de Hina se parèrent d'une empathie sincère et amplifiée par ses paroles, alors que l'esquisse d'un sourire triste se frayait un chemin jusqu'à ses lèvres.

— Je rentre aussi, alors, déclara-t-elle.

Elle saisit sa console qu'elle avait laissée sur l'herbe, la fourra grossièrement dans son sac, puis rejoignit sa hauteur à coup d'enjambées déterminées. Dans un dernier coup d'œil vers le terrain de volley où Yaku, les bras en manchette, semblait expliquer quelque chose à ses frères, comme s'il avait visiblement déjà oublié qu'il venait de semer le chaos et qu'il aurait pu s'en sentir un peu plus désole. Kanae se détourna.

Le chemin jusqu'à leur quartier était un trajet rythmé par l'habitude, dans une ambiance à la limite de l'obscurité alors que le soleil, passé au loin derrière l'horizon, n'était plus qu'un souvenir. Un paysage dans lequel venaient s'imposer les buildings de l'arrondissement de Nerima, majestueux en opposition à la vision de verdure du parc.

Kanae ne décrocha mot des quinze minutes de marche qu'elles partagèrent, et remercia intérieurement son amie pour le respect de son silence. Elles finirent par arriver devant chez Hina, à l'orée du quartier rempli de maisons plain-pied où elles habitaient toutes les deux.

— Prends une bonne douche, et oublie cette histoire, lui conseilla Hina dans un sourire, cette fois plus détendu. Et pour ta peinture, ça nous fera une excuse pour retourner à Narai-juku ! Tu verras tes progrès, comme ça.

— On va dire ça, oui.

Elle dut retenir la moue amusée que son visage boudeur voulait laisser poindre, ce que Hina parut remarquer. Habituée à son caractère, elle ne se formalisa pas de son absence de motivation devant le plan de vacances, et après lui avoir affirmé qu'elle en parlerait à ses parents, leurs routes se séparèrent.

Kanae rentra chez elle, deux cents mètres plus loin, le pas traînant. Ce ne fut qu'une fois plantée devant la porte d'entrée qu'elle décida de se ressaisir : elle se tapota les joues sans force, davantage pour le geste en lui-même que la brutalité de ce dernier, bien décidée à mettre cette soirée de côté. Son carnet serré contre elle, elle rentra dans le genkan, ponctuant son arrivée d'un habituel « je suis rentrée », se déchaussa et avança jusqu'à la cuisine. Les effluves parfumées de légumes caramélisés s'élevaient dans toute la pièce, coupées à une subtile odeur réconfortante de bouillon dashi. Kanae huma à pleins poumons ce mélange d'arômes comme si elle l'avait attendu toute la journée.

Aux fourneaux, Ibaragi Masao lui jeta un coup d'œil sans s'arrêter de remuer son plat. Un sourire doux sur les lèvres, il considéra sans un mot son uniforme qu'elle portait toujours, le sac sur son épaule, et le carnet dans ses mains.

— Comment a été ta journée ? questionna son père.

Son tablier déjà taché de sauce soja, il s'essuya les mains dessus avant de se tourner vers elle, pour lui indiquer qu'il lui portait toute son attention.

— On est allées au parc avec Hina, expliqua-t-elle en levant son cahier.

Peu encline à parler de cette rencontre mouvementée qu'elle préférait oublier – et de se faire réprimander pour son manque de tolérance – Kanae préféra rester évasive. Pas surpris par la nouvelle, lui qui connaissait cette habitude qu'elles avaient toutes les deux de sortir au parc Jikodai, Masao se contenta d'un hochement de la tête pour approbation.

— T'as eu le temps de faire tes devoirs ?

— Non, je comptais m'y mettre en rentrant. Pour le peu qu'il en reste, à une semaine de la fin des cours...

— On mange d'ici quarante-cinq minutes, quand Ayane sera rentrée. Ça te va ?

Il lui semblait bien ne pas avoir perçu la présence de sa belle-mère dans la maison. Kanae hésita, mais se refusa à demander où elle pouvait bien être. Sans doute au travail, au sport ou à son club de peinture sur céramique – elle ne se souvenait jamais quel jour c'était.

— Et Keita ? Il est rentré ? Il a plus d'entraînements, non ?

— Oui, il fait ses devoirs dans sa chambre. Enfin j'espère, c'est ce qu'il m'a dit.

Sans répondre, Kanae quitta la cuisine, glissa sur le parquet à l'aide de ses chaussettes pour traverser le couloir des chambres, avant de rentrer sans toquer dans celle de son petit frère. Ce dernier se leva d'un bond et manqua de lancer la console portable qu'il tenait sous le coup de la surprise, puis la gratifia de son regard le plus noir lorsqu'il réalisa qu'il ne s'agissait que d'elle.

— Ils sont faits ces devoirs ?

— Mais je finis le collège dans quatre jours...

— Donc j'en conclus qu'ils sont pas faits ? Papa va être déçu, il te faisait confiance.

Keita se renfrogna, gonfla boudeusement les joues, puis finit par capituler en se levant de son lit, sur lequel il était allongé dans le sens de la largeur. Il traina les pieds comme si ces derniers pesaient mille hommes, avant de s'affaler sur la chaise de son bureau.

Bougon, mais étonnamment docile, réalisa Kanae.

— Mais je passe au lycée, j'ai pas besoin de continuer à faire mes devoirs. En plus, c'est la même école, je suis dans les prioritaires j'ai déjà été accepté !

— C'est pas parce que tu passes du collège Nekoma au même lycée que tu t'en sortiras bien en cours. Surtout avec tes lacunes en anglais !

Pour elle qui s'apprêtait à rejoindre les classes préparatoires à l'université pour sa dernière année de lycée, Kanae mettait un point d'honneur à ce que son frère cadet se démarque scolairement parlant à son tour. Si elle avait conscience d'être parfois sévère avec lui, elle prenait aussi beaucoup de son temps pour l'aider lorsqu'il en avait besoin. Même si, à cet instant précis, il ne cachait pas son envie de continuer les jeux vidéos. Difficile de motiver un collégien à faire ses devoirs, pour le peu qu'il en avait, à une semaine de quitter son établissement...

De son côté, elle savait qu'elle devrait travailler pour ne pas se faire dépasser par le rythme scolaire, même à cette période de l'année. Un peu à reculons, il fallait certes l'admettre, elle rejoignit sa chambre, dont la porte se trouvait en face de celle de son frère, pour y déposer toutes ses affaires. Assise à son bureau, elle observa avec amertume son carnet à aquarelle, dont les pages épaissies par la matière paraissaient en partie froissées, maintenant. Il lui fallut réprimer l'envie inconsciente de l'ouvrir sur la page du dessin ruiné : cela ne ferait que remuer inutilement un couteau dans la plaie.

Kanae s'attela sans grande motivation à ses exercices d'algèbre, mais ne resta pas bien longtemps concentrée. Son téléphone, posé sur le bureau, émit une vibration en signe d'un message Line, et ce ne fut qu'en apercevant son nom affiché sur l'écran qu'elle se souvint de l'existence de Hayato – qui n'avait au passage pas répondu à son dernier message. Une pointe de culpabilité lui piqua la poitrine à cette idée.

✉️ Nagase Hayato [20:14]
On pourra se voir demain midi?

Kanae tiqua, un peu vexée qu'il ne réagisse pas à la partie où elle lui demandait si ses activités de club s'étaient bien passées, mais ne le releva pas. Cela faisait déjà quelque temps qu'il lui paraissait étrange dans leurs échanges, mais elle se contentait de laisser couler. Peut-être à raison, au vu de ses mots, réalisa-t-elle. Après tout, demain était le quatorze mars, la White Day, le jour où il était supposé répondre aux chocolats offerts un mois plus tôt pour la Saint-Valentin. Peu importe qu'elle se soit satisfaite de chocolats achetés au supermarché, l'intention restait la même, après tout.

De toute évidence, c'était pour cette raison qu'il demandait à la voir.

Le front plissé, elle tapa sa réponse, hésitant entre lui reprocher son manque d'enthousiasme et de loquacité, ou bien à couper court à la discussion. Absolument pas décidée à continuer de se prendre la tête pour aujourd'hui, elle opta pour la deuxième solution.

✉️ Ibaragi Kanae [20:16]
Oui bien sûr.

Et bien évidemment, il ne répondit pas, ce qui ne fit qu'accroître le ressentiment de sa soirée.

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