Chapitre 14 - Première victoire




Plus elle y repensait, moins Kanae avait envie de faire cette maudite course à trois jambes. L'écho des moqueries de Hina venaient se mêler à ses pensées, à leur gré le fou-rire incontrôlable qui avait pris sa meilleure amie lorsqu'elle avait eu le malheur de dire qu'elle ne pourrait jamais faire ça avec Yaku. Pour autant, elle savait que son égo en prendrait un coup si elle venait à obtenir une dispense pour une simple course de quelques courtes minutes qui ne nécessitait, en soi, pas de grandes capacités sportives.

Trois jours plus tard, elle ne savait toujours pas sur quel pied danser.

Alors qu'elles quittaient leur salle de classe à la fin de la journée, et accessoirement fin de la semaine, Mei dut capter son visage aux traits tirés, car elle s'immobilisa devant la porte.

— Ça va pas, Kanae ?

L'intéressée releva la tête pour jeter un coup d'œil à son amie, et le mouvement lui permit de capter le regard concerné qui lui faisait face, mais aussi – et surtout – la silhouette de Yaku qui se dirigeait vers le tableau. Maintenant qu'elle y repensait, il lui semblait en effet avoir aperçu son nom inscrit en bas de celui-ci toute la journée, pour rappeler qu'il était de corvées.

— Si, ça va, éluda-t-elle, prête à reprendre sa marche vers la sortie.

— T'es sûre ?

— Un peu fatiguée, c'est tout. Au fait, tu devais pas te dépêcher, toi ? Je croyais que vous aviez une réunion, au BDE.

Les pupilles de la jeune fille s'étrécirent alors que ses yeux s'écarquillaient, signe qu'elle avait complètement oublié ce détail. Une main devant la bouche, Mei trottina sur elle-même, de toute évidence tiraillée entre se dépêcher pour aller à sa réunion ou rester avec elle et s'assurer qu'elle allait bien. L'intention toucha Kanae, bien qu'elle s'empressât de la pousser hors de la classe. Dans un « bon week-end » jeté à la volée depuis le couloir, la tornade s'éloigna. La lycéenne s'autorisa un pouffement amusé, laissa passer Kamiya Mamiko – sa camarade de corvées avec Yaku et qui partait sortir les poubelles – et se remit en marche pour le club de peinture.

Ses jambes s'immobilisèrent aussitôt, après un seul pas.

La classe était déjà presque entièrement vide lorsqu'elle fit volte-face pour l'observer. Les derniers élèves sortirent en la contournant, la gratifiant au passage d'un nouveau « bon week-end », et elle resta figée le temps d'une poignée de secondes. À quelques mètres, une fois le tableau effacé et lavé, Yaku dut sentir une présence dans la pièce, car il finit par se tourner en sa direction.

Ses sourcils s'arquèrent d'étonnement quand il découvrit sa silhouette esseulée, alors qu'elle cherchait à aligner une phrase cohérente.

— Quoi ? lança-t-il, d'un ton qui ne traduisait pas spécialement d'animosité, mais plutôt une incompréhension impatiente.

— Je voulais te parler de la course à trois jambes.

Son visage restait fermé, assez froid, et pour la première fois en deux mois Kanae réalisa combien il n'était pas agréable de le voir la toiser de la sorte, quand bien même elle avait été la première à agir de la sorte. Debout sur l'estrade, il comptait désormais une bonne quinzaine de centimètres de plus qu'elle, pourtant il semblait tant sur la défensive qu'il donnait l'impression qu'au moins le double les séparait.

— J'ai déjà demandé à Yosano-sensei si tu pouvais faire la course avec quelqu'un d'autre, si ça peut te rassurer. Elle a refusé.

Kanae se détendit – quand s'était-elle crispée ? – avant de cligner des yeux à plusieurs reprises, un peu surprise.

Elle n'y avait même pas pensé.

Pendant plusieurs jours, elle avait ressassé son irritation, et pourtant à aucun moment la perspective d'aller voir leur enseignante pour demander à changer les compositions des groupes ne lui avait effleuré l'esprit. Le fait que c'eut été un refus n'y changeait donc pas grand-chose, mais sur le principe elle se sentit stupide. Elle se ressaisit rapidement pour ne rien laisser paraître.

— Non, c'est pas de ça que je voulais te parler. Je savais très bien que c'était pas possible de changer les équipes, mentit-elle avec aplomb.

Yaku plissa le front, pas certain de savoir comment réagir ni comment il était supposé prendre ces paroles.

— Alors qu'est-ce qui y'a ?

— J'ai pas l'intention de me taper la honte avec cette course à trois jambes, commença-t-elle.

— Parce que tu crois vraiment que moi oui ?

— J'en sais rien, tu fais ce que tu veux. C'est juste que si à cause de toi je tombe ou si on manque de synchro, je risque d'être un peu rancunière.

Contre toute attente, alors qu'elle s'attendait à ce qu'il s'énerve contre sa façon de lui parler ou contre le sens même de ses mots, le volleyeur se contenta de laisser échapper un long soupir. Elle jura même apercevoir l'esquisse d'un fin sourire poindre sur ses lèvres, reflet d'un soupçon d'amusement qu'il peina à contenir, et qui déstabilisa plus que de raison la jeune fille.

— Toi ? Rancunière ? C'est marrant, je l'aurais jamais imaginé.

Kanae dut se retenir pour ne pas pincer les lèvres de frustration, si bien qu'elle resta interdite l'espace de quelques secondes. À cet instant précis, elle se demanda pourquoi elle arrivait toujours à se braquer de la sorte dès qu'elle échangeait avec lui, à s'enfermer dans ce masque d'agressivité défensive ; sans y trouver de réponse.

— Un tout petit peu, ça m'arrive de temps en temps, répondit-elle, se surprenant un léger ton d'humour.

— Si c'est que de temps en temps, ça va alors.

Cette fois, son sourire fut plus prononcé, si bien qu'il laissa même un souffle amusé glisser à travers ses narines. Pourtant, il ne lui laissa pas le temps de renchérir quoi que ce soit car il fit volte-face, attrapa un stylo et le carnet de classe qu'il devait remplir, avant de s'asseoir à son bureau. Mamiko n'allait plus tarder à revenir après avoir vidé les poubelles, et Kanae n'était pas certaine de savoir mettre sa fierté de côté et s'exprimer en public. Yaku dut comprendre que leur discussion ne s'arrêterait pas là, car il releva vers elle un regard intrigué en voyant qu'elle restait plantée là.

— Tu voulais me dire autre chose ? Me menacer ?

— Tu me fais vraiment passer pour la méchante... Non, hum. Je voulais...

Les mots ne sortirent pas.

Elle se maudit intérieurement pour ce nouvel excès d'égo mal placé.

— Je me disais juste qu'on pourrait s'entraîner, juste une fois. Pour qu'on s'habitue à se coordonner, histoire de pas se taper la honte. Enfin, toi ça avait l'air de pas trop te déranger, du coup, mais moi j'aimerais éviter.

Si le volleyeur essaya de rester de marbre, ce fut raté. Son visage tomba de trois étages au moins, tiré par des émotions à mi-chemin entre la confusion, l'étonnement et le malaise. Ses paupières se plissèrent avec lenteur, comme s'il cherchait à vraiment donner un sens aux mots qui venaient de lui parvenir, et il finit par poser son stylo.

— Tu veux t'entraîner ?

— Me fais pas répéter, t'as très bien compris.

— Tu dois vraiment être désespérée...

Un peu. Mais Kanae évita de le dire à voix haute.

— Je vois pas trop quand et où est-ce que tu veux–

— J'en sais rien, avant nos clubs un soir. Histoire de deux minutes hein, pas plus, on va pas y passer des heures non plus.

Yaku n'eut pas le temps de répondre quoi que ce soit, car Mamiko rentra dans la salle, les poubelles vides dans les mains. Elle ne dissimula pas sa surprise de la trouver encore plantée là, exactement comme elle l'avait laissée quelques minutes plus tôt, mais lui adressa un sourire.

— Bah t'es encore là, Ibaragi-san ?

— J'allais partir, oui. Bon courage pour les corvées, Kamiya-san.

S'être abaissée de la sorte à exposer ses doutes au volleyeur sans obtenir de retour de sa part fut frustrant, pourtant Kanae ne put se résoudre à lui demander ce qu'il en était. Elle fit donc volte-face, constata que le couloir était désert, mais n'eut le temps d'avancer que d'un seul pas.

— Ibaragi, l'interpella Yaku. On peut se dire semaine prochaine. Et au passage, on pourra dire à Yosano-sensei qu'on a fait un premier pas sur le chemin de la communication, du coup.

Quelque chose dans son ton léger ôta un poids inconscient à Kanae. C'était comme s'il ne cherchait même pas à cacher un certain amusement, à tel point qu'elle devinait à travers sa simple intonation le sourire qu'il avait esquissé. Dos à lui, elle sentit malgré elle ses lèvres se tirer en quelque chose de similaire, presque irrépressible ; comme si toute l'irritation qu'elle ruminait depuis deux mois venait d'accepter une trêve.

Elle tourna la tête pour le regarder par-dessus son épaule, son visage toujours fendu d'un fin sourire :

— N'importe quoi, lâcha-t-elle.

Yaku parut surpris par sa réaction, peut-être même brusqué, mais elle s'éclipsa sans lui laisser le temps de rétorquer quoi que ce soit. Satisfaite d'avoir obtenu ce qu'elle voulait, la lycéenne récupéra ses affaires de peinture dans son casier pour se dépêcher de rejoindre son club, pour lequel elle était déjà en retard.

Monsieur Midori, leur professeur encadrant, était déjà présent lorsqu'elle poussa la porte de la salle d'art, et que les différents visages se tournèrent en sa direction.

— Bonjour à tous, et désolée pour mon retard.

— T'inquiète, t'es même pas la dernière, la rassura Natsumi.

Kanae s'installa à sa place habituelle à côté d'elle, et s'attela à préparer son matériel. Du coin de l'œil, elle captait son amie qui l'observait avec insistance et curiosité, la tête penchée sur le côté.

— Quoi ? J'ai un truc sur le visage ?

— Il s'est passé quelque chose ? l'interrogea Natsumi.

— Comment ça ?

Un sourcil arqué, seulement à moitié concentrée sur leur échange alors qu'elle remplissait sa palette, Kanae lui jeta une œillade rapide.

— Je sais pas, t'as l'air contente. Enfin, plutôt fière ou satisfaite de toi, je dirais même.

La bouche pincée, la jeune fille fit mine de ne pas comprendre où son amie voulait en venir, et se contenta de feindre une réflexion profonde. Pour autant, elle se maudit intérieurement d'avoir laissé son triomphe s'imposer sur ses traits de la sorte.

— J'ai juste l'impression d'avoir gagné, donc je suis satisfaite, en effet, répondit-il avec élusion.

Si Natsumi resta confuse, elle comprit – pour bien la connaître – que cela ne servait à rien de demander à quoi elle pouvait bien faire référence. Elle la laissa donc préparer tout son attirail en paix, récupérer sa toile en cours commencée au début de la semaine, et les derniers retardataires eurent le temps d'arriver à leur tour. C'est lorsque tout le monde fut en place, déjà ancré dans sa routine, que Monsieur Midori se leva :

— À partir de la semaine prochaine, il devrait commencer à faire vraiment bon, donc on va pouvoir reprendre un peu les projets en plein air. Ça vous irait ?

Les sept élèves présents dans la salle approuvèrent avec enthousiasme, certains plus bruyamment que d'autres. Kanae resta en retrait dans sa joie, quand bien même elle adorait les moments passés en plein air. Après tout, pour elle qui se plaisait à la contemplation de paysages en tout genre et dans leur reproduction, elle ne trouvait pas toujours son compte lors des cours où ils se concentraient sur des natures mortes, ou sur des techniques précises de peinture. Ils étaient nécessaires, et elle savait bien que c'était grâce à eux qu'elle avait pu progresser autant dans son art, mais son côté un peu capricieux prenait parfois le dessus, même si elle n'en disait rien et se contentait de suivre docilement leur enseignant encadrant.

Ce dernier continua sur sa lancée pour expliquer ce qu'il avait en tête. Lorsqu'il évoqua d'utiliser l'enceinte du lycée et tous ses espaces pour peindre et dessiner, avec un focus sur les jeux de couloirs ou de végétation, la jeune fille sentit ses prunelles vertes s'allumer de mille étoiles.

Enfin, elle avait l'impression que les vents soufflaient dans la bonne direction.

Avant de se remettre sur sa peinture en cours, elle entendit son téléphone vibrer depuis son sac, et le sortit avec curiosité. Les chances pour qu'il s'agisse de Hina étaient élevées, très élevées même, pourtant cette dernière devait supposément être à son club d'athlétisme.

Kanae laissa échapper un pouffement amusé en constatant qu'il s'agissait bien de sa meilleure amie, et à la lecture du message de cette dernière.

✉️ Hina [17:13]
sa meuf est venue voir Takagi-kun au club d'athlé...
j'vais vomir ils sont trop niais

Elle ne savait pas trop dans quel mesure elle entendait « niais », mais savait pourtant que Hina aurait approuvé toute niaiserie s'il l'avait fallu. Pour une fois, et un sourire au bord des lèvres, elle se surprit à attendre avec impatience que sa meilleure amie se trouve un nouveau crush.

✉️ Kanae [17:14]
Dégueu, tu mérites bien mieux




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Alala, Kanae et sa fierté mal placée, toute une histoire (littéralement, du coup). Je trouve qu'elle a fait un bon premier pas en avant, moi, en allant voir Yaku pour lui demander de s'entraîner, même si c'est TRÈS maladroitement demandé ahah
Vous croyez que ça va aller pour eux, cet entraînement et cette course ?

J'espère que ce chapitre vous a plu, en tout cas !
N'oubliez pas de voter, et de laisser un petit commentaire c:

Sur ce, je vous dis à samedi prochain <3

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