Chapitre 13 - Une jambe et demie
La Golden Week avait filé comme le vent, aussi rapide qu'un aérolithe. Chaque année c'était la même : cette petite accalmie scolaire faisait un bien fou, mais redevenait bien vite de l'ordre du mirage utopique. Sans surprise, Kanae avait utilisé ce temps pour réviser, pour profiter un peu, sortir avec Hina et avec d'autres amies, mais surtout pour peindre. Peindre le parc, peindre la ville, ou encore peindre le ciel sous toutes ses formes ; orageux, dégagé, baigné de rose ou d'orange. Un spectacle dont elle ne se lassait pas.
Sans surprise également mais comme convenu, leur mère n'avait pas pu se libérer pour passer un peu de temps avec ses enfants, pas même histoire d'une seule journée. Non pas que la jeune fille en fut étonnée ou même déçue, après tout cela faisait des années maintenant qu'elle était habituée à la quasi-absence d'une mère toujours trop occupée, toujours trop focalisée sur son travail. Aussi loin qu'elle s'en souvienne, cela avait toujours été le cas, mais Naomi s'était d'autant plus enfoncée dans son boulot suite au divorce, cinq ans auparavant.
Imperturbable, Kanae s'était contentée de faire comme d'habitude et de prendre les choses comme elles venaient, jusqu'à ce qu'en un simple battement de cils la semaine soit déjà terminée. Et avec la reprise des cours, elle se remettait dans le bain, déjà prête à subir son emploi du temps toujours aussi chargé.
— C'est tes cookies de ce matin ? s'enquit Seiji, penché sur son sachet de cookies qu'elle avait laissé traîner sur son bureau.
Le front plissé, un sourcil arqué et le coin de la lèvre étiré en un rictus de confusion, le jeune homme considéra les biscuits, résultat de leur cours de cuisine d'une heure plus tôt. Kanae retint une grimace, ses prunelles fusillant son camarade qui ne sembla pas le réaliser. À la place, il appuya sur le sachet pour tester la dureté des cookies, et un petit souffle d'amusement lui échappa.
— Ils devaient pas être moelleux ?
À côté d'eux, Haruya releva la tête pour considérer le garçon, un petit rire moqueur filant par ses narines. Yaku, à la base en pleine conversation avec Seiji jusqu'à ce que ce dernier s'intéresse aux gâteaux, eut la décence de ne pas se retourner, et Kanae l'en remercia presque – elle n'était pas certaine de supporter un air suffisant voire narquois sur ses traits à lui, de toutes les personnes.
Pour elle, en théorie, il était hors de question de ne pas savoir cuisiner, avec un père pour qui préparer à manger relevait d'une manière de montrer son affection. En pratique, c'était un petit peu plus compliqué, et elle n'avait finalement pas souvent l'occasion de mettre la main à la pâte à la maison, Masao prenant la tâche trop à cœur pour avoir besoin d'aide. De temps en temps, il l'acceptait, mais bien souvent il préférait tout faire seul. Elle apprenait, lentement, mais de toute évidence elle partait de loin.
Se le faire dire à voix haute dans la classe fut particulièrement désagréable.
Heureusement pour elle, Kanae n'eut pas le temps de répondre, car leur professeure principale pénétra dans la pièce et coupa ainsi court à toutes les discussions. Seiji regagna sa place. Les salutations de politesse furent faites, et Yosano se saisit aussitôt de son éternel sourire mutin et caractéristique ; celui qui faisait que la plupart des élèves l'adoraient.
— J'ai corrigé vos copies, indiqua-t-elle en agitant un tas de feuilles. Ça devait pas être noté, mais j'étais vraiment satisfaite de votre implication, donc je voulais vous récompenser un peu !
Les rapports d'analyse de haïku furent distribués, Morita en hérita car étant au plus proche, et Kanae dut se pencher pour voir leur note par-dessus son épaule. Un large sourire tira ses lèvres lorsqu'elle aperçut le « 91/100 », et son réflexe fut de se tourner en direction de son voisin pour l'en informer.
— J'ai pas gâché une soirée pour rien, au moins... relativisa ce dernier avec nonchalance, malgré un visage soudain bien détendu.
Dans un réflexe sans doute inconscient, Yaku pivota en leur direction, ses traits, à lui aussi, bien détendus. Il laissa même un sourire miroir au sien émerger, visiblement tout aussi satisfait par leur note qu'elle ne l'était. Il dut réaliser qu'il s'était tournée et l'avait considérée avec un peu trop d'enthousiasme, car son visage se referma quelque peu.
— J'ai bien fait de vous donner mon avis sur tous les haïku, lâcha Kanae en le regardant droit dans les yeux. Tu vois, au final t'avais raison, je me sens vraiment importante.
Le regard fermé du volleyeur se transforma en quelque chose de plus provocateur, presque joueur, tout comme ses prunelles vertes à elle venaient sans doute de le faire. La satisfaction qui s'empara d'elle fut pleine de saveurs.
— Je vois ça, je suis content de t'avoir aidée à en prendre conscience.
— Calmez-vous... s'interposa une Morita hésitante, alors que les intonations d'élèves qui discutent en groupes s'élevait dans la salle. Vous avez plus besoin de vous prendre la tête, y'a pas besoin de bosser, là.
Yaku s'affala contre le dossier de sa chaise en guise d'approbation, pour reporter attention à leur enseignante qui attendait patiemment le calme. Quelque chose dans son attitude paraissait plus léger, sans que Kanae ne sache vraiment mettre le doigt dessus. D'une certaine manière, c'était comme s'il avait relativisé dans l'orage de leur relation.
Ou alors, il avait juste passé une bonne Golden Week et était de bonne humeur. Ce n'était pas comme si savoir l'intéressait.
Yosano réclama le silence, à défaut de réussir à l'avoir sans rien dire, et tout le monde riva de nouveau son regard vers le tableau, alors que toutes les bouches se fermaient. À côté d'elle, Kanae surprit le regard amusé de Haruya – il se délectait de toute évidence de leurs petites prises de bec.
— Bien, et comme je suis votre professeur principale, on va faire ça ensemble, ce sera plus simple que de faire ça sur votre cours de sport. On va décider de vos affectations pour les différentes épreuves du festival sportif !
Comme lorsqu'elle avait évoqué le sujet un peu plus d'une semaine auparavant, l'enthousiasme s'éleva dans la pièce à l'évocation de cet événement. Différentes voix se mêlèrent dans un brouhaha où chacun s'exprimait sur ce à quoi il souhaitait participer, et Kanae se força à rester silencieuse et taire sa frustration. En se retournant, elle croisa le regard motivé de Mei, qui leva le pouce à son attention dans un grand sourire qui dévoilait ses dents. Membre du BDE, elle ne faisait même pas partie d'un club sportif, pourtant elle se complaisait dans ce genre d'activités – et ce genre d'ambiances.
— Je vous passe le détail des explications habituelles, vous y avez déjà eu droit pendant deux ans, donc bla-bla vous ne pouvez pas vous inscrire pour les sports dans lesquels vous êtes en club, bla-bla tout le monde participe, reprit Yosano, un air satisfait sur le visage. Alors, on va juste redescendre les listes ensemble pour que je puisse vous inscrire sur ce qui vous intéresse.
Comme chaque année, la plupart des sports relevaient majoritairement de l'ordre de l'athlétisme, bien qu'il y avait quelques sportifs collectifs. C'était un peu l'occasion pour chacun de profiter d'un moment « tous ensemble » dans une ambiance euphorique où les classes s'affrontaient dans tout type d'épreuves diverses et variées, et parfois même sans queue ni tête. Des plus classiques comme le relai ou le saut d'obstacles, aux plus farfelues comme la cavalerie ou la course à la recherche d'objets.
— J'ai presque tout le monde... réfléchit leur professeure en relisant sa liste griffonnée. Il me reste la course à trois jambes. Ah, Ibaragi, tu n'es nulle part.
Kanae se raidit à l'entente de son nom, et elle devina que son visage s'était tiré en une grimace inconsciente devant le pouffement de quelques camarades, à commencer par celui de son voisin de droite.
— Bon, je vois que tu as l'air ravie à la perspective de faire cette course à trois jambes, donc je t'y ajoute.
— C'est pas comme si j'avais vraiment le choix... marmonna la jeune fille.
Elle s'en sortirait avec une seule épreuve, là où nombreux étaient ceux à en avoir plusieurs.
— En effet, je confirme, répondit l'enseignante sur un ton détaché, amusée. Bien, et du coup il me faudra une autre jambe et demie...
Ce qui ne rassura pas Kanae, même si elle n'osait s'attendre à rien, ce fut que leur professeure principale ne replongea pas son regard sur la liste de leurs noms. À la place, ses prunelles balayèrent la pièce, jusqu'à s'arrêter de nouveau sur elle. Ou presque.
— Yaku, tu pourras courir avec elle. Je vous ai entendus discuter, enfin si on peut appeler ça comme ça, pendant votre exercice de groupe la dernière fois, alors j'espère que cette course pourra vous aider à mieux communiquer. N'est-ce pas ?
Contre toute attente, alors que l'envie de s'enterrer l'étreignait, Kanae aperçut les pommettes du volleyeur dans sa diagonale se colorer de rouge, sous la honte d'être ainsi affiché devant toute leur classe. Quelques rires s'élevèrent dans la salle, celui de Kuroo plus fort encore que les autres, et la jeune fille se laissa tomber le front contre son pupitre dans un soupir.
Décidément, elle réalisait plus que jamais que lorsque la vie ne voulait pas, elle ne voulait vraiment pas.
****
— Fais pas cette tête Kana, c'est qu'une course. Une toute petite épreuve au milieu d'un festival sportif entier !
— J'apprécie ta façon d'essayer de me remonter le moral Hina, mais je suis pas triste, là. Juste énervée.
Assises toutes les deux dans la chambre de Hina et adossées contre le lit pour pouvoir jouer à la console, bercées par le son de la pluie extérieure, Kanae s'arrêta et pinça les lèvres dans une moue boudeuse, qu'elle tourna vers son amie. Peut-être qu'elle dramatisait un petit peu trop la situation, ce serait mentir que de dire ne pas en avoir conscience, mais elle n'y pouvait rien. La rancune tenace et la fierté attaquée, elle ne pouvait s'empêcher de ressasser toutes ses altercations avec Yaku, à tel point que même s'il paraissait presque vouloir passer à autre chose, elle ne parvenait pas à en faire de même.
Et, surtout, il l'avait vue se faire larguer. Pire, même, il l'avait vue désespérer dans son égo et réclamer à Hayato de mentir au sujet de leur rupture. Plus elle y repensait, près de deux mois plus tard, plus la honte la grignotait. D'autant plus qu'elle ne pouvait pas en parler à Hina – c'était trop tard, maintenant.
— Tu dramatises vraiment trop. Et du coup, tu fais n'importe quoi, répondit Hina en montrant de la main le petit écran télévisé, avant d'agiter sa manette.
— Je suis pas aussi douée à ce jeu que toi, bougonna la jeune fille.
Mauvaise perdante pouvait s'ajouter à sa liste de défauts qu'elle peinait à réprimer, et qui ne faisaient qu'attiser son irritation contre Yaku – car après tout, il avait de la répartie.
Hina se leva d'un bond, si vite que Kanae en eut un sursaut de surprise. La manette dans les mains – même si celle-ci avait failli lui échapper – elle considéra avec des points d'interrogation dans les yeux sa meilleure amie, dont le carré blond volait à son gré alors qu'elle secouait la tête de droite à gauche.
— Tu m'énerves avec tes mauvaises ondes, conclut-elle, et Kanae de tiquer, à moitié vexée.
Ses prunelles parcoururent l'intégralité de sa chambre, comme à la recherche de quelque chose, qu'elle sembla trouver en se dirigeant vers son bureau. Sous le regard curieux et perplexe de Kanae, elle saisit le long foulard en boule sur une pile de manuels scolaires.
— Tu fais quoi, là ?
— Bah je vais t'entraîner. Et t'épargner de te taper la honte, aussi.
— Ça répond absolument pas à ma question, Hina.
L'athlète étendit le foulard de tout son long entre ses deux mains, alors qu'un sourire satisfait prenait naissance sur ses lèvres. À la voir ainsi enfermée dans ses idées et coupée du monde extérieur, Kanae choisit d'éteindre la télé, pas certaine pour autant de savoir si elle devrait se lever ou non. Hina ne lui en laissa pas le temps :
— Allez, debout, et tends-moi ta cheville. Attends, c'est lequel ton pied d'appel ?
— Mon quoi ?
— Ton pied d'appel. Le principal, quoi.
— Je... j'en sais rien ?
Sa meilleure amie s'enfonça dans une moue de concentration, et la chambre dans laquelle elles se trouvaient parut soudain très petite. Kanae dut se retenir de lui dire que, contrairement à elle qui faisait beaucoup de sport, son truc dans lequel elle s'y connaissait le mieux était la peinture, et se perdre dans la contemplation de paysages en tout genre. En gros, rien qui nécessite de connaître son pied d'appel.
— Bon, t'es droitière, donc on va dire que c'est le droit.
— Rassure-moi, t'es pas sur le point de nouer nos jambes ensemble, là ?
Déjà accroupie à côté d'elle, Hina releva vers elle un visage orné d'un large sourire coupable, puis passa contre sa cheville le fouloir, y approcha sa propre jambe, et en quelques secondes seulement elles étaient liées à l'aide d'un double nœud. Et si Kanae trouvait la situation assez ridicule, elle se retrouva perturbée lorsque son amie se releva, et qu'elle découvrit la proximité que la situation leur imposait. Pour que leur position lui semble naturelle, il aurait presque fallu qu'elle passe un bras autour de ses épaules ou de sa taille.
C'était Hina. Elle la connaissait depuis tellement longtemps qu'elle avait finalement toujours fait partie de son quotidien. Elles avaient partagé un lit plus d'une fois, et dans les faits se retrouver collée à elle était bien le dernier de ses soucis. Pourtant, la surprise de se retrouver si proche d'elle sans s'y être attendue lui provoqua un léger mouvement de recul. Incapable de bouger sa jambe gauche, elle perdit l'équilibre et battit vainement des bras, à l'image d'un pigeon boiteux qui cherche son envol, avant de tomber en arrière sur le lit de la pièce. Entraînée par l'élan, sa binôme la suivit bien malgré elle dans la chute, pour s'écrouler pour sa part les fesses contre le tapis, la jambe gauche un peu en l'air.
— Tu vois, qu'est-ce que je te disais ? On va t'épargner de tomber comme ça devant tout le lycée, hein.
Malgré son ton sévère, un certain amusement transparaissait dans sa voix, et la perspective de s'écrouler en public comme elle venait de le faire ôta à Kanae l'agacement qui venait de la saisir à se faire imposer l'exercice. Hina avait raison : elle devrait au moins s'entraîner un minimum, sinon ce serait la catastrophe.
— Allez, on se lève. Faut réussir à marcher en s'accordant, maintenant.
— J'arrive pas à croire ce que tu me fais faire, soupira Kanae, pas entièrement décidée à se relever.
Hina se redressa dans un bond à l'impulsion maîtrisée, rappelant à la jeune fille que son amie était bien sportive, contrairement à elle.
— Je t'aurais bien proposé qu'on aille marcher comme ça dans le jardin, reprit Hina. Mais avec la pluie qui tombe, on va se contenter de ma chambre.
Elle lui tendit une main pour l'aider à se remettre sur ses pieds, main que la lycéenne saisit rapidement. Et lorsqu'elles furent toutes les deux debout à côté l'une de l'autre, leurs jambes si proches qu'elles se touchaient, Kanae ne porta plus aucune attention à ce que sa meilleure amie racontait. Hina venait de passer une main dans son dos pour s'y agripper comme si c'était normal. Ses lèvres débitaient des explications sur la manière de lever la jambe, de compter ensemble à voix haute si nécessaire, et autres aides dont elle ne saisissait pas mot.
Car tout ce qui lui traversait l'esprit, à cet instant, c'était la douleur de la réalisation. Faire cela avec Hina ne la dérangeait pas. Ça aurait même pu être marrant, si elle n'était pas tombée dès les premières secondes. La proximité entre elles restait quelque chose qu'elles avaient toujours connu, aussi ne parvenait-elle pas à s'en soucier.
Par contre, la perspective de devoir faire ça avec Yaku Morisuke était autre chose.
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J'adore m'acharner sur le karma de cette pauvre Kanae, qui dramatise complètement les situations comme si le monde venait de s'abattre sur elle (elle me fume, mais je l'aime trop, je vous jure)
Pour l'anecdote, j'ai modifié un bout de ce chapitre au dernier moment, car par la suite j'ai écrit (et ça a un chouïa son importance) que Kanae était piètre cuisinière. Donc en relisant ce chapitre où, dans le 1er jet elle avait fait des cookies super bons qui donnaient envie, j'ai réalisé la boulette. Entre nous, je trouve ça plus marrant comme ça en plus hihi
J'espère que ce chapitre vous a plu ! Qu'en avez-vous pensé ?
N'oubliez pas de laisser un petit commentaire, et de cliquer sur la petite étoile <3
Sur ce, je vous dis à samedi prochain !
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