7. Couleur Ébène

La soirée a été rude, j'ai presque cru ne jamais en sortir. J'attends que tout le monde se couche, ce qui prend du temps dans cette maison !

J'entends les pas d'un membre de ma famille craquer sur le bois. Ils s'approchent de ma chambre. Je dirais que ces pas appartiennent à mon père, pour leurs lourdeurs insouciantes et leurs lenteurs comme calculées.

On frappe à la porte, puis entre.

C'est bien mon père. Ses cheveux sont en pagaille, on pourrait presque croire qu'il s'est battu contre un pétard et que le pétard en question a gagné. Ses yeux sont creusés, inquiets et légèrement rougis, ses joues sont creuses et pâles, sa barbe de quelques jours accentue sa fatigue.

Tout cela par ma faute, encore et toujours.

Quel serrait leur vie si je n'avais jamais existé, si je ne leur avais jamais pourri la vie, Sharko aurait-elle seulement existé ?

-Salut, je chuchote.

-Bonsoir...

Il s'approche du lit et s'y assoit, mon lit plie à peine sous son poids.

Mon père est un homme immense et très mince, à ses côtés, je me sens surprotégée et toute petite.

Je cache un peu de mon visage sous ma couette grisé, un semblant de rempart face à sa surprotection et à ce qu'il va me dire.

Mon père est la personne la plus brillante qu'il m'a été donné de rencontrer. C'est quelqu'un qui connaît tout, de la superficie exacte de la Terre (soit 510 065 700 km² !), aux noms de tous les rois de France, dans l'ordre exact de leur règne !

Il y a quelques années de cela, il était mon idole, celui à qui je voulais plus que tout ressembler, maintenant, tout a changé. Il est celui que je regrette. Il est l'ombre dorée que jamais je ne serais.

À bien y réfléchir, je ne lui ressemble aucunement et ne lui ai jamais ressemblé, maintenant je le sais. Il est curieux des gens quand moi je cherche à les éviter, il adore regarder la télé alors que je préfère lire et respirer l'air frai de l'extérieur, il est passionné par la physique et la chimie pour en être devenu chercheur, je me passionnais plutôt pour l'art et l'expressionnisme.

-Maman va bien ? je demande en regardant mon père doucement alors qu'en moi, l'envie de lui crier d'aller la retrouver au lieu de perdre son temps avec moi me pique le bout des lèvres.

-Tu la connais, elle résiste bien, m'affirme-t-il.

-Oh que oui... Toi aussi.

Il hausse les épaules, peu sûr de lui.

Voilà son problème, il n'est jamais vraiment sûr de lui, il a toujours ce doute qui lui colle à la peau et qui ne disparaît jamais, même dans sa démarche le doute résiste. Moi je ne doute pas de ce que je suis. Je suis, tout simplement et je l'accepte. Mais après, chacun a ses propres démons...

Je baisse mon regard sur mes doigts et essaie de jouer avec un de mes ongles.

-Je suis vraiment désolée d'être un poids mort pour vous...

Mon père se recale sur mon lit pour mieux me regarder. Il me relève le menton avec ses petits doigts et caresse une mèche rebelle tombée devant mon visage. Son regard brun est pénétrant, familier, rassurant. Ce mélange me fait du bien comme il me fait mal. Le bien et le mal font souvent pair dans ce monde.

-Tu n'es pas un poids mort, ne dis jamais ça.

-Pourtant c'est vrai. Maman a arrêté de travailler à cause de moi.

-Non, elle a arrêter de travailler pour toi.

Je hausse les épaules et lui demande :

-Qu'est ce que ça change ? Ça donne le même résultat.

-Mais ça change tout, Line ! Elle a arrêté de travailler par amour pour toi. Ça a toujours été son choix, jamais celui de ta maladie ! Et puis, elle a plus de temps pour s'occuper de Noah aussi.

J'aimerais lui dire qu'il a tord, qu'il se trompe royalement, mais au fond, il a peut-être raison. Alors je ne dis rien.

Il me sourit donc, ce qui accentue les poches qui se cachent sous ses yeux.

Il finit par me dire à demain, se pencher vers moi pour m'embrasser sur le front, se lever du lit et s'en aller en refermant la porte derrière lui en me jetant un dernier regard.

Il est venu dans ma chambre pour me rassurer, sauf qu'il y a longtemps que je ne suis plus rassurée et que chaque pas dans ce monde me fait tressaillir.

Quand j'entends ses pas monter à l'étage, je sors du lit, attrape ma béquille, ouvre ma fenêtre, laisse l'air s'engouffrer dans ma chambre et faire claquer mes rideaux rouges dans l'air, et je disparais dans la nuit noire avec la lenteur d'une tortue à trois pattes prise de rhumatisme.

Je m'assoie dans l'herbe du jardin sous un ciel constellé d'étoiles. Après avoir touché terre, il me faut toucher ciel. Ma prochaine demeure et ma dernière.

Cette douceur calme un instant le mal qui s'est emparé de moi.

La lune, dans son habit blasté éclaire la nuit comme un phare guide les bateaux. Parmi toutes ces petites étoiles, la lune est leur reine nuitée de lumière.

J'entends encore des oiseaux chanter, se répondre, compléter une nuit silencieuse. Leur chant est harmonieux et apaisant. Leurs cris semblent briser le silence et comblent presque la nuit d'une ivresse sage.

J'écarte les bras et laisse le froid printanier parcourir mon corps et effacer par à coup la chaleur de mon corps. Le vent vient caresser mes bras nus et rafraîchir ma peau.

Si je pouvais je me serais allongée à même le sol, sauf que si je le fais, il me sera impossible de me redresser.

Je ferme un instant les yeux et laisse tomber mon masque, laisse une larme sillonner sur ma joue telle une traîtresse découverte. Un petit sanglot s'échappe de ma bouche et me laisse un arrière goût étrange dans ma trachée.

Je me souviens encore, quand ma mère quémandait la chaleur de l'été, qu'elle râlait sur le printemps qui s'éternisait un peu trop, elle qui ne pouvait pas bronzer en paix, de mon père qui riait de l'automne et de ses feuilles mortes à enlever du jardin, lui qui en faisait des gros tas pour pouvoir sauter dedans. Mais surtout, je me souviens de mon frère qui pleurait toute l'année pour que l'hiver daigne à se lever, que les flocons tombent à en peinturlurer le sol ! Personne n'était d'accord sur la saison, tout le monde se battait pour celle qui devait rester, personne ne pensait à celle qui vivait, là, maintenant. Comme personne ne pense à la nuit, tout le monde s'est endormi.

Je m'en veux, j'en veux à Sharko, j'en veux au monde, à la vie, à la mort... d'infliger pareil torture à ma famille, à moi-même. Je suis si faible, si douloureuse, si dépourvue de forte que c'en est déplorable. J'ai beau essayer, je n'arrive pas à accepter.

Accepter l'idée qu'on me tue. Que Sharko me tue, m'assassine pour la simple et bonne raison d'être née. C'est au dessus de ce qu'il me reste de force. Je ne peux en supporter d'avantage...

Alors, je me relève en m'aidant de ma canne. Ma lenteur m'exaspère au plus haut point.

J'avance vers le chemin du jardin qui désigne la limite entre mon chez moi et l'extérieur. Dans l'obscurité je ne vois presque rien et pourtant, je continue d'avancer sans oser poser de question à l'opacité.

Je le dépasse et m'enfonce dans l'obscurité des rues avec pour seul arme, ma maladie.

Voilà donc mon quotidien, ma vie de tous les jours depuis Sharko.

Me réveiller, le regretter de suite.

Me lever, sentir ma force diminuer et le regretter.

Prendre un rapide petit déjeuner, avec plus de médicaments que de nourritures, et regretter qu'il soit si rapide.

Éviter mon frère, encore et toujours, pour le regretter rapidement.

Voir ma psy deux fois par semaine et regretter d'y aller.

Passer à la bibliothèque et regretter de ne pas pouvoir y rester plus longtemps.

Déjeuner avec ma mère, mon frère et mes médocs, regretter ce silence.

Détester ma maladie.

Lire.

Détester à nouveau ma maladie et lire.

Relire et haïr ma maladie.

Lire en me disant que Sharko est la pire des ordures.

Lire pour oublier Sharko.

Les visites du médecin.

Dîner avec toute ma famille, regretter ces pleures et ces prises de tête idiotes.

Mes médicaments. Mes douleurs.

Faire le mur et regretter de ne pas écouter à mes parents.

Dormir et regretter que ça ne soit pas à jamais, qu'il y ait un lendemain plus tortueux.

Ne pas dormir pour avoir peur que le « à jamais » que j'ai osé supplier finisse par arriver.

La seule chose que je ne regrette pas dans ces journées, c'est lire et avoir en horreur ma maladie de Sharko.

À bien y penser, je me fait penser à un véritable zombie !

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