6. Couleur Azur

À table, personne n'ose parler. Je ne sens que le regard de Noah sur ma peau. Il ne comprend pas vraiment pourquoi ce silence, et d'une certaine façon, il m'est préférable qu'il ne comprenne pas.

Je joue avec les pâtes de mon assiette du bout de ma fourchette, chaque fois qu'elle touche le fond de l'assiette, un crissement retenti. La faim n'est absolument pas présente. Je fixe mon plat, parce que je ne veux croiser aucun regard, aucune larme.

Plus les jours passent, plus j'ai du mal à manger seule, sans l'aide de personne. Cette main qui me tiraille et s'évanouit si loin de moi comme une pétale en automne...

Ce silence qui s'est installé autour de cette table est pesant, aussi pesant que si une tonne de béton s'était posé sur mes épaules. Je tiens à vivre normalement les derniers mois qu'il me reste et le silence brûle nos lèvres à tous et dénoncent les mots.

Deux mois.

Cette phrase ressemble à une mise à mort, une promesse dangereuse, la suite de ce qui est inexistant, une vie inaboutie.

Je demande ce que l'on ressent exactement quand nos organes s'arrêtent. Le sent-on seulement ou est-ce que nous partons avant ?

Je ferme les yeux. En plus de m'atrophier lentement, cette maladie me fatigue. J'ai constamment mal partout. Partout... Mes yeux se réouvrent.

Je me racle la gorge à m'en faire mal et relève la tête, affronte ma vie qui n'en est plus une.

Je croise d'abord le regard aimant d'un père dévasté. Il ouvre la bouche pour me dire à quel point il s'en veut.

Pourquoi ? Ça n'a jamais été de sa faute.

Mais à la place de dire des mots, il enfonce entre ses lèvres sa propre fourchette remplie de pâtes jaunes pâles.

Le second regard que je croise est celui d'un frère perdu et qui ne sait comment réagir. Je suis choquée par sa ressemblance avec notre père, ses petites mains, ses cheveux, la couleur de ses yeux... Plus il grandit, plus la ressemblance devient frappante. Et il grandit trop vite, pourquoi grandit-il si vite ? Pourquoi le court du temps ne fait pas une petite pause pour une fois ?

Avant même qu'il ne se rende compte que je l'observe (qui le peut vraiment au travers de mes lunettes de soleil noir ?), je détourne les yeux et les plante dans ceux de ma mère.

Quand elle sent enfin mon regard sur elle, des larmes lui viennent, des larmes me viennent.

Ma douce petite maman, regarde ce que ta propre fille te fait...

Ses yeux sont le chagrin que je cache.

Ce soir, elle porte un ample T-shirt bleu merveilleux qui éclaircit ses yeux tristes, met en valeur sa taille et lui donne un côté angélique qui lui va affreusement bien.

Sous la table, je sais que mon père serre secrètement la main de ma mère. Ils le font chaque fois qu'un moment dur arrive ou passe. Et ce moment est dur, plus dur que jamais encore dans ma vie un instant ne l'a été, plus encore que quand j'ai appris l'attirance que Sharko avait pour moi. Les mots que je prononcerais, même s'ils sont anodins, seront ceux qu'une presque-morte.

Certes, je le savais. Mais, mes parents espéraient encore.

Je dois avouer que leur espoir me vide de mes forces, me fend en deux et me coupe le souffle.

L'espoir fait vivre. C'est totalement faux, je n'ai plus d'espoir et pourtant je respire encore. C'est vivre qui est fait d'espoir, et mourir qui est fait de désespoir.

Je ne sais pas si je suis désespérée... Je n'ai juste plus d'espoir.

-Si ma psy m'a bien appris une chose, c'est que parler est parfois utile, je lâche en regardant tour à tour ma petite famille.

Quand j'ai appris l'existence de Sharko en moi, je me suis forgée une carapace, faite de piques acérés et de fils barbelés, j'ai appris à me protéger et à endurer ce qui pourrait être insurmontable. J'ai créé ma tranchée pour tenter de lutter.

Avant de mourir, grand-mère Caroline, celle à qui je dois mon nom, a tenté de m'apprendre à voir au-delà d'une apparence et à montrer aux autres ce qu'ils veulent voir de moi. Mais, au lieu de l'écouter, j'ai utilisé ce savoir pour me forger une armure presque infaillible, un visage sans expression et froid, qui ne reflète rien d'autre qu'un profond ennui.

Ça n'est malheureusement qu'une apparence car, chaque mot prononcé, chaque phrase lâchée au hasard est comme un venin qui, en apparence ne m'affecte pas, mais qui, à l'intérieur, me brûle et me dévore la raison.

Mais qu'importe ? Personne ne le voit.

A ma grande surprise, à la surprise même de mes parents, c'est Noah qui ouvre le débat. Moi qui pensais la surprise incapable de m'atteindre... :

-Le docteur a dit que tu allais mourir ?

Ne jamais sous estimer un enfant, il est la raison sage que les adultes n'ont plus, ou n'ont plus la force d'avoir.

-Oui.

Ma mère se redresse légèrement et me dit :

-Tout n'es pas perdue... Il a... Stephen Hawking avait cette maladie et il a vécu presque cinquante ans avec !

-D'accord, mais sa maladie avançait-elle à ma vitesse ? Dans ce monde, il y a tant de Sharko différents.

-Tu ne devrais pas... Je, je ne peux pas... les yeux de ma mère deviennent flous et fuient sur ses joues déjà humides, j'en pleurerais presque aussi si je savais comment réagir en cet instant.

Alors qu'elle s'apprête à sortir de table, je me lève, saisit ma canne en métal et la rattrape rapidement par l'épaule. Mon cœur bat et chaque battement fait tressaillir ma poitrine si fragile, mais je ne montre rien, pour ma famille.

-Maman...

J'entends mon père qui se lève aussi. Ma mère pleure, elle n'aime pas pleurer devant moi, je le sais et pourtant l'y oblige.

Je suis un monstre. Sont les seules paroles qui résonnent en moi.

Je suis un monstre.

-Je ne peux pas te regarder mou... enfin, dépé... dépérir sans que je ne puisse rien y faire ! elle s'essuie le visage trempé d'une main. Je suis ta mère !

-Je suis encore là ! Bien vivante ! Profite de cet instant, je t'en pris avant que l'instant nous rattrape.

Elle lève les yeux pour croiser le regard de mon père derrière moi.

-Regarde moi maman...

Je suis un monstre.

Elle s'exécute, me regarde, les yeux rouges de larmes, le nez commençant à ruisseler. Elle renifle.

-Je suis encore là... je répète fermement.

-Mais pour combien de temps... Moins de deux mois !

-Non, comme le Stephen Hawking, je serais là le temps qu'il faudra, lui mentis-je.

Elle sait que je lui mens, que je ne choisirais pas le moment de ma mort, que le temps sera toujours trop court. Pourtant, elle décide de me croire juste pour ce moment. Elle décide de s'accrocher encore à ce qu'il me reste de vivant, et je ne sais pas si je lui en veux ou non de le faire.

Je l'attrape par les deux épaules, nous échangeons un mince regard et je la serre dans mes bras. Un hoquet de tristesse nous perfore toutes les deux et je lui chuchote tout bas ce que je souhaite lui révéler depuis tant d'années.

-Je suis désolée.

En temps normal, je déteste les câlins, mais celui-ci, ma mère en a besoin pour avancer. Je ne sais pas si elle a entendu ce que je lui ai dit, mais elle ne répond rien. Au moins, j'ai dis à voix haute ce qui me tourmente depuis longtemps.

Le fait que je sois un monstre... Un monstre que Sharko a formé ! Et que j'en suis désolée.

Je suis désolée d'être devenue un monstre.

Je suis désolé de te priver de ta vie.

Je suis désolée pour Noah.

Je suis désolée de partir si vite.

Je suis juste et totalement désolée...

J'ai trop de désolé sur le cœur pour tous les lister un à un.

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