30. Couleur Topaze

-Tu t'appelles Jade ? demande Élisabeth, hilare.

Jade est debout, sur ma droite et s'arrache avec les mains un ongle manucuré tandis que je suis toujours dans mon fidèle fauteuil à croiser les mains devant moi.

-Ouais, ça te pose un problème? grogne la nouvelle recrue de la bande.

-Bah, jade, c'est vert.

Je suis autant perdue que le regard inquisiteur de Jade, les sourcils haussés de Steven, la tête penchée sur le côté d'Azriel et l'échange de regard inquiet entre Kevin et Justine.

Je comprends alors que, en cet instant, tout le monde à cette table de L'Anarchie du Livre prend Élisabeth pour une folle.

Quand je regarde autour de nous, le monde paraît normal. Les gens lisent des livres ou chuchotent tout bas à leur voisin des secrets que d'ici, je suis incapable d'entendre. Je me prends à m'imaginer à leur place, en train de feuilleter un livre page par page, plongée dans la rêverie, détachée de la vie juste pour un instant volé.

-Tes cheveux sont violets et ton prénom est vert !!! Où est la logique bon sang ? éclate de rire la petite sœur de Steven, me ramenant brutalement à la réalité.

Je tousse de manière discrète pour cacher un rire franc, Azriel et Justine restent Azriel et Justine, c'est à dire neutres (même si j'avoue voir un éclat amusé dans leurs yeux s'échanger, des flammes qui pétillent et grésillent joyeusement), Steven lève les yeux au ciel habitué par l'humour de sa sœur et enfin, Kevin rit franchement.

Privée de son fond de teint, je vois pour la première fois Jade rougir de colère. Son regard devient sombre, plus sombre encore que dans tous mes souvenirs réunis d'elle, et le rire de Kevin rend la scène presque comique, comme tirée d'une de ces bandes dessinées où de la fumée sort des oreilles du coléreux.

-Tu t'appelles pas Blondie parce que tes cheveux sont blonds moutarde-jeune-pipi, je te signale !

-Je ne porte pas le prénom d'une couleur, moi !

-Ça ne change absolument rien ! Et j'ai pas choisi mon prénom, Blondie ! crache Jade en pointant un doigt accusateur vers Élisabeth.

-Ça va roo, ne te braque pas comme ça, Jade...(la petite sœur de Steven laisse un petit silence, puis reprend :) Tu as compris ? Lebrac, ne te braques pas...

Kevin rit encore plus fort qu'auparavant et Justine esquisse enfin un grand sourire me paraissant brûlant de vie.

Jade plante ses ongles manucurés dans sa paume et ses jointures deviennent blanches. Ses poings viennent taper dans la table juste en face d'elle.

-Mais je vais l'étriper cella là ! s'exclame Jade, prête à bondir comme une lionne affamée sur l'hilarité d'Élisabeth.

-Du calme s'il vous plaît, plaide Kevin qui se reprend in extremiss de son fou rire, sentant certainement une bagarre pas loin d'éclater.

De par sa taille démesuré qui lui donne des airs d'ours, il instaure rapidement le silence entre les deux filles.

Il pose une main douce sur l'épaule de Jade, qui semble lui dévorer l'épaule tant elle parait grosse sur sa maigre carcasse. Ce geste amicale semble pourtant marcher et calmer les ardeurs de Jade.

Steven me lance une discrète œillade, me posant une question muette, que pourtant, j'identifie immédiatement à son expression. Je décide de la lui donner devant tout le monde :

-Jade est une ancienne fille de mon lycée. Sa grand-mère est la gérante de L'Anarchie du Livre. Elle était seule... donc j'ai pensé que c'était une bonne idée de l'inviter à nous rejoindre...

Kevin, se présente le premier à elle, puis lui présente le reste du groupe de musique en finissant bien évidement par Élisabeth.

Les deux filles se toisent un instant en chien de faïence, avant de se détourner l'une de l'autre et de simplement s'ignorer. Je me demande si cela va marcher entre les deux filles et qu'elles vont pouvoir s'apprécier malgré leurs différents.

Le petite sœur de Steven se tourne soudain vers moi et me demande :

-Alors ? Tu as réfléchis ? Dis moi que c'est oui pour la musique sur toi !

-À vrai dire je n'ai pas...

-Dis oui, s'il te plaît, pour mon frère au moins !

-Je ne sais pas enco...

-Pour le groupe ? insiste-t-elle en me coupant une nouvelle fois.

-Eliz, c'est bon, tente de l'arrêter son frère.

Mais peine perdue pour moi.

-Pour... Jade ?

-Eh ! J'ai rien à voir avec ça, moi ! s'exclame l'intéressée en s'asseyant enfin sur une chaise, près de moi. Je la sens à la fois mal à l'aise et enfin comblée.

-Pour tes parents alors ? reprend l'intrépide pianiste.

Soudain, sans que personne ne s'y attende, surtout pas moi, Steven, se lève et fait racler sa chaise par terre dans un bruit qui semble résonner avec le silence.

D'une voix assez basse pour que personne d'autre que nous ne l'entende, n'empêchant pas sa dureté équivalant celle d'une pierre, il dit à sa sœur qui se tait de suite sans demander son reste :

-J'ai dit que c'était bon, Élisabeth Glauben ! Tu ne peux pas forcer quelqu'un qui ne veut pas.

Je suis surprise de découvrir cette autorité que Steven possède sur sa jeune sœur. Je gigote un peu sur mon fauteuil, aussi mal à l'aise que Jade et fait bouger mes genoux de gauche à droite sous la table, assez grande pour laisser passer mes roues.

Le silence s'installe, les respirations et les chuchotements des autres tables nous parviennent. Je ne sais que dire, j'ai senti dans les paroles de Steven une déception que je ne peut rectifier. Je n'en ai pas le courage, pas la force !

-Sinon, voilà déjà un début de texte qui pourrait servir de refrain à l'une de nos chanson, déclare Justine en posant une feuille gribouillée d'une écriture ronde, comme boursouflée, au milieu de nous.

Jade, qui ne connaît pas encore le projet du groupe demande en se penchant en avant pour pouvoir lire de loin la feuille :

-Vous comptez créer une nouvelle musique ?

-En fait, plusieurs, répond Azriel en lisant rapidement les mots étalés sur le papier. On veut faire une fête fin juin pour la fête de la musique. C'est pas mal du tout Justine !

-C'est quand la fête de la musique ? les interroge-t-elle, en recoiffant ses courts cheveux.

J'attrape à mon tour le papier avec le début des paroles pour y voir les doux mots d'artiste inscrit dessus. Mais l'écriture est illisible et m'arrache une grimace de découragement.

Comment Azriel fait-il pour déchiffrer cette écriture si ronde que chaque lettre semble se confondre avec un zéro ?

Je fais semblant d'avoir tout compris et sourit à Justine qui me fixe. Elle me rend mon sourire.

-Eh bien le vingt-et-un juin, lui répond Steven.

-Comme tous les ans, ricane bêtement sa sœur.

Jade lui lance un regard noir de ses petits yeux... bruns ?

Soudain, je comprends pourquoi ce regard m'était étrange et plus sombre qu'à la coutume ! C'est parce que, dans mes souvenirs lointain et peut-être trompeurs, Jade avait des yeux bleus !

Pourtant quand je l'ai vu au supermarché, j'aurais parié sur mon frère qu'elle avait des yeux bleus !

Et parier sur Noah n'est pas un geste anodin !

-Jade ? Tu n'avais pas les yeux bleus avant ? je l'interroge en espérant qu'en plus de Sharko, je ne sois pas devenue folle.

Elle lève les yeux au ciel avant de croiser mes lunettes de soleil.

-Tu savais que les lentilles de couleur bleu existent, Caroline ?

Une moue se dessine sur mon visage en entendant mon prénom entier et je chuchote un « Line » qui se perd dans une nouvelle bataille entre la pianiste et Jade.

-Alors comme ça la petite clichette aux yeux bleus n'existe pas ! Je suis déçue !

-C'est le mot clichette qui n'existe pas ! On dit cliché et c'est masculin ! rétorque Jade déjà en pétard. Et tu prétends jouer de la musique et écrire des textes !

Un rire mesquin s'échappe des lèvres de la fille aux cheveux mauves. Le visage d'Élisabeth prend des couleurs inquiétantes.

Azriel frotte ses boucles rousses et dit d'une voix calme cachant pourtant une profonde exaspération, semblant toucher plus que l'on ne peut le croire les deux dualistes :

-Et si on revenait sur les écrits de Justine au lieu de perdre du temps sur des chamailleries d'enfants ?

Les filles sont outrées, mais se taisent. Nous retournons vite sur le texte en débattant avec les mots pour former quelque chose de français avec de belles consonances.

Jade portait donc des lentilles de couleur bleue quand je l'ai rencontrée ?

Pourtant, ses yeux marrons foncés sont plutôt jolis dans le genre chocolat noir fondant...

Pourquoi s'est-elle cachée ainsi l'apparence et menti à elle même sur qui elle était vraiment ?

Je me rappelle soudain que c'est moi qui porte des lunettes pour cacher mon âme.

En fin d'après-midi, nous décidons de nous quitter, à regret. Je dis au revoir à Kevin, Justine et Azriel en espérant nous revoir tous à nouveau réunis.

Car, je ne peux le cacher, cette journée, cet après-midi volé à la vie, était magnifique et a rempli mon cœur si triste de joie. Une joie pure et innocente comme celle que l'on ressent souvent enfant et qui nous donne envie de réaliser et de croire en des choses impossibles.

Mon cœur est à présent une boule de bonheur et s'échauffe un peu plus chaque jour malgré Sharko. Aujourd'hui, j'ai trouvé ma manière de lutter encore un peu contre elle.

Steven s'apprête à me ramener chez moi quand une idée aussi splendide qu'un ciel noir remplis d'étoiles et de rêves m'explose à la figure. Je ne vois alors plus que cette idée.

Dans mon fauteuil électrique, j'avance vers Janine, qui se trouve au comptoir dans une élégante robe brune, sans manche malgré la fraîcheur de notre printemps.

Quand je suis à la même hauteur que cette vieille femme, je suis surprise de reconnaître les même yeux que ceux de Jade ! Le même brun caractéristique unissant toutes les couleurs de l'ars-en-ciel ensemble pour ne former que cette couleur et ces reflets sombres.

Pendant un instant, intimidée par ces merveilleux yeux rieurs, semblant vouloir illuminer la Terre entière, je ne trouve plus mes mots. Puis, ils viennent tout seul comme poussés par ma seule volonté :

-Bonjours, j'ai appris que vous vouliez de l'aide dans la bibliothèque... Que vous cherchiez... quelqu'un ?

Un sourire encore plus grand qu'il y a deux secondes vient presque effleurer les oreilles de la vendeuse de livre.

Ses beaux cheveux gris, marqués pourtant par les années passées dans ce monde, resplendissent comme s'ils étaient fait de fins brins d'argent.

-Oh, oui ! Oui, c'est vrai ! Je devient un peu trop vieille pour faire tout toute seule... Tu veux postuler ? me demande-t-elle doucement.

Ses yeux se perdent un instant dans la contemplation de mon fauteuil tout triste, portant comme seules couleurs du gris et du noir. Un gris d'ailleurs bien différent de ses cheveux, il ne fait que resplendir le malheur de ma malchance.

-Euh non, pas moi. Mais, je pourrais avoir une feuille de renseignement ? Pour une de mes connaissances ?

Steven me lance un regard inquisiteur et prend ma main fracassée et détruite par la maladie dans la sienne, parfaite et chaude, comme s'il savait que ce que je faisais était douloureux mais important et qu'il voulait m'aider.

-Oui, je pars en chercher une, je reviens tout de suite.

Je lance un sourire un peu crispé à la vieille dame qui part retrouver son papier perdu dans un coin de la boutique de livre. Puis, je me tourne vers Steven et retire doucement ma main de la sienne.

Pas que son contact ne brûle pas ma peau et ne la fasse pas fondre comme de la guimauve en se propageant dans tout mon organisme tel une allumette enflammée lancée dans de hautes herbes sèches ! C'est juste que le contact humain et moi ne nous connaissons pas tant que cela et que, ne sachant comment réagir, je préfère limiter le contact entre lui et moi, qu'il me soit familier et bienveillant.

Mais Steven n'est pas dans ma tête et n'est pas non plus prêt à m'abandonner, bien que je l'ai fortement recommencé sur cette voie. Il passe donc sa main sur ma nuque et certains de ses doigts viennent chatouiller ma peau, métamorphosée en frissons par ce contact, d'autres jouent avec quelques mèches brunes de mes cheveux.

J'entends derrière moi Élisabeth rouspéter sur le fait que nous soyons longs et qu'elle aimerait partir.

Jade apparaît alors à mes côté, le regard triste et hanté par une douleur qu'elle n'a pas encore l'habitude de supporter. Celle de son cœur brisé.

Pour la sortir de sa tristesse et la faire remonter à la réalité, je lui dis :

-Je suis vraiment contente de t'avoir revu dans... d'autre circonstance que le lycée et le supermarché, tu es vraiment très loin d'être la fille que je m'imaginais.

Les doigts de Steven sur ma nuque m'apaisent, me rendent étrangement plus lucide. D'un coté, je voudrais que ses doigts restent toute leur vie ici, mais d'un autre, je voudrais les voir disparaître.

Un rire mélancolique lui échappe et elle me répond :

-Tu n'es pas non plus la fille que je pensais que tu étais, alors...

-En tout, cas enchanté d'avoir fait ta connaissance, Jade. J'espère que ça ne sera pas la dernière fois que nous te verrons ! déclare Steven avec un sourire large et pleines de dents blanches.

-Si vous revenez ici, ça ne sera pas la dernière fois.

-J'espère aussi je ma sœur n'est pas trop casse pied avec toi. Mais que veux-tu ? Elle est née avec un déguisement de clown.

-Même pas vrai ! rouspète l'intéressée en tirant la langue.

Après ces quelques mots, Jade croise les bras et replonge dans sa première déception amoureuse.

Janine revient alors vers nous en me tendant un papier.

-Dessus, il y a toute les informations bonnes à savoir. Dis à ton ami de venir me voir s'il veut le post.

Je hoche la tête en la remerciant infiniment pour ce qu'elle fait. Elle me sourit à nouveau et ses yeux transcendent mon corps. Transcendent Sharko qui se fait toute petite dans un coin, quoique toujours là...

Avant de partir, je me tourne vers la petite-fille de Janine. Je m'approche dans mon fauteuil d'elle un instant. Je me penche lentement vers elle et chuchote pour qu'elle soit la seule à entendre :

-Ne te rends pas trop triste pour un con qui ne vaut pas le prix d'une seule de tes larmes. Sois forte. Ça fait mal mais les cœurs se réparent.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top