27. Couleur Incarnate
J'inspire un grand coup, bloque ma respiration et pose ma main gauche sur la manette.
Ma mère a les mains jointes et ses yeux brillent (de tristesse ou d'espoir ? Sûrement un mélange des deux), mon père, une main sur son épaule regarde avec insistance le fauteuil roulant en silence. Mon frère, sur mes genoux hurle que je démarre l'engin mobile. Et Steven est en retrait dans le salon et patiente, les mains dans les poches en faisant son balancier.
Ses yeux croisent les miens.
Il lit ma peur, la détresse qui coule contre mon corps, l'enveloppant dans une sorte d'aura écaillée qui s'épuise à maintenir ses fragments en place.
Il est le seul dans cette pièce à qui j'ai confié mes doutes, mes peurs, il est le seul à qui j'ai accepté de montrer mon vrai visage. Il sait combien monter sur ce siège électrique muni de roues est une épreuve pour moi. Une terrible épreuve qui signifie l'abandon de mes jambes, la nouvelle victoire de Sharko et surtout, mon irrévocable mort en approche.
Je pensais que j'étais prête à passer les portes de la mort, que depuis le temps, j'étais parée... Jusqu'à aujourd'hui. Là, tout de suite, en pensant à ma mort, j'ai envie de me rouler en boule sous ma couette et de supplier le Dieu de Steven de m'épargner, de me laisser le droit de vivre jusqu'à mes cent ans au moins, si ce n'est plus.
Que je sache au moins ce que ça fait d'avoir un siècle !
J'expire tout l'air qui se trouve encore dans mes poumons et laisse un avenir vieillissant et impossible derrière moi. Je me tourne vers Noah en souriant tant bien que mal en lui demandant :
-Tu veux que j'avance ?
-Oh oui, juste pour voir, juste pour voir ! s'écrit-il en gesticulant.
Je pose de nouveau les yeux sur Steven, celui qui m'a fait lever du lit ce matin en me secouant comme un fou furieux. Il hoche la tête et m'insuffle un élan de courage que je croyais disparu.
-D'accord.
J'appuie alors sur la manette et le fauteuil avance d'un seul coup. Noah lâche un cri de surprise en manquant de tomber. Maman tape des mains et mon père sourit.
Une étrange joie, ne puis-je m'empêcher de penser.
J'ai réussi ! Je suis montée dans cet affreux fauteuil, j'ai avancé avec. Mon frère est sur mes genoux et rit en secouant les jambes dans le vide.
-Vas-y roules, roules, roules ! s'entête Noah.
Je fais le tour du rez-de-chaussé sur mon fauteuil, avançant à la vitesse d'une tortue partie à la retraite, avec mon frère.
Pendant de longues minutes, nous faisons semblant d'être dans une voiture de course. Nous participons à un concours de vitesse contre des participants imaginaires, si on ne compte pas Steven sur un balais à brosse qui nous double avant de faire semblant de caler.
Je n'ai pas vu Noah rire ainsi depuis trop longtemps pour que je sache à quand exactement cela remonte. Et le voir rire à nouveau ainsi avec une facilité enfantine embaume mon cœur détruit qui tente d'être reconstruit malgré ma mort si proche.
Je me sens soudain idiote d'avoir passé toutes ces journées dans mon lit. Ces journées à jamais perdues à cause de ma si grande vulnérabilité à me croire déjà sous terre.
Après avoir rigolé un bon coup pendant plus d'une heure, je pars à la recherche de ma mère en laissant Steven et Noah derrière moi.
Je la trouve enfin dans le jardin, dos à moi.
-Maman ?
Je m'avance lentement vers elle, qui arrose les fleurs du jardin. Elle se tourne vers moi en manquant de m'arroser au passage.
-Line ! Rentre à la maison tu vas attraper froid !
J'ignore sa réprimande et me cale sur mon fauteuil dans une position plus ou moins confortable.
-Steven veut m'inviter je ne sais où... Je reviendrais avant le déjeuner, promis. Si... Si tu acceptes bien sûr !
Ma mère pose l'arrosoir par terre, entre des fleurs d'un rose pâle et des bleus assez encombrantes. Elle se frotte les mains et me regarde avec scepticisme.
-Maman, on est ami, je sais à quoi tu es en train de penser et c'est non, catégoriquement !
-Oh mais je ne pense à rien du tout, me ment-elle.
Je soupire, exaspérée par ma propre mère qui voit des histoires là où il ne doit pas y en avoir.
-C'est lui, pas vrai ?
Je la regarde. Ne sachant que dire, je l'interroge du regard. Elle lève les bras au ciel puis les pose sur ses hanches.
-Tu refusais d'utiliser ce fauteuil, même quand on te l'a demandé pour nous faire plaisir, tu as refusé et rejeté toute possibilité de l'utiliser. Et tout d'un coup, ce matin, comme une fleur, il se pointe chez nous et tu te sens prête à utiliser le fauteuil, à te lever de ton lit. Ce lit même que tu n'as presque pas quitté depuis quatre jours ! Si ce n'est pour lui, alors pour qui l'as-tu fait ?
-Je ne l'ai pas fait pour lui.
Ma mère lève les yeux d'un air désapprobateur qui signifie à n'en pas douter « Moi aussi j'ai eu une jeunesse ».
-Je t'en pris, je suis ta mère. Je sais quand...
-Je l'ai fait grâce à lui, je la coupe avant qu'elle n'aille trop loin dans son monologue ennuyeux. C'est lui qui m'a montré comme la vie est précieuse et qu'il faut la vivre jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un seul souffle. Et je l'ai fait pour vous. Il m'a juste filé un petit coup de pouce... Il m'a aidé à me rendre compte de ce que j'étais en train de perdre...
Ma mère croise lentement les bras contre son diaphragme qui monte et descendant rapidement. Dans ses yeux émeraudes, des larmes tanguent dangereusement, comme chaque fois que la mort est évoquée de près ou de loin.
Mais il est important d'en parler, car garder trop longtemps cela au silence n'est pas une bonne idée. S'exprimer est important, même quand ça fait mal. Surtout quand ça fait mal en fait.
Elle tente de garder contenance, mais tout son corps est en échec, elle décide donc de changer de sujet de manière très subtile.
-Ce garçon est donc capable de te ramener à la raison...
Je tourne la tête vers ma maison, dans laquelle se trouve Steven, qui m'attend dans une des pièces de mon chaleureux foyer pour m'emmener je ne sais où dans le but de me montrer je ne sais quoi. Mais cette idée, d'une étrange façon me plaît. Le mystère et la surprise commencent à me plaire.
-Il faut croire que oui.
Je reste silencieuse un moment en dévisageant ma mère, en retenant dans un creux de mon esprit ce qui fait d'elle ma mère, cette femme si forte qu'à son seul souffle elle m'a donnée la vie, à son seul désir elle m'a crée cellule après cellule, atome après atome. Cette personne qui, par son seul amour m'a protégée du monde extérieur, à l'abri dans son ventre même. Qui, par son seul courage m'a aimée et élevée dans une merveilleuse famille et m'a fait devenir grande sœur...
Elle n'a jamais baissé les bras pour moi, même quand tout le monde lui disait que tout était fini, qu'il n'y avait plus rien à faire. À tous ces gens qui ont osé dire cela, elle leur a arraché la langue et elle s'est battue, s'est levée jusqu'à ce que la fierté l'élève au-delà de l'imaginable.
Même si Sharko coupe petit à petit tous ses liens un par un, je ne peux oublier ce qu'elle a été pour moi, tout comme ce qu'à été mon père et Noah. Qu'importe ce qu'ils sont aujourd'hui ou ce qu'ils seront demain. Ce qui est important, c'est les souvenirs qu'il restera d'eux tous et que le présent ne cesse de changer pour le rendre plus juste.
Ma mère, qui se rend compte que je l'observe toujours me sourit, pose sa douce main et ses doigts pâles sur mon épaule en me lançant :
-Aller, vas, ma chérie. Fuis d'ici avec Steven... Mais reviens quand même avant le déjeuner ! Et évite de faire trop de bêtises !
-Alors ? Qu'est-ce que tu voulais me montrer exactement ?
Nous sommes proche d'une falaise, dans les montagnes, lui assis sur la branche d'un arbre aux petites fleurs roses pâles tout juste en train d'éclore, moi sur mon fauteuil tout près de ce magnifique arbre en pleine renaissance.
Nous regardons le vide qui se trouve à quelques mètres de nos pieds, loin de tout regard, de tout préjugé, de tout... De tout.
Cet endroit est merveilleux, tellement sublime qu'on se croirait dans un monde parallèle.
-Je veux te montrer qu'il y a des choses qui sont plus au fond du gouffre que toi, comme je te l'ai promis il y a quelque temps déjà.
Il tend la main vers le vide et lance un petit cailloux, qui bondit avec force dans l'ombre du ravin et y disparaît en ricochant de temps à autre contre la roche dans de petits bruits mats qui s'étouffent petit à petit jusqu'à ne plus émettre un seul son.
-Voilà, je viens de lancer un cailloux innocent vers le font.
Un rire m'échappe et je lui réponds :
-Mais c'est inacceptable, ça dit donc ! Un caillou vient de mourir par ta faute !
Il lève les yeux au ciel, comme s'il savait que mon brusque humour cachait quelque chose que je me refusais à aborder avec lui.
-Tu n'es pas tout en bas, comme tu n'es pas non plus encore au ciel, il suit ses paroles en me montrant le ciel d'un bleu printanier. Tu es juste entre deux. Tu es juste... humaine, comme moi, comme nous. Ni ange, ni démon. Humain
-Drôle de manière de voir le monde, je lui réponds, subjuguée, sans l'avouer, par ce qu'il vient de me dire.
Il hausse les épaules et se repositionne sur la branche basse.
-Je ne pense pas qu'il y ait de drôle ou de sérieuse manière de voir le monde, il y a juste... notre vision à nous du monde. Celle qui nous semble juste.
Je ne dis plus rien et regarde l'arbre aux bourgeons rosis, le ciel puis le ravin rocheux de la montagne. Et soudain, Steven me pousse d'un coup de coude.
Un cri de surprise s'échappe d'entre mes lèvres.
-Qu'est ce que tu fais ? j'éclate de rire et m'accroche à son bras du mieux que je peux pour ne pas perdre l'équilibre.
-Je te pousse, ricane-t-il en échange.
Nous partons tous deux dans un gigantesque duel de coups de coudes et d'épaules en nous poussant comme des enfants un peu idiots. Mais, ça fait du bien d'être un peu idiot de temps à autre !
J'ai l'impression que cette bataille ne finira jamais. Et soudain, sans que rien de tout cela soit prédestiné, le sérieux revient en force et un air grave se peint sur le visage de Steven. Mes rires cessent d'un seul coup, comme aspirés et échangés contre autre chose de plus puissant encore.
Un sentiment.
Steven s'approche de moi, pose presque son front contre le mien. Son simple frôlement galvanise tout mon être.
Je recule et dis :
-Arrête.
Ma gorge se serre de douleur, de peur. J'avale ma salive comme s'il s'agissait de la pire chose que je puisse ingurgiter. Mon ventre se contracte. Tout mon corps réclame sa présence, mais mon esprit, Sharko m'obligent à reculer, à prendre de la distance. Et Dieu sait comme je le regrette. Comme je ne le souhaite pas !
Il recule légèrement et baisse les yeux avant de les reposer sur moi d'un air désolé et douloureux.
-Je suis désolé. Pardonne moi, dit-il tout bas.
Je le regarde sans bien comprendre.
Il poursuit, sans me demander mon avis :
-Je... je suis amoureux de toi. Inconditionnellement et irrationnellement amoureux de toi.
Un poids de la taille d'un camion vient s'abattre contre mon vente et me percute de plein fouet.
M'éventre.
Me tue plus que Sharko elle-même.
Mes boyaux s'éparpillent devant mes yeux, la réalité brûle mes rétines.
-Non...
-Je sais que tu éprouve la même chose !
-Non !
-Ne fait pas comme si !
-NON, Stev ! Non, non, non, non ! Je t'ai demandé une chose. Juste. Une. Seule. Petite. Chose ! Ne pas t'attacher pour ne pas te blesser.
J'ai du mal à respirer, sous le choc, j'ai l'impression de ne plus savoir reprendre de l'air.
Il se rapproche encore, ne prêtant aucune attention à mes paroles. Je recule à nouveau.
-C'est dire non qui me blesse, contrecarre-t-il.
Je tourne la tête vers le ravin. Ma tête bouillonne et tourne dans tous les sens comme une pirouette très agitée, mon sang ne fait qu'un tour dans mes veines.
-Quand je suis à tes côtés, j'ai l'impression d'être entier, d'être un tout ! J'ai envie de hurler au diable d'aller se faire voir, qu'il prenne quelqu'un d'autre que toi ! Je veux te montrer que la vie est capable de t'offrir tellement plus, que tu peux encore vivre...
-Je vais mourir Stev...
-Pourtant tu es là ! Tu m'as mis en garde dès le départ ! Qu'as-tu donc à perdre ? Je suis prêt, tu m'as préparé !
-Je vais te perdre toi... ton sourire disparaîtra si je me rapproche encore de toi, tu ne voudras plus vivre... je t'en pris, t'en supplie ! Ne te fais pas ça ! Je ne veux pas que ce Stev disparaisse, comprends moi !
-Je ne disparaîtrais pas, je le jure.
-Tu ne peux pas jurer sur de telles choses ! Ça ne se contrôle pas, purée !
-L'amour non plus ne se contrôle pas, ça arrive c'est tout ! Et j'en ai rien à faire ! Je serrais perdu si tu t'en vas sans rien me dire ! TU FINIRAS PAR LE REGRETTER !
-REGRETTER QUOI ?
Il nous pointe du doigt tour à tour. Ses yeux sont colère et douleur. Un mélange que je déteste voir briller dans son regard bleu.
La colère percute ma propre colère et nos rages s'affrontent en mot.
Notre douleur est dans notre corps et nous supplie de cesser de nous faire du mal. Nos yeux brûlent cette frénésie qui ne veut que s'étendre à l'infini. Mais je résiste, parce que je ne peux pas. Je ne veux pas !
-Toi, moi, nous ! Tous les deux ! Le présent ! hurle-t-il.
-Il ne me reste que quelques semaines ! Peut-être même quelques jours !
-ALORS NE GÂCHES PAS TON PRÉCIEUX TEMPS !
-C'EST TOI QUI EST EN TRAIN DE TOUT GÂCHER !
-TU SAIS CE QU'IL TE DIS CELUI QUI GÂCHE TOUT ?
Ses lèvres rejoignent les miennes dans une étreinte enragée. Sa peau fait flamber la mienne et transpercer mes veines et mes artères. Mon sang se transforme en flammes incandescentes et viennent ravager mon cœur en le faisant battre si fort que je crains qu'il n'explose et détruise tout.
Son baiser devient plus doux, plus destructeur, comme une caresse.
Nos langues dansent et n'en devinent qu'une seule et même. Mon ventre valse sa joie et son bonheur. Mon esprit a cessé toute logique et m'abandonne, même Sharko se fait toute petite.
Je suis bien incapable de m'arracher à cette étreinte, parce qu'elle représente tout pour moi.
Pourtant, cela fini par arriver. Son font se colle au mien, nos souffles se mélangent, s'allient et nos lèvres s'éloignent. Stev me sourit doucement et chuchote, assez fière de lui :
-Ne t'en vas pas en courant tout de suite.
-Je suis en fauteuil tu me rattraperais en un rien de temps.
L'électricité que nos corps s'échangent mutuellement est effroyablement puissant et ravageur.
-Tu sais que ce que tu viens de faire est une très, très grosse bêtise ? je lui demande en tentant de m'éloigner, mais il me tient prisonnière et je suis bientôt incapable de briser cette tentions électrique qui forme comme une bulle protectrice autour de nos corps.
Le monde extérieur n'existe plus. Le monde extérieur se résume à nous, le monde intérieur à nos cœurs qui battent à l'unisson pour se rompre dans l'univers et ne faire plus qu'un seul et même.
-Alors c'est la plus belle qu'il m'est arrivé de faire.
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