Tout est calme dans la voiture. Steven roule lentement en sifflotant de temps à autre.
D'habitude, je n'aime pas vraiment le silence, j'ai toujours l'impression qu'il est plus lourd que tout l'air qui pourrait m'entourer et qu'il cache des pensées que l'on ne puis dire à haute voix. Des pensées que personnes d'autre que soi-même ne connaît et ne doit entendre. Tout paraît trop privé, trop secret pour être dévoilé et mis à nu.
J'ai cette impression vivace que ce silence est créé pour marquer un gêne apparent.
Mais cet ange qui a décidé de passer par ici à l'improviste et de couper tout mot humain est apaisant.
Seuls les bruits de la voiture roulant vers ma maison sont capables d'encore émettre des sons, et de temps à autre, la voix rauque et chantante de Steven prend le dessus sur ce bruit.
Je vois Steven me jeter des coups d'œil en ouvrant et fermant la bouche plusieurs fois.
Il a quelque chose à me dire, mais qu'il n'ose pas encore le formuler à haute voix.
Je décide, épuisée, de le laisser mariner tout seul avec ses mots. Malgré ces non-dits, le calme m'est toujours reposant en cet instant et tente d'apaiser mon début de colère.
En attendant qu'il m'explique ce qui le tracasse au point de me regarder presque toute les trente secondes, je fixe le plafond gris sombre de la voiture de Steven en pensant à celui de ma chambre parsemé d'étoiles fluorescentes, avides d'air pour fuir loin d'ici.
Et effectivement, Steven finit par me demander :
-Mes amis, qu'est-ce qu'ils t'ont dit quand je suis parti pourchasser ma stupide sœur ?
Je fais une pause avant de lui répondre. Je me demande ce qu'il pense que ses amis m'ont dit.
Un brin de colère vient nourrir mes pensées et délivrer mes mots.
-C'est vrai que tu leur a dit de ne pas me dévisager ? je lui demande en me sentant bouillir un peu plus.
Mon visage est complètement tourné vers Steven. Il tourne un instant la tête vers moi, puis reporte son regard océan sur la mer de l'autoroute, comme si mes lèvres pincées d'exaspération l'avait fait détourner la tête et fixer l'horizon sombre.
Un ricanement s'échappe d'entre mes lèvres.
-Tu avais si peur que je fasse peur à tes amis ?
-Ça n'est pas ça... Tu le sais.
« Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu'un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison »
Ce sont ces quelques vers de « À la santé » d'Apollinaire qui s'incrustent alors dans mon esprit et sonnent si juste pour ce que je ressens en cet instant.
-Quoi alors ? je l'interroge en me reprenant deux fois de suite avant de réussir à croiser mes bras contre ma poitrine, en regardant devant moi, frustrée.
-J'avais peur qu'ils ne te posent trop de question. Sur pourquoi-ci et pourquoi-ça... Et vu que tu détestes qu'on te pose des questions, je me suis dit que la mise en garde pourrait les retenir un peu... se justifie-t-il.
-Et tu n'aurais pas pu leur demander de ne pas me poser de questions, tout simplement ?
Steven secoue la tête et serre le volant.
-Si tu demandes à une personne de ne pas faire quelque chose, tu peux être certaine qu'elle ne va pas arrêter d'y penser et qu'elle va irrémédiablement finir par le faire.
-Ah oui ? Donc, si je comprends bien ne pas me dévisager était l'excuse pour éviter le trop pleins de questions ?
-Mon astuce à marché ou pas ? m'interroge-t-il, les yeux pétillants d'espoir.
-Non.
Il refixe la route, légèrement fâché.
-Je ne savais pas que ça se voyait à ce point que je n'aimais pas les questions.
-Mais tu aimes en poser, rit-il en continuant de fixer la route.
-Peut-être.
-Peut-être... répète-t-il doucement en fredonnant mon mot plusieurs fois d'affilé.
-Ça n'efface quand même pas ce que tu as dit à tes amis, je te préviens !
Je lève les yeux au ciel et regarde la route par ma fenêtre tandis qu'il continu de chantonner le « peut-être » que j'ai lancé comme s'il s'agissait d'une promesse contre un lendemain.
Il fait si noir dehors que je ne vois presque rien, alors je me retourne vers Steven et lui demande :
-Pourquoi tu ne ramènes pas ta sœur avec nous ? Vous vivez dans la même maison, non ?
Il rit à nouveau de bon cœur en disant :
-Je lui ai donné trente euros pour ne pas qu'elle vienne avec moi dans cette voiture et qu'elle aille plutôt au concert avec celle de Kevin, qui, en plus d'être mon meilleur ami, est aussi mon voisin à deux maisons près. Il la ramène, ne t'inquiète pas pour elle.
-Quoi ? je demande en manquant de m'étouffer sous cette énorme révélation. Mais pourquoi ?
Les mots peines à traverser ma bouche devenue soudain sèche.
Il se tourne brièvement vers moi, mais malgré cette rapidité, je peux voir briller dans ses yeux un éclat que je ne préfère pas prendre la peine de comprendre.
-Pourquoi à ton avis ?
Une nouvelle piqûre d'irritation vient inonder mon esprit.
-Je te préviens, si tu tentes de m'embrasser ce soir ou je ne sais quoi d'autre du même genre, je griffe tes lèvres jusqu'à ce que tu ne puisses plus jamais les utiliser !
-C'est qu'elles te plaisent ces lèvres, hein ?
-Je suis peut-être malade, Stev mais pas encore demeurée, ni dépourvue de force ! Si tu veux garder ton parfait petit minois à sa place tu as intérêt d'arrêter !
-Au moins c'est direct, s'amuse Steven. Au fait, tu as redis Stev...
-Continu comme ça et je t'appelle monsieur en te vouvoyant.
-Il faut que je me laisse un peu pousser la moustache alors ! dit-il en se frottant sous le nez comme si une moustache pouvait apparaître au simple contact de ses doigts de guitariste et le vieillir de quelques années. Ça pourrait peut être me donner un joli petit air décontracté de vieux pédophile, tu ne crois pas ?
-Je t'aime bien, mais il y a des limite à ne pas dépasser ! je m'exclame en riant.
Il oriente son regard d'un seul coup vers moi et un sourire lumineux, à en faire pâlir le soleil de jalousie illumine son visage.
-Tu m'aimes bien !!!
-C'est bon, Stev... C'est. Bon.
Je me plaque contre le dossier du siège en espérant y disparaître, mais rien ne se passe et les mots que j'ai prononcé ne s'effacent pas.
Je vois Steven basculer la tête à gauche puis à droite en rythme avec ses paroles. Il me fait penser à un enfant qui vient d'apprendre qu'il allait aller à un parc d'attraction.
-Tu m'aimes bien et m'appelle Stev ! Ah petite Li, jamais tu ne pourras me faire plus plaisir !
-Monsieur Steven Luc Glauben ?
-À votre service ma p'tite dame ?
-Voudriez-vous avoir l'obligeance de fermer votre immonde clapet peuplé de persiflages ?
Nous rions un instant face à cette étrange conversation que nous venons d'avoir, puis il se tourne vers moi moins d'une minute et me dit en serrant ses mains sur le volant :
-Je ne comptais pas t'embrasser ce soir, je voulais juste... te raccompagner et passer une bonne soirée en ta compagnie un peu plus longtemps que le temps qu'il nous a été accordé à ce concert.
-Oh, bien sûr.
-Ne me crois pas si tu veux, me répond-t-il en haussant les épaules et en souriant de toutes ses dents comme un idiot.
En continuant de regarder la route, il tend sa main droite vers moi.
Je me décale pour fuir son emprise, mais n'arrive à échapper à ses longs doigts, qui finissent par se poser sur mes lunettes. Steven les enlève alors de mes yeux en chuchotant :
-Bonsoir petite Li, cachée derrière ses lunettes.
J'attrape ma monture avant que ses doigts ne retournent vers le volant avec leur otage. Je lui lance un regard noir, que Steven ne manque pas de voir et éclate de rire.
-Ne les remets pas tout de suite...
Pour une raison que je ne comprends pas très bien, j'écoute ce que Steven vient de me dire et les accroche par une des branches sur mon T-shirt d'un violet si clair que dans la nuit, il ressemble à du blanc.
-À mon avis, vu comment il fait nuit, tu ne verras pas plus que ça mes yeux. Je vois à peine les tiens, je lui réponds en essayant de voir le bleu de son regard.
-C'est pas grave, je vois ce qu'il faut.
Et je sais que dans ses paroles, il ne parle plus des yeux, mais je décide de ne pas lui remonter les bretelles pour cette fois, et lui dit :
-Il faut vraiment que tu arrêtes d'être obsédé par mes yeux, vraiment.
-Ce n'est pas tes yeux qui m'obsède mais toi. Tu l'as dit toi même, les yeux sont les fenêtres de l'âme.
Je secoue la tête mais ne réponds rien, je n'en ai plus le courage.
-Steven, c'est anglais ? je lui demande en relevant légèrement la tête et en changeant de sujet comme si de rien n'était.
-Mon père adore l'Angleterre, un ricanement lui échappe. Je te laisse chercher d'où vient le prénom Élisabeth ! Et Steven, j'ai eu plus de chance que ma sœur, ça vient de Steven Wilson... Mon père vit là-bas maintenant, en Angleterre.
-Oh...
Steven grince des dents.
-Mon père est un salaud. Il a trompé ma mère au moins dix fois après leur mariage. Au bout d'un moment, ma mère en a eu marre de rester aveugle à toutes ses conquêtes. Ils ont donc divorcés un an avant la naissance de ma sœur. J'ai encore quelques souvenirs de lui... Mais je ne les aime pas.
Je réfléchis à ce qu'il vient de me dire et me demande ce qu'il peut bien ressentir pour un père tel que le sien. Mes parents sont des personnes extraordinaires qui sacrifieraient leur monde pour Noah et moi, il m'est étrange d'imaginer que Steven n'a jamais connu un père tel que le mien. Je comprends aussi, soudainement pourquoi il s'est montré assez distant avec mon père.
-Et toi ?
-Mes parents sont géniaux, je te l'ai déjà dit. Et tous les pères ne sont pas comme le tien, crois-moi.
Steven ricane, puis me regarde en plissant les yeux dans l'obscurité.
-Caroline, d'où ça vient ?
-Ah ! Ça vient de ma grand-mère. Côté maternelle. Ma mère l'adorait, mais elle et moi on ne s'est jamais vraiment entendues, on se chamaillait tout le temps. Elle a essayé de m'aider quand elle a appris que j'étais malade...
-Tu l'as repoussée, finit Steven pour moi.
Je hoche la tête et continue :
-Et puis, elle est morte. Maman était très triste, mais elle a surmonté ça rapidement comme elle surmonte Sharko à présent. Avec du recule, je me dis que ma grand-mère et moi, on ne pouvait pas s'entendre parce qu'on se ressemblait trop.
Le silence se réinstalle alors dans la voiture. Steven et moi le laissons s'amplifier jusqu'à ce qu'il nous dévore.
J'étouffe un bâillement et pose ma tête contre la vitre, comme il m'arrive souvent de le faire en voiture.
J'entends les bruits de la voiture qui avance vers ma petite maison où j'ai toujours vécu et écoute le grondement du moteur me bercer comme une musique moderne.
Je laisse petit à petit mes paupières s'engourdir de sommeil.
Alors, que je commence à plonger dans le paradoxe du rêve, j'entends au loin la voix de Steven chantonner silencieusement des fragments de « Permanating ».
Et je m'endors.
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