23. Couleur Céladon

Steven et moi sommes assis avec Azriel, Justine, Kevin et Eliz.

Eliz et Kevin plaisantent sur des choses qu'ils ont vu de la scène tandis qu'Azriel et Justine s'embrassent avec une passion dévorante, comme si plus rien n'existait autour d'eux.

Steven se penche vers mon oreille et me demande tout bas :

-Alors ? Ce concert, petite Li ?

Je me tourne vers lui en reculant.

-Tu sais comment c'était, tu y étais.

-J'étais sur la scène, nuance !

Je lui donne un coup d'épaule avec ma propre épaule.

-Ne te la pète pas, Stev.

Soudain, je le sens qui se fige, vois son sourire s'agrandir à vu d'œil comme par enchantement. Ses yeux d'un bleu crépusculaire brillent comme deux flammes éblouissantes, nourries de nuit bleutée.

Nous sommes tous assis sur un long banc en face du bâtiment noir où, plus tôt, des flots de musiques impérissables retentissaient de partout comme des milliards de petits échos de nous tous.

-Qu'est ce qu'il y a ? je l'interroge en penchant la tête sur un côté de mon épaule.

Des cheveux tombent devant moi et voilent mon visage en formant un rempart à tout ce qui m'entoure. J'entends des bribes de la conversations d'Eliz et Kevin sans pourtant les comprendre et le bleu tout droit sorti des yeux de Steven, se fait moins voyant au travers de ses mèches rebelles.

-Tu viens de m'appeler Stev.

Je hausse un sourcil, ne comprenant pas où il veut en venir.

-Tu m'appelles tout le temps par mon nom de famille, mais là, tu m'as appelé Stev.

-Oh mais quel exploit de ma part, je m'écrit en souriant.

-Redis le pour voir...

-Non.

Steven laisse tomber face à mon refus catégorique et mon air buté et se cale contre le banc où nous sommes assis. Il me fixe soudain plus intensément et d'un air plus grave, comme si quelque chose le chiffonnait. Son sourire disparaît dans les recoins de sa bouche.

-Tu as toujours tes lunettes.

Je le regarde sans oser bouger, puis je finis par me redresser et écarter mes cheveux protecteurs de mon visage.

-Il se passerait quoi si je les enlevais à nouveau ? risque-t-il à me demander en reculant un peu.

-J'imagine que tu verrais un regard noir et en colère derrière ces lunettes.

-Je te verrais toi en fait.

Il se penche en avant et pose ses coudes sur ses genoux pour fixer le ciel.

-Qui essais-tu de cacher ? Toi ou la maladie ?

Je tourne un instant la tête vers ses amis, et me rends compte qu'ils doivent déjà savoir que je suis malade. S'ils ne le savent pas, ils l'ont certainement deviné. Et d'une étrange façon, le fait qu'ils le sachent, ou même soient en train d'écouter notre conversation ne me gène pas le moins du monde.

Au moins ils sauront que m'approcher est dangereux pour leur moral.

-Moi et elle formons la même personne.

Quand je recroise son regard, je comprends qu'il ne me crois pas, qu'il ne pense pas un seul instant que Sharko et moi sommes la nouvelle Line qui se tient face à lui dans le plus grand des calmes, malgré les miettes de son pauvre cœur agonisant éclaté un peu partout autour et en elle.

-Il t'arrive de te dire que derrière ces lunettes je te vois quand même ? chuchote-t-il, si près de mon oreille que je suis certaine d'être la seule à l'entendre.

Je me décale un peu, jusqu'à ne plus sentir son souffle si près de ma peau et demande au groupe pour empêcher Steven de continuer sur sa lancée :

-Ça fait combien de temps que vous vous connaissez tous ?

C'est Kevin qui me répond en premier, d'un air détaché comme si rien de ce monde ne pouvait plus l'atteindre :

-J'ai connu Eliz et Steven en seconde, Steven et moi on était dans la même classe et de fil en aiguille ont est devenu pote et j'ai fini par connaître sa sœur.

-Az était déjà dans le groupe quand je les ai connu, me répond Justine les yeux brillants. Je suis la dernière à être arrivée. Je venais d'aménager ici et je ne connaissais personne, alors ils m'ont prit sous leur coupelle.

-Moi c'était parce qu'on avait, Kevin, Steven et moi, un cours de musique ensemble en première, finit Azriel en haussant ses épaules avec lenteur. Et quand ils ont entendu ma voix, ils en sont tombés amoureux tous les deux.

Justine se tourne vers moi, pointe du doigt Steven puis moi.

-Et vous deux ? Vous vous êtes connu quand exactement ?

Élisabeth éclate d'un rire grave et s'exclame, les yeux déjà luisants de larmes :

-Je crois que c'était pas loin de l'anniversaire de notre mère. Il est rentré comme un zombie à la maison et m'a dit qu'il avait rencontré une « fille hors du commun, aujourd'hui ».

Le rouge me monte aux joues et je toussote, mal à l'aise tout d'un coup.

-C'est bon Iz, grogne Steven.

-Quoi ? C'est pas vrai peut-être ? ricane sa sœur méchamment en lui tirant la langue.

-Toi ! Tu vas voir !

Alors, Steven saute sur elle et lui pince les joues comme si elle n'était qu'une jeune bambine dévergondée.

Élisabeth crie et se met à courir sur le parking désert en hurlant, poursuivit de près par Steven.

Justine, Azriel, Kevin et moi les regardons se chamailler et se poursuivre comme deux enfants un moment en silence, puis Kevin rompt ce calme environnant.

-Il nous a dit que tu étais malade et qu'on devait éviter de te dévisager comme une bête de foire.

J'en reste sans voix et regarde bouche bée les yeux noisettes de Kevin. Des cheveux lui tombent devant les yeux.

-Il... a dit ça ?

-Oui, à nous tous. Je pensais que tu étais défigurée ou un truc dans le genre, mais tu as jutes des béquilles, lâche Azriel en fixant la lune d'un air rêveur.

Justine sourit et pose un regard bienveillant sur moi.

Juste... S'ils savaient à quel point ces béquilles me pèsent !

-Même si tu avais été défigurée, unijambiste, schizophrène ou je ne sais quoi, ça n'aurait pas fait de différence pour nous.

-Ah oui ? Pourquoi ? Parce qu'il vous l'a demandé ? je questionne le groupe, légèrement tendue face à la tournure assez surprenante de cette conversation.

Je tourne mon regard vers Steven et sa sœur, tombés à terre et elle, coincée dans les bras de son frère qui tente de la faire avouer son crime. Mais elle tient bon et sourit en lui tirant de nouveau la langue pour le provoquer.

-Non. On va dire que tout le monde a ses propres problèmes et que je ne nous voit pas rejeter quelqu'un parce qu'il est comme il est, me répond Azriel. Tu as choisi d'être comme ça ?

-Bien sûr que non ! je dévisage Azriel d'un air scandalisé par ce qu'il vient de dire.

-Alors pourquoi on jugerai quelque chose que toi-même tu n'as pas voulu ?

Je baisse les yeux vers mes bottines face aux regards scrutateurs entre le bleu et le gris d'Azriel.

-Tout le monde ne pense pas comme cela malheureusement, je l'informe.

-Et bah ça devrait pas, souffle Kevin entre ses dents tandis que Justine entrelace sa main à celle de son petit ami.

Je redresse la tête et regarde les trois amis de Steven en fronçant les sourcils.

Azriel s'est reperdu dans la contemplation de la lune, Kevin fixe le sol comme s'il cherchait je ne sais quoi (peut-être les traces d'un vieux chewing-gum écrasé datant du crétacé ?) et Justine respire l'air frai de la nuit à plein poumon.

-Merci de m'accepter comme je suis.

-Pas de quoi, dit Kevin avec naturel.

-Mais ? me demande Justine, plus perspicace que toutes les filles d'à peu près mon âge que j'ai pu rencontrer jusqu'ici.

-Mais... comme je l'ai dis à Steven, évitez de trop vous attacher à moi. Même si mes espoirs sont vains, je ne peux pas empêcher tout le monde de devenir mon ami.

-Tu as quoi exactement... ? Sans indiscrétion bien sûr ! me demande Kevin. Tu n'es pas obligée de répondre si tu ne veux pas.

-Non c'est bon, je peux en parler.

Je me recale et colle mon dos contre le dos du banc en respirant l'air nocturne à mon tour. Il vivifie mon corps et me donne une contenance.

Les sons de la circulation sont atténués par la nuit et je me dis, qu'il me faut graver ce moment dans ma mémoire. Maintenant. Tout de suite. Parce qu'il est rare et précieux d'avoir de tels moments dans sa vie, courte ou non.

Si on m'avait demandé d'en parler il y a quelques mois, je me serais refermée sur moi-même comme une huître. J'aurais contenue toute mon aversion pour Sharko et l'aurait laissé éclater plus tard, dans ma chambre, chez moi, à l'abri de tout regard et jugement.

Pourtant, aujourd'hui, cette question, j'ai envie d'y répondre, de montrer à Sharko que malgré elle, je continue d'habiter cette merveilleuse Terre, tant que la vie m'est encore à portée de main. Je peux parler d'elle quand ça me chante alors qu'elle est incapable de parler, même si elle sait très bien se faire comprendre.

-J'ai ce qui s'appelle une SLA, sclérose latérale amyotrophique. Rien que le nom est à mourir d'ennui, je leur dis en riant nerveusement. C'est une affection neurologique qui touche le système nerveux et entraîne une lésion des cellules nerveuses. En gros, ça provoque une paralysie progressive, pas mal de douleur et à force... La mort.

Personne n'ose dire un seul mot, pendant un moment, méditant sur ce que je viens de leur annoncer presque sans respirer.

-On est désolé pour toi, finit par dire Kevin qui ne sait pas trop quoi me dire.

Justine et Azriel hochent tous deux la tête, l'air grave.

-Il ne le faut pas, ça n'est pas de votre faute après tout ! Je vous demande juste... d'éviter de vous approcher trop pour ne pas souffrir quand je... partirais.

-La mort fait toujours souffrir ceux qui restent. Je veux bien apprendre à te connaître moi, même si le prix à payer est la souffrance, me répond Justine en me frottant le bras d'un air posé mais têtu.

-Tu as l'air d'être une chouette fille Line, ne gaspille pas le temps qu'il peut bien te rester à essayer de rejeter les gens qui veulent te connaître, continu Azriel.

Une larme noie mon œil droit et manque de s'échapper vers ma joue.

-Je veux que personne ne souffre par ma faute, je leur chuchote en regardant à nouveau Steven et sa sœur.

Surtout pas lui...

Moi aussi j'aimerai pourchasser mon frère comme cela ! J'aimerai vraiment, mais je suis trop faible, trop malade... Noah a trop à perdre, il a encore tant de choses à vivre, tant de choses à faire !

-Tes proches finiront par arrêter de souffrir, affirme Kevin.

-Comment tu peux en être si sûr ?

Kevin ouvre la bouche mais ne dit rien.

-Et bien, ils se diront que tu auras plus souffert qu'eux et... que maintenant il faut continuer de vivre, j'imagine, souffle Justine en souriant tristement.

Steven et Élisabeth reviennent alors, tous deux aussi essoufflés l'un que l'autre.

Steven échange un rapide coup d'œil à chacun de nous, comme s'il se doutait vaguement que quelque chose d'important venait de se passer.

-Bon, je pense que je devrais rentrer maintenant, je dis au groupe de jeunes musiciens en me levant, soutenue par mes béquilles en métal.

-Oh, déjà ? gémit Élisabeth et faisant sautiller ses deux tresses.

-Oui... Déjà. Je suis vraiment heureuse de vous avoir connu, je dis en souriant à chacun d'eux.

-Nous aussi. À bientôt ? me demande Kevin.

« Je veux bien apprendre à te connaître moi, même si le prix à payer est la souffrance »

Je hoche la tête et leur souris franchement.

-Vous n'avez cas nous rejoindre demain après-midi à la bibliothèque, propose Steven avec son sourire charmeur braqué sur moi.

Je hausse donc les épaules pour donner mon approbation tandis que sa sœur saute de joie en criant à tout vent tout va.

Le reste du groupe approuve d'un mouvement de tête unanime avec quelques sourires en coin.

Nous finissons tout de même par nous dire à demain et Steven, et moi disparaissons dans la nuit, dans sa voiture.

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