19. Couleur Turquoise
Je rentre chez moi à pied, malgré ce que ma mère peut dire. Mais j'en ai besoin, j'ai l'impression de pouvoir contrôler Sharko en faisant cela.
Je veux lutter contre elle. Je veux marcher à en perdre l'haleine. Je veux marcher jusqu'à ne plus pouvoir effectuer le moindre pas. Je veux mourir d'épuisement et non à cause d'un manque d'air. Je veux parcourir le monde à la seule force de mes pas, que le sol résonne avec moi dans ma folie de l'aventure impossible !
Pour l'instant, et à jamais, ma folle aventure est celle de marcher jusqu'à chez moi, avec Sharko comme seule compagnie.
Le printemps se fait moins grincheux qu'à ses débuts pluvieux. De timides raillons solaires viennent caresser et colorer ma peau. C'est une sensation agréable d'avoir le soleil contre sa chair, de pouvoir sentir un peu de douceur dans sa peau.
Les fleurs éclosent et emplissent l'atmosphère de leurs incroyables odeurs.
J'ai toujours aimé l'odeur du printemps, pleines de promesses et de jeunes pousses vertes prêtes à dévoiler leurs belles couleurs. C'est le renouveau des choses, l'explosion des sens, l'excitation d'un été proche et bouillant, la rage de la pluie et du beau temps. Un duel perpétuel qui ne sévit jamais, comme le bien et le mal.
La chaleur repousse Shako. Sharko déteste la chaleur, c'est pour cette raison que j'aime l'été plus que n'importe quelle autre saison !
Quand je pense que ma vie s'éteindra alors que la nature renaîtra...
Je traîne mes jambes dans les rues comme je peux, mais n'abandonne pas. Je ne dois pas donner raison à cette maladie, en aucun cas !
Vas voir ailleurs, Sharko, laisses mon corps vivre sa vie...
Elle a beau faire la sourde oreille, penser ces mots me font du bien.
L'herbe bruisse et se plie sous le vent, les oiseaux chantent dans leur nid et appellent leurs amis qui répondent de temps à autre en sifflotant. Le soleil colore le sol de teinture doré, le vent se fait discret mais toutefois présent.
Il y a également les traces des vies humaines ! Des voitures qui roulent dans un boucan de klaxons incessant à vous brûler les oreilles, des personnes chez elles, dans leur maison ou leur appartement bien au chaud, qui vaquent à leurs passes temps des plus agréables quand d'autres restent dehors, grelottant malgré les températures qui remontent.
Que se passe-t-il quand on gratte au fond des gens ? Quand on découvre au fond ce qu'ils cherchent à cacher ? Par exemple, cet homme qui marche d'un pas tranquille en fumant sa cigarette avec paresse, qu'a-t-il au fond de lui qui lui a donné tant de rides, et cette bague qu'il porte à l'annulaire, est-ce le signe d'une âme sœur trouvée au hasard de la route ?
Et cette femme cachée sous son large manteau brun, le mascara lui entourant les yeux comme ceux des ratons laveurs, et l'esprit ailleurs loin de cette rue et de ces habitants fanfaronnant. Ses bras son repliés autour d'elle comme si elle cachait le grognement de son ventre, sa faim incessante qui lui tord les entrailles jusqu'à ce qu'elle cède et laisse ses envies la manipuler aisément, comme si jusqu'ici, elle n'avait été qu'une pâte facilement malléable.
La vie qui vit.
Après une longue et éprouvante marche qui me fait suer, ma maison se dessine enfin devant moi dans sa normalité qui sait réchauffer mon cœur.
-Coucou ? je demande en rentrant dans la maison.
Ma mère cri du salon :
-Je suis là !
Je suis la voix jusqu'au salon, où ma mère repasse du linge devant notre petite télé. Quand j'entre, elle me lance un regard réprobateur sur le fait que je sois revenue seule, mais elle ne fait aucun commentaire, certainement trop lasse pour cela.
-Où est papa et Noah ? je l'interroge en fronçant les sourcils et en regardant autour de moi.
Seul le bruit du fer à repasser rend cette maison vivante.
-Oh, ton père travail dans son bureau et ton frère... est dans sa chambre. Il revient tout juste de l'école, répond-elle en pliant un jean pour le mettre dans un panier à porté de main.
Nous ne disons rien un moment. Je m'apprête à partir quand elle me demande :
-Il est gentil ?
Je tourne la tête et vois les yeux de ma mère inquisiteurs et inquiets.
-Oui, maman. Il est gentil.
Je tourne les talons et commence à boitiller hors du salon sur mes deux béquilles métalliques quand j'entends à nouveau la voix de ma mère.
-Tu me diras si je dois parler avec toi de certaines choses.
Ce qu'elle vient de dire me fait écarquiller les yeux et met mes nerfs à rude épreuve. Je manque de m'étouffer avec ma propre salive et dois me racler plusieurs fois la gorge pour réussir à avaler correctement, sans risquer de m'étrangler avec.
-On est ami, maman ! A-M-I ! Pourquoi toi et papa vous êtes obsédés par l'idée qu'il soit plus ?
Ma mère me sourit, même si mes paroles l'ont blessée, je le sais.
-Pardon, c'était... je commence sans terminer en baissant les yeux vers mes pieds.
-Ça va, chérie. C'est juste que tout peu arriver à n'importe quel moment, même tomber amoureux. Tu ne seras ni la dernière, ni la première.
-Oui et bah, tomber amoureux de moi, c'est comme arroser ses plantes sous la pluie, inutile.
Pour toute réponse, ma mère hausse les épaules, ses cheveux bruns se déplacent un peu plus autour d'elle lors de son mouvement. Elle reprend son repassage, pliage.
Il y a quelques années de cela, je l'aurais aidée. J'aurais plié, elle aurait repassée. Pulls, pantalons, T-shirts, gilets, robes se seraient succédés dans une liturgie agréable et le lien qui, à l'époque reposait sur le bonheur, se serait renforcé d'avantage.
Mais maintenant toutes les extrémités de mon corps ne servent plus qu'à faire joli et mal !
Je soupire face à tous ce que j'ai perdu et pense à tout ce que je vais perdre. Ma mère, mon père, Noah, Steven,... Toutes ces personnes innocentes qui auront comme point commun la mort d'une de leur proche.
-Tu as faim ? Tu veux de l'aide pour... manger ?
Je réponds un peu trop rapidement à la négation et sors du salon sans me faire arrêter cette fois-ci par la voix de ma mère.
Je reste alors planté devant les escaliers, indécise.
Je connais le nombre exact de marche, pour les avoir compté un nombre incalculable de fois quand je n'étais encore qu'une enfant. Vingt-trois marches à gravir...
Vingt-trois marches que je n'ai pas même effleuré depuis longtemps...
Facile pour la plupart des gens, les yeux fermés même... Mais pour moi, pour Shako, c'est une torture. Lutter, Sharko et moi, l'une contre l'autre dans un même corps.
Je pose le premier pied et mes béquilles sur la marche, j'appuie dessus, et fait monter ma deuxième jambe.
Vingt-deux marches.
J'inspire à fond, et utilise la même technique pour la suivante, et la suivante. À la quatrième, je manque de basculer en arrière et étouffe un cri pour ne pas faire paniquer ma famille.
J'aimerai vraiment m'accrocher à une rambarde de l'escalier, mais mes deux mains sont prises. Je penche légèrement mon corps en avant, par conséquent.
Dix-neuf marches.
Chaque pas est un défit et une humiliation pour Shako. Je gravis lentement, mais gravis tout de même. Ce que je suis en train de faire n'a pas de prix.
Dix-huit marches.
Une idée amusante m'arrache un sourire. Qui serait le grand gagnant dans une course de personnes atteintes par la même maladie que la mienne ?
Dix-sept marches.
Depuis combien de temps n'avais-je pas osé utiliser ces escaliers ? Une envie de rire me prend. Je monte des escaliers, mes escaliers, de chez moi ! Je ressemble à un bambin faisant ses premiers pas...
Seize marches !
Abandonner, c'est décider de mourir, mourir c'est détruire ce qu'il reste d'humain en moi. Je ne peux m'y résoudre pour l'instant...
Quinze marches.
La vie est faite d'épreuve qu'il faut s'obliger à affronter malgré la peur. Ces marches sont mon épreuve. Je sens la sueur glisser sur mon front avant de réapparaître.
Quatorze marches.
Une chose si petite, sans importance... Une marche, juste une ! Sans importance et qui pourtant, sans elle vous laisse cloué en bas. C'est juste un pieds, soutenu par des doigts atrophiés presque impossibles à bouger.
Treize marches.
On pourrait comparer Sharko à Méduse, cette femme mythologique qui transforme d'un regard les gens en pierre. Je mets juste un temps infini à devenir totalement pierre. D'abord, ce sont mes pieds qui sont touchés, puis mes mains et petit à petit, la pierre approche de mon cœur, mon si fragile et si innocent cœur et de mes poumons, si assoiffés d'air et de vie.
Douze marches.
C'est impensable d'imaginer que le personnage principal finisse si facilement sa vie, tué par Méduse d'un coup d'oeil ! On lui veut une fin héroïque et merveilleuse, digne d'une véritable fin à nous en faire rêver encore et encore ! C'est la même chose pour moi ! Je suis le personnage principal de ma vie et il m'est inimaginable de finir ainsi, changée en pierre par une mythologie.
Onze marches.
Il faut pourtant savoir une chose dans ce monde infernal... Pas celui des livres ou des films, mais celui du réel. Le mal peut gagner, parfois c'est irrévocable, mourir entre les mains du diable n'est plus une possibilité. Nous mourons tous entre les mains de quelqu'un. Sharko s'est portée volontaire dans le rôle du diable, malheureusement pour moi.
Dix marches !!
Petit à petit, pas après pas, le nombre de marche avant d'atteindre l'étage diminue comme le décompte de fin d'année. Dans ma tête, les nombres sont des formules bienheureuses qui m'obligent à faire un second pas. J'y vais peut-être moins vite que la normale, mais je monte.
Je suis persuadée que je vais finir par m'étaler dans les escaliers et devoir abandonner ma montée. Mais je continue, j'avance et ne tombe pas.
Trois.
Le temps reste le temps, fidèle à lui même, les marches ne bougent pas, c'est juste moi. Moi qui avance dans le temps et décide de mes actes.
Deux.
Encore un petit effort, le dernier avant la victoire, petite certes, mais une victoire tout de même.
Un...
Il n'y a plus de marche, je suis arrivée en haut ! Seule ! Peut être que si je continue ainsi, Shako me prendra dans des années ? Un espoir vient embraser ma raison. Moi qui déteste l'espoir, me voilà qui y pense...
Je souffle un peu. La sueur me coule du front et de sous les bras, mais je suis là, bien vivante. Mon corps n'est pas totalement traître finalement, il résiste.
Je relève la tête, fière de l'exploit que je viens tout juste d'accomplir et me dirige vers la porte de droite, légèrement entrebâillée. Un N est accroché sur cette porte comme une mise en garde enfantine.
Cette chambre est toute de bleu et gris, sur la tapisserie, vogues des petits plongeurs et des requins. Un petit lit en bois sombre repose dans un coin de la pièce et au centre, trône Noah et ses soldats kakis. Dans sa mains, ils semblent animés de vie.
-Attaquez ! cri mon frère, la bouche grande ouverte dans cri de guerre.
Les petits soldats se dirigent vers une sorte d'araignée noire faire de pâte à modeler et tellement affreuse qu'on la dirait démunie de corps, elle n'est qu'une tâche informe et étrange.
-Ne laissez pas la Sla s'enfuir, il faut la tuer ! rugit mon petit frère, les joues rosies et les yeux brillants d'une imagination débordante.
Un sourire frôle mes lèvres, même si au fond, une aiguille supplémentaire vient s'enfoncer dans mon cœur. Il prononce mal le mot qu'il vient d'utiliser. S-L-A, pas Sla, prononcé comme un coup de tonnerre qui résonne et s'abat. SLA, ce sont les diminutifs de Sclérose Latérale Amyotrophique, l'autre nom pour parler de Sharko.
Je suis incapable de voir ce qu'il voit, ce qu'il a crée dans sa tête. Je n'observe d'un jeune garçon jouant avec ses jouets. Mais pour lui, chaque personnage est plus vivant qu'un humain ! Ce qui se tient autour de lui, n'est pas une chambre d'enfant ! C'est un autre monde, une monde pour enfant où tout est beau, tout est chantant, tout se finit bien ou ne finit jamais. Là-bas, dans ce monde, la mort retient son souffle et disparaît dans un nuage de poussière, balayée par la crédulité intouchable.
Quand je peignais, j'avais aussi l'impression que mes toiles étaient munies de vie, que le paysage bougeait véritablement, que les gens dessinés respiraient...
Maintenant tout est mort avec moi.
Sharko a tué toute une population, un monde ! Mon monde !
Il ne me reste plus que la réalité, une réalité qu'elle est en train de changer, une réalité dans laquelle elle fait plus que partie et où moi je n'existe plus.
Je suis son pion.
Je suis morte.
Je suis morte mais vis encore un peu pour ceux qui restent...
-Line ? la voix enfantine de mon frère me ramène à la réalité.
Un triste sourire se dessine sur ma bouche.
Pour mon frère, c'est pour lui que je vis encore, alors autant rattraper le temps que j'ai jalousement effacé.
-Oui ?
Ses yeux noirs ne comprennent pas.
-Qu'est-ce que tu fais là ?
J'entre dans sa chambre et m'assois par terre, près de lui. Comme j'ai été idiote ! Pourquoi tout ce temps perdu, pourquoi vouloir m'éloigner de lui ? Que j'essaie de l'éloigner de moi ou de le rapprocher la douleur sera même, et le lien qui nous unis ne disparaîtra pas pour autant ! Celui de la fraternité.
Celui qui malgré tout relie un frère à une sœur.
-Je suis là. C'est tout ce qui importe.
Et c'est vrai. C'est tout ce qui importe, parce que c'est là tout ce qu'il reste de moi. Être encore là.
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