18. Couleur Ambre

Il penche sa tête vers moi et me regarde dans les yeux avec malice.

-Tu vois, je suis à l'heure !

Il est adossé à L'Anarchie du Livre, les bras croisés sur sa cage thoracique et donne l'impression que rien ne peu plus l'atteindre.

Je soupire, sachant qu'il est impossible d'être inatteignable et entre dans la bibliothèque, suivie de près par Steven.

Comme à son habitude, la vieille bibliothécaire me regarde et me sourit, son regard chavire pendant un instant vers Steven et son sourire s'agrandit un peu plus. Ses yeux brillent comme deux diamants lumineux.

Aujourd'hui, elle porte une robe blanche en manches mi-longues avec de grosses fleurs bleues sombres ressemblant à des lavandes. Ses boucles d'oreilles sont de gigantesques pierres d'un blanc pur et ses cheveux orageux sont coiffés en un chignon décrépi.

Si elle savait aujourd'hui comme je vais mal, comme tout me fait mal, même son air joyeux me donne des coups de poings dans l'abdomen. Je me sens si mal que le ciel pourait nous tomber dessus que je ne m'en rendrais pas compte.

Je suis triste à l'idée que je vais devoir abandonner la lecture sur papier... Je suis triste à l'idée de mourir, je suis triste de la vie, de la douleur, de la souffrance des gens, du fait que Sharko puisse ne serait-ce qu'exister... Et je me sens égoïste de me plaindre de mon propre esprit, je me fais sans cesse penser à une petite fille.

Steven et moi nous mettons dans un coin à part de la bibliothèque, là où il y a de gros canapés peu confortables et de couleur vert foncé penchant vers un marron usé assez inhabituel. Il y a des tables et des chaises où certaines personnes sont assises et lisent en silence, sans nous prêter la moindre attention.

Je m'affale dans un des canapés et étire mes longues jambes tristement devant moi. Steven vient se placer à côté de moi, assez près pour que je sente sa présence, sa douce odeur de citron et de savon, mais pas assez pour que nous nous touchions. Tant mieux, un contact serait de trop, mais sa présence si près me déstabilise quelque peu...

Ses yeux perforent les miens, perforent ma rétine, mon corps, mon cerveau, mon âme. Tout se consume, tout se reforment, tout m'est plus vif, plus important, comme si chaque détail devenait un privilège de la vie. C'est comme si ses yeux voyaient au delà de l'imaginable, au delà de ma simple apparence de presque-morte.

Je regrette de ne pas savoir lui rendre ce regard, j'en ai presque honte. C'est comme s'il me connaissait par cœur alors qu'on ne se connaît que depuis quelques jours.

Cette dernière pensée me fait suffoquer.

Un mèche blonde lumineuse, tombe sur son visage et assombrit un peu plus son regard.

Et moi ? Est-ce que je le connais par cœur ?

-Pourquoi sommes-nous ici ? demande-t-il.

-Eh bien, je voulais te voir, je lui réponds. Et j'aime cet endroit.

Il se recale sur le canapé pour mieux me scruter, comme il le fait d'habitude.

-Intéressant, serais-tu revenue sur la proposition d'hier, celle où tu ne voulais plus me voir ?

Je me renfrogne et lui jette un regard de travers.

-Peut-être bien.

Il se penche lentement vers moi, jette un discret coup d'œil autour de lui comme pour me dire un secret, et demande :

-Comment ça va ? Tu n'as pas répondu par SMS à cette question.

J'inspire à fond et recule un peu en calant mes béquilles contre le pied du canapé.

Une question simple en apparence...

-Bien, pourquoi ?

Il hausse un sourcil et répond :

-Pourquoi, je te pose la question ou pourquoi, tu me mens ?

Ma respiration se coupe. Je suis comme en apnée sous l'eau, les sons sont trop loin pour que je les comprennent, seule la question de Steven atteint mes bas-fonds et résonne dans mes abysses comme le refrain d'une vieille musique.

Je plaque mes mains sur mon visage pour me cacher.

-Mon père t'as dit ! je gémis.

-Non. C'est... toi.

Je le regarde, les yeux écarquillés.

-Moi ?!

-Tu marches mollement comme si la vie t'importait peu et tu te recoquilles sur toi-même comme une petite vieille, sa dernière remarque le fait sourire.

Je me redresse en vitesse avec un air de défit, à m'en faire craquer le dos.

-Je suis toujours comme ça ! j'argumente.

-Non...

-Tu ne me connais pas depuis longtemps, je réplique à nouveau.

-C'est vrai, mais assez pour savoir ce genre de chose, crois-moi.

Un sourire dépasse de la commissure de mes lèvres et Steven reste bloqué dessus jusqu'à ce qu'il disparaisse. L'idée qu'il fixe mes lèvres efface rapidement l'amusement qui s'était peint sur ma bouche.

-J'ai lancé des livres un peu partout dans ma chambre, je lâche enfin en secouant la tête et en me recroquevillant à nouveau.

-Notre petite Li se rebelle ! Je croyais que tu aimais lire ? dit-t-il, surpris.

-Oui, mais tout ce que j'aime, Sharko me le prend, alors...

-Sauf moi bien sûr.

-Qui a dit que je t'appréciais ? j'ajoute en reculant un peu plus, jusqu'à toucher le bras du canapé.

Cette prise de distance me rassure quelque peu.

-Ça se voit tout de suite !

-N'importe quoi ! C'est toi qui n'arrêtes pas de me coller, pas moi !

-Ne change pas de sujet, dit-il en faisant claquer sa langue sur son palais. Ces livres...

-Je... Chaque jour Sharko prend un peu plus de place dans mon corps, ça fait juste mal de le savoir et mal tout court.

Je hausse les épaules et regarde mes mains, comme si elles étaient tachées de sang.

Mes mains m'horripilent et me donnent envie de vomir chaque fois que mon attention se pose sur elles. J'ai l'impression de voir des parties de moi étrangères. Mon propre corps m'est un étranger. Ces mains ne servent plus à grand-chose, elles sont sous l'emprise de Sharko.

-Je n'arrive même pas à tourner une putain de page, ma voix vibre et m'est douloureuse.

Elle sonne comme une larme que l'on pourrait verser à la fin d'une histoire triste.

-Mmm... je vois. Je pourrais te faire la lecture ? propose-t-il.

-Alors là, rêves.

-Quoi ?! Je pourrais te raconter des histoires à l'eau de rose ?

-Au secours ! je m'écris en souriant.

Il hausse les épaules, le sourire aux lèvres, les yeux à nouveau vissé sur mes lèvres et leur maigre sourire.

-Tant pis pour toi, je suis un super bon lecteur.

Il récite alors un passage de Les larmes se ressemblent :

« Qui peut dire où la mémoire commence
Qui peut dire où le temps présent finit
Où le passé rejoindra la romance
Où le malheur n'est qu'un papier jauni »

-Comment sais-tu que je lis du Louis Aragon ? je lui demande en plissant les yeux et en l'observant attentivement.

Il croise les mains et se tortille les doigts une demi-seconde, ses yeux se posent ailleurs, vers un horizon inconnu et une veine palpite près de sa tempe.

-Hier soir il se peut que je t'ai... regardé un moment avant de toquer, explique Steven. Et j'ai appris exprès ces vers pour toi, montre toi un peu plus enthousiaste !

-Tu as fait quoi ?! je m'écrit, un peu trop fort puisque certaine personne tournent leur tête vers moi avant de retourner à leur occupation.

-J'ai appris des vers, pour toi.

-Tu m'as épié !

-J'ai une question, finit-il par me lancer après m'avoir scrupuleusement observé, sans répondre à mon exclamation et à mes yeux écarquillés prêts à tomber au sol et à ramper sous une étagère poussiéreuse.

Je hausse les sourcils. C'est certainement en rapport avec Sharko, après tout, elle est très mystérieuse, Sharko et est capable d'occuper une conversation durant des heures entières pour n'aboutir qu'à une malheureuse mélancolie qui m'est toujours regrettable.

Je me prends à regretter le bon temps, à regretter mes tableaux, mes doigts si fermes sur le pinceau, ma façon de voir le monde, toujours pleines de nouvelles couleurs pour enrichir un tableau noyé dans la peinture florissante. Je me rappelle l'odeur de la peinture, une odeur qu'il m'est étrange de repenser. Je l'imagine comme une vielle amie perdue dont le parfum revient en souvenir tout en sachant sa présence inespérée. Cette odeur de créativité et d'art, cette montée d'idées tel un feu d'artifice éclairant la nuit. Tout cela perdue à jamais...

-Pourquoi tu portes des lunettes de soleil ? sa question me prend de court.

Il aurait pu poser mille et une autre question, mais il pose la plus étrange, celle que les gens évitent de poser par gêne. Mais Steven connaît-il seulement la gêne ?

-On dit que les yeux sont les fenêtres de l'âme...

-Ça n'est pas une réponse que je peux accepter, ni une raison de te voiler au monde... ou peut être est-ce le monde que tu te voiles ?

Je lève les yeux vers lui et le regarde avec attention. Il a un petit sourire dans le coin de la lèvre, qui frémit. Son regard est scrutateur, attendant de voir en moi la moindre réaction qui pourrait agiter mon corps et lui donner une réponse sans mot. Sauf que non. Il n'est pas si simple de faire réagir son corps.

-Je n'ai plus d'âme.

-C'est faux, et tu ne sais même pas à quel point !

Sa réponse m'exaspère, son expression aussi. Il semble choqué par ma réponse, il plisse les yeux, comme si le soleil l'éblouissait alors que ça n'est que moi... Moi ou l'ombre de moi-même.

Je replie les jambes contre mon cœur, comme pour m'enfermer derrière un bouclier. Je regarde d'un air absent les tables où des gens normaux, aux vies banales lisent et rêvent de mondes insolites.

-Ça, tu n'en sais rien.

Il retire soudain mes lunettes, si vite que j'en sursaute et le fixe, choquée par un geste si vif.

-Qu'est-ce que tu fais ?! je m'écris, me sentant mise à nue.

Ma dernière forteresse s'est effacée comme des mots aux crayon à papier gommés.

-Je vais te montrer, répond-t-il simplement.

Il regarde mes yeux un long moment, comme si le temps n'était plus qu'une option. Ses yeux capturent le moindre détails des miens et enregistrent chaque information sur eux dans un coin de son cerveau.

-Quoi ? Regarder mes yeux, c'est ça que tu veux me montrer ? je me moque, légèrement énervée et nerveuse.

Je porte presque tout le temps ces lunettes de soleil, elles sont ce qui me protège des gens. Jamais personne n'avait encore osé me les retirer. Cette pensée me prend de court et m'empêche de les récupérer.

-Ils sont magnifiques, souffle-t-il presque en manquant d'air. Et non, ça n'est pas que cela que je veux te montrer.

Il s'approche de mon visage.

Trop près, beaucoup trop près !

Et si loin...

Nos cheveux se frôlent, certains des siens touchent la peau de mon front. L'odeur de citron et de savon s'intensifie et emplie tous mes sens, nos odeurs se mélangent fusionnent et forment autour de nous comme une bulle de protection. Ma peau tressaille, s'embrase et rougeoie comme du charbon. Mon cœur, le coucou de mon âme, est mit à rude épreuve et s'apprête à briser ma chaire, sa pendule, et à pousser ses cris de victoire sans plus jamais s'arrêter.

Je n'exécute pas un seul geste, comme moulée dans du béton armé. Je voudrais vraiment bouger, mais je n'y arrive pas, je n'en ai pas la force.

-Fermes les yeux, chuchote-t-il.

-Je te préviens si tu fais je ne sais quoi de déplacé et de pervers, je te frappe avec ma béquille !

Un rire lui échappe.

-Arrête de chouiner et fermes les yeux !

Je m'exécute donc, hésitante. Je m'attends à tout avec un étrange personnage comme Steven qui n'a peur de rien, qui est capable de faire les choses les plus insensées qui soient sans se poser aucune question...

Il embrasse d'abord ma paupière gauche, puis la droite avec une étrange lenteur.

L'endroit où il me touche est parcouru d'électricité qui vient nourrir tout mon corps, c'est une sensation étrange et des plus agréable. Ses lèvres sont chaudes, tel un soleil d'été en plein zénith, qui fait fondre ma peau et réanime en moi des choses que je croyais perdues à jamais. Le coucou de mon cœur va si vite, chante si fort que je ne sais plus s'il a réussi à sortir de ma poitrine ou s'il a simplement explosé en une nuée d'éclats hors du temps.

Quelque chose naît alors, succombe et vibre comme un appel à l'aide. Par mille fois ma chair me brûle et m'électrise, mon sang se propage dans mes veines comme une allumette endiablée. Mon corps est un orage foudroyant à des millions de volt, mon esprit est en surchauffe et manque d'exploser à tout instant.

Tout mon être demande plus, mais je dis non. Cette sensation est trop merveilleuse pour être une réalité. Rien de tel de peut exister.

Il recule un peu pour pouvoir observer mes yeux un peu plus. Nos peaux et nos cheveux se touchent plus que jamais, mais le bleu de ses yeux remplis tout mon champs de vision. C'est comme si je regardais la mer, une mer sombre et secrète où regorge la vie.

-Alors ? je demande d'une voix faible, encore un peu perdue et chamboulée.

-Alors... Je crois que j'ai embrassé ton âme.

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