14. Couleur Capucine

Mon père m'attend, bras croisés contre sa poitrine devant la porte d'entrée de notre maison à l'apparence basique. Il semble être partagé entre l'anxiété et l'espoir. Un espoir que j'aime et en même temps déteste voir dans ses yeux sombres.

Sous mes petits pas, l'herbe bruisse dans un son qui m'emporte loin du malheur. C'est un son captivant qui joue seulement pour mes oreilles d'humaine sans importance. J'inspire par le nez l'air du printemps en train de connaître une ascension nouvelle, et expire par la bouche toute ma douleur et ce que je ne souhaite plus garder. Comme Sharko par exemple.

Si seulement c'était si facile...

Sharko est mes muscles qui se meurent les uns après les autres, elle est ma chair, ma peau, mon nouveau moi. L'enlever, c'est la détruire. L'enlever, c'est me détruire. Ça n'est pas que je ne souhaite pas la faire disparaître, c'est juste que je ne veux pas encore mourir... Ou peut-être que si.

Mes joues ont séchées depuis pas mal de temps déjà, pourtant, je peux encore sentir leurs chemins salés, qu'elles ont laissé sur leurs passages. Le parfum salé de la détresse s'est incrusté dans ma peau, sans disparaître totalement, mais sans rester pour autant aussi tenace qu'avant.

J'ai demandé à Steven de ne pas me raccompagner, de me laisser du temps pour digérer et accepter cette nouvelle amitié naissante, mais surtout, pour la laisser naître, malgré toutes mes réticences. D'un côté, je meure d'envie de faire disparaître Steven de ma misérable vie, mais d'un autre côté... ça m'est impossible. Et cette impossibilité dépasse mon envie de lui botter le derrière loin de moi.

C'est vraiment stupide, je trouve, d'hésiter sur ce genre de dilemme. Une autre personne que moi ne douterait pas aussi longtemps pour se faire de nouveaux amis !

Mais il est justement là le problème, cette autre personne n'est pas moi. Personne ne l'est et cette logique idiote est la mienne, je ne la contrôle pas vraiment, elle est innée.

Quand j'arrive à la hauteur de mon père, il hausse un sourcil et pose les mains sur ses hanches, attendant une réponse à tout ce raffut. Il est un peu plus détendu que tout à l'heure. Le fait de me savoir près de lui le rassure, c'est comme si, ici, je ne craignais plus rien. Ce qui est impossible puisque la mort rode absolument partout, qu'importe l'endroit où nous nous trouvons ou même qui se trouve autour de nous. Tout ce qu'elle sait faire, c'est attaquer et elle m'attaque sans relâche sous la forme d'une Sharko enragée et folle de joie à l'idée que je n'existe plus.

-Vous êtes tous obligé de m'attendre à la porte ? je secoue la tête de frustration.

-Bien sûr, nous somme tes parents, me dit-il simplement, comme si ces mots expliquaient tout.

-Où est maman ? je demande, soudain épuisée et ne répondant pas à la question qui brûle les lèvres silencieuses de mon père.

Il est comme ça mon père, bizarrement incapable de poser simplement la question.

-Partie se coucher. Je lui ai promis de t'attendre si elle dormait un peu en retour. J'ai dû négocier avec elle au moins pendant une heure ! rigole-t-il doucement dans la nuit.

Son rire résonne dans cette nuit nuageuse et détruit le silence pesant qu'elle a laissé derrière elle.

Je lui sourit. Mon père est vraiment quelqu'un d'exceptionnel. Ils ont de la chance, mes parents, de s'être rencontrés.

Ma mère est l'impulsivité et mon père le réfléchit. Et je les aime tellement comme cela ! D'un amour indélébile et à toute épreuve, malgré ma lourde période sans fin, je les aime et le montre à ma manière, en essayant de les épargner un maximum, sans pourtant pouvoir les éloigner de trop de ma mort imminente.

Qui peut vraiment arrêter une bombe en pleine explosion ?

Mon père regarde le ciel sans étoile devenu si sombre qu'il en devient inquiétant, et il m'invite à rentrer chez moi en se décalant pour me laisser passer au travers de la porte d'entrée blanche.

-Entre, il va bientôt pleuvoir.

Nous avons beau être en mai, le temps n'est pas très clément... On dirait plutôt que le printemps veut s'annoncer et non se terminer pour laisser place à la chaleur de l'été.

Je rentre volontiers chez moi. La chaleur des lieux me détends tout de suite. L'odeur de la maison m'enveloppe comme une seconde peau m'allant à la perfection, puis cette odeur disparaît et vient s'imprégner plus encore sur moi. Je me tourne vers mon père qui sourit de toutes ses dents.

-Alors ? C'était qui ? demande-t-il enfin.

Maintenant je sais d'où me vient cette curiosité que j'ai moi même rassasié aujourd'hui.

-C'était juste Steven Glauben.

Il hausse à nouveau un sourcil.

-Juste ?

-Oui. Juste.

Il soupire, secoue la tête et me demande :

-Tu as faim ? Il reste un peu de soupe au potiron ?

-Volontiers.

Je suis mon cher père jusque dans notre cuisine d'un pas lent qui me tue chaque fois que je pense à la lenteur que Sharko m'inflige.

Dans la cuisine, de douces émanations de cuisine assaillent mes narines. Le potiron est le principal arôme que j'arrive à repérer, le reste n'est qu'odeurs floutées et mélangées ensemble. Ces parfum de nourritures sont délicieusement appétissantes et merveilleuses pour mes jeunes papilles gustatives, on a presque l'impression de se nourrir de ces effluves de fruits et de légumes, de viandes rôties, de sauces préparées avec amour, de soupe au potiron... Un véritable plaisir pour l'odorat !

-Il te voulait quoi ce Steven Glauben ? finit tout de même par demander mon père, au bord d'une géhenne volcanique.

-Devenir mon ami je crois...

-Tu crois ou tu es sûre ?

-C'est un interrogatoire ou une conversation père, fille ? je demande, à mi-route entre le comique et l'énervement.

-Je sais juste à peu près à quoi pense un garçon à cet âge ! J'ai eu cet âge moi aussi.

-C'est vrai que les garçons de cet âge, comme tu le dis, sont attirés par des filles diminuées qui marchent avec des béquilles tout le temps.

Mon père doit sentir ma colère puisqu'il arrête de parler. Il cherche dans son esprit des mots qui pourraient être adaptées à la tournure que prend notre conversation. Il finit par secouer la tête de droite à gauche en fermant les yeux un instant.

-Désolé, Line, tu sais que ça n'est pas ce que je voulais dire...

-Je sais ce que tu veux dire, papa. Je n'ai pas besoin de tes mots pour le savoir. Je ne veux pas les entendre. Je sais que je suis un monstre d'accepter d'être son ami, que je suis égoïste.

Mon père fronce les sourcils et pose ses deux coudes sur la table de la cuisine. Dans cette position, il me fait penser à un savant fou cherchant des réponses aux lois de l'univers, qui ne lui répondent que par le vide obscure et sans profondeur.

-Tu n'es rien de tout cela, et tu le sais. Tu as juste peur pour lui. Et être ami avec quelqu'un ne fait pas de toi un monstre... Mais juste un être humain.

-Mais je vais mourir ! je lui dis les larmes me montant à nouveau aux yeux.

Qu'est-ce qu'il m'arrive en ce moment ? Normalement je ne montre jamais une seule larme devant quelqu'un. Mais aujourd'hui, c'est la troisième fois que l'envie de pleurer me prend en otage.

Cette déclaration le fait tressaillir et le bouscule. Cette phrase est un poignard tranchant que je lui tends sans conséquence. Mon père n'est pas d'une nature à sacrifier les siens pour sa propre gloire, c'est d'ailleurs plutôt l'inverse, il serait prêt à se vendre pour ceux qu'il aime.

-C'est vrai, lâche-t-il après un court silence d'hésitation. Et la mort fait peur. C'est pour ça que tu as besoin d'un ami, ensemble on est toujours plus fort !

-Je vous ai déjà vous. Toi, maman et Noah !

-Un point de vu extérieur à la famille est important aussi.

-Oui mais...

-Arrête de cherche des excuses Line ! me coupe mon père suivit d'un mouvement vague de la main. Je ne t'interdit pas de le voir, je voulais juste savoir qui était ce garçon !

Je me tait un instant et médite sur ses mots puissants. Puis je lève la tête vers mon père et lui sourit, même si ce sourire ressemble à une affreuse grimace.

-Merci, papa. Merci d'être là.

-De rien. Je te demanderais juste une chose en échange...

Je m'attends à ce qu'il me demande de me battre et de rester en vie plus que le temps qu'il m'a été accordé, d'essayer au-delà de l'imaginable de vaincre Sharko le temps qu'il faudra pour avoir le temps de grandir encore un peux. Je n'ai que dix-sept ans. La vie devrait me tendre les bras vers un avenir artistique et d'une beauté époustouflante ! Mais, pour l'instant et pour toujours, je ne suis qu'une artiste privée de ses deux mains.

Pourtant, mon père ne dit absolument rien de tout cela. Il demande juste, le regard lourd de sens à m'en faire exploser les yeux :

-Je te demande simplement de faire attention.

Je baisse la tête vers mes pieds un moment avant de lui répondre :

-Tu sais, il m'a l'air vraiment différent des autres... Voir même carrément bizarre. Et c'est pourtant cette bizarrerie chez lui qui me donne envie de le connaître.

-Jure moi que je ne rêve pas !!!

Je faillis éclater de rire, à la place je soupire presque lasse.

-Si tu veux je peux raccrocher tout de suite.

Je joue un instant avec le rideau de ma chambre, le tortille entre mes doigts avant de le laisser éclore comme une rose écarlate. Le tissus est aussi doux d'une pétale de fleur égarée et si fine qu'elle pourrait se briser dans ma mains avec une facilité qui ne me demanderait aucun effort.., dans ma main traîtresse, collaborant à présent avec Sharko, je pourrais transformer ce bout de tissus en miette.

Ce rideau est comme mon cœur, fragile et faible. Une envie soudaine de le déchirer en deux me vient, mais je ne fais aucun geste. Ma paume relâche le tissus prisonnier de mes doigts.

Mes traîtres de doigts !

Tout mon corps est un traître qui corrompt mon esprit sans difficulté. Je ne suis que voile aussi simple à déchirer que ce bout de rideau rouge comme la rose sauvage.

-Non ! C'est bon, s'écrit-il en riant de bon cœur.

Sa voix m'emporte dans un monde clos à la limite du réel. Il n'existe pas, ce monde, mais me parait incroyablement vrai. La maladie, dans cet univers illusoire où m'emmène cet appel téléphonique, n'existe pas. Elle n'a jamais existé, Sharko y est reniée avec une telle violence que je ne saurais la décrire. C'est pire qu'un coup de tonnerre éclatant à côté de nous, pire que les yeux de mon père emplis de colère. Et je peux assurer qu'en temps normal, il n'y a rien de pire que ce regard noir qui dévore mon estomac chaque fois que sa colère se pose sur moi.

-Donc tu as enfin décidé d'appeler... déclare Steven plus que joyeux.

En arrière son, j'entends de la musique.

C'est une musique imbibée d'émotions contradictoires, de la joie, de la colère, mais surtout, de la puissance. J'en frissonne au travers de mon téléphone. La basse s'écrit et hurle, pas assez fort à mon goût, tandis qu'un piano l'accompagne délicatement... Ou est-ce la basse qui accompagne ?

-Oui, je me suis dit que sinon tu se cesserais jamais de me harceler.

-Jamais ! renchérit-il.

J'entends soudain une voix fluette derrière la voix grave de Steven.

-Tu peux grouiller tes petites fesses Steven ? A qui tu parles bon sang ?

Il ne répond pas à cette voix et me demande :

-Qu'est-ce que tu fais le soir en temps normal ?

-Je me fonds parmi les étoiles et la grande nuit abyssale.

-Ah ? Tu fais le mur en poésie !

Il paraît étrangement surpris.

-Je ne suis pas si faible qu'il le paraît ! je m'exclame soudain prise de colère, Steven a un don hors du commun pour m'énerver.

-Je ne l'ai jamais cru.

Le silence qui prend place est plein de mystère de pensées à moitiées dites. Ce silence est léger et innocent, je m'y noierais presque dedans.

-J'ai une question à te poser, déclare-t-il, ne sachant par où commencer pour briser ce silence délicat et irrésistible, emplis seulement de musique.

J'entends des voix chuchotées au loin.

-Je t'écoute, je m'assois sur mon lit en m'enfonçant sous mes draps.

La couette bruisse contre mon corps et effleure ma peau.

-Tu penses vraiment que j'ai eu beaucoup de conquêtes ou c'était juste pour me mettre en rogne tout à l'heure ?

-Est-ce que ça serait un mensonge ? je l'interroge en levant mes sourcils.

-Qu'est-ce que tu en penses ?

-J'en pense que, la fille qui te cri dessus au travers du téléphone en dit long sur tes relations, Glauben.

Sans que je m'y attende, Steven éclate de rire, un rire qui, j'en suis certaine le fait pleurer. La rage me pique le ventre avec violence comme si on me transperçait de coups de couteau. Mon sang brûle dans mes veines comme de l'acide et se répand dans mon organisme. Je me redresse lentement du lit, comme pour chasser la sensation d'acide dans mon corps.

Je comprends que j'ai fait une gaffe. La pire qu'il soit. Je déteste me tromper sur le compte d'une personne.

-Ça va tu profites bien ? je grogne en hésitant à lui raccrocher au nez.

-Si tu savais !

-Glauben ?

-Oui, Li ?

-La ferme.

Il éclate à nouveau de rire face à mon mauvais comportement de fille fautive et un sourire se dessine sur mes lèvres. Je lève les yeux vers mon plafond et regarde les petites étoiles fluorescentes collées dessus.

On ne les voit presque pas dans la lumière que m'apporte la lampe posée dans ma chambre, mais quand l'obscurité viendra, ces jeunes étoiles brilleront comme possédées par le soleil. Elles seront de minuscules soleils qui réchaufferont mon plafond de couleurs et chasseront, (peut-être ?) cette fois mes peurs.

-C'est ma sœur.

-Quoi ? je demande, oubliant déjà ce que je lui avais dit un peu plus tôt.

-Ma sœur, la fille qui me hurle dessus comme une folle furieuse. Hum... enfin, ma demi-sœur... mais je la considère plus comme mon entière-sœur alors... Bref.

-Oh !

-Et juste pour que tu le saches, je n'ai eu que quatre petites copines dans ma vie sans jamais que cela ne devienne sérieux, Donc...

-Ça va, j'ai compris, Glauben, je me suis totalement trompée sur ton compte ! je gronde presque avec animosité.

Il rit doucement pendant un moment avant de me demander à mon tour avec combien de garçon je suis sortie.

Je ne le connais que depuis deux jours et déjà j'ai envie de lui confier ce genre de chose. Comme on le fait avec un ami.

-Et bien six, tous avant l'arrivée de ma maladie et rien de bien sérieux non pl...

-Steven ! Viens là tout de suite ou je te lance ça sur ta figure de crapaud !

J'ai failli m'étouffer de rire en entendant les paroles et la voix fluette de cette drôle de fille semblant être intenable.

-Euuuh... Je dois te laisser, avant que ma chère petite sœur ne m'assassine à coup de... piano électrique ! On s'appelle plus tard ?

-Oui... Salut.

-Bonne nuit, Li...

Ces derniers mots ressemblent à une promesse.

Je n'ai jamais de bonnes nuits.

Il raccroche et je pose mon téléphone sur ma table de nuit. Je regarde un instant la lumière de la lampe briller dans son faisceaux lumineux, puis je l'éteint.

Mon monde devient alors obscurité et cauchemars oubliés, je ferme les yeux et rejette mes pensées tortueuses en priant secrètement Sharko de faire marche arrière, aussi loin de moi qu'il en serra possible.

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