Chapitre 6

— Je peux entrer ?

J'aurai voulu lui crier que non. J'allais lui crier que non. Mais mes yeux manquèrent de sauter de leurs orbites quand, à ma place, Jungwon lui autorisa l'accès à sa séance de perçage.

Il n'en fallut pas plus à Sunghoon pour pousser la porte et se poser droit debout à mes côtés. Mes yeux auraient pu lui lancer du feu ou l'électrocuter mais Sunghoon devait être un adepte des éléments, son éternel sourire grandissant sur sa face.

— Je n'ai jamais eu l'occasion de voir comment ça se passait, avoua le cendré.

Et cette fois, en plus de briller dans ses yeux, la malice faisait vibrer ses cordes vocales.

— Ce n'est qu'un lobe, ça n'a rien d'incroyable, répliquai-je, mes yeux plongeant fièrement dans les siens alors qu'il me surplombait.

— Je suis plutôt bon public.

Je soupirai, Sunghoon allait avoir réponse à chaque argument. Et qui plus est, Jungwon avait l'air de se délecter de sa présence, ses yeux léchaient chacun de ses traits, se délectant même des os de sa mâchoire et de l'épaisseur de ses lèvres.

Mais de mon côté, je ne pouvais qu'accepter son aura dans ma salle, la laissant m'effleurer la peau et faire bouillir mon sang. Alors je cédai, reprenant ma tâche muni de mon marqueur et du lobe du brunet qui, sans grande surprise, refusa l'énième emplacement que je lui proposai.

Peut-être que Sunghoon à côté de moi me rendait plus à fleur de peau, ou alors Jungwon était juste un être agaçant que j'aurais volontiers foutu dehors. Mais je sentais mes traits se durcir et l'impatience m'envahir malgré toute la force que je mettais pour ne pas paraître plus agacé que je ne l'étais.

— Laisse-moi essayer.

La voix du cendré sonnait plus comme un ordre qu'une proposition pour m'aider. Je levai un sourcil, perplexe avant de lui répondre :

— Ce n'est pas à toi de faire ça, lâchai-je amèrement.

— Pousse-toi le perceur, son pied poussa sur les roues du tabouret qui m'éloigna de quelques centimètres, promis, je ne te vole pas la vedette.

Ma langue tiqua contre mon palais et mon pied frappa le sol, imitant le rythme de mon cœur quand Sunghoon se saisit du marqueur. Ses longs doigts fins effleurèrent à peine le menton de Jungwon, qui s'immobilisa docilement. Il n'y avait aucune pression dans son toucher, seulement la pulpe de ses doigts à quelques pauvres millimètres des lèvres de Jungwon qu'il humidifiait. Pourtant, le cendré avait les yeux rivés sur la tâche qu'il m'avait volée. Il abandonna le marqueur pour se munir d'une compresse alcoolisée qu'il frotta sur le lobe de mon client. Il passa plus de temps que prévu à le nettoyer, la peau roulant sous la douce pression qu'exerçait ses doigts. Puis Sunghoon attrapa de nouveau le marqueur. Concentré, il déglutit, sa pomme d'Adam roulant dans son cou animant les dessins ancrés dans sa chair.

Jungwon avait fermé les yeux, et pour la énième depuis qu'il avait débarqué à l'ARCANUM, son oreille fut marquée d'un fin point noir.

Sunghoon tapota deux fois son index sur le menton de mon client qui comprit aussitôt son geste, se redressant pour vérifier si la zone à percer lui convenait.

Et ma mâchoire aurait pu tomber au sol quand Jungwon murmura un duo de paroles :

— C'est parfait.

L'enfoiré.

Jungwon ou Sunghoon ?

Les deux.

Sunghoon se redressa légèrement, un sourire triomphant fleurit sur ses lèvres alors qu'il jetait un rapide coup d'œil dans ma direction.

— Tu vois ? Ce n'était pas si compliqué.

Sa voix était douce, presque condescendante, il se moquait de moi avec respect devant mon propre client qui m'avait humilié sans même s'en rendre compte.

— C'est toi le perceur avoue ? demanda Jungwon, s'adressant au cendré, vous me faites marcher.

Je dus me mordre la langue pour ne pas balancer des mots que je regretterai, et pas même le froid de mon piercing ne parvenait à faire descendre les degrés qui escaladaient mon corps.

— Parfois, il suffit de savoir où appuyer... murmura Sunghoon, les yeux rivés vers Jungwon, mais l'éclat de malice qui faisait vibrer sa voix me confirmait que c'était à moi qu'il s'adressait.

Sunghoon recula d'un pas, satisfait. Quant à moi, toujours sur mon tabouret à roulettes, je m'approchai du brunet sans adresser le moindre regard à Sunghoon.

Je continuai mon travail dans le silence, vexé par la scène que j'avais subi contre mon gré. Heureusement pour moi, le reste se passa sans encombre. J'avais saisi l'aiguille, prévenu Jungwon et traversé la chair de son lobe d'où quelques gouttes de sang s'étaient échappées. Je sentais le regard du cendré dans ma nuque, sur mes doigts, partout sur moi, mais la concentration ne me quitta jamais. Je poussai la perle dorée dans la nouvelle ouverture que j'avais créé, fermant le bijou avant de tout nettoyer.

Malgré tout, j'offris un sourire sincère à Jungwon quand, satisfait, il admira mon oeuvre dans le miroir. C'était juste un lobe, ça n'avait rien d'anodin, mais celui-ci je ne risquais pas de l'oublier.

***

Jungwon avait réglé et s'en était allé. De nouveau, il ne restait plus que Sunghoon et moi dans le tattoo shop, lui était posé en salle de repos, attendant que son dernier bras à tatouer ne se pointe. Et moi, j'étais assis sur le canapé à l'entrée, comptant les secondes jusqu'à l'arrivée de mon septum.

Jake d'ailleurs, n'était toujours pas revenu, et je me redressai en sursaut, pensant que mon patron était enfin de retour quand le ding de la porte d'entrée se fit entendre entre les quatre murs de l'ARCANUM.

Mais mes sourcils se froncèrent lorsque, face à moi, ce ne fut pas Jake qui se présenta. Je repris alors tout mon sérieux, un sourire accueillant qui fit rebondir mes joues alors que mes prunelles s'habituaient à la présence du garçon devant moi.

Je dus tendre mon cou pour apprécier la finesse de ses traits. Lui au contraire, me regardait de haut, ce n'était pas du dédain, enfin je l'espérai. Il semblait lui aussi s'approprier chaque détail de mon visage, de mes yeux tirés aux os de mon menton, sans négliger les anneaux à mes oreilles.

Il se demandait qui j'étais.

Mes yeux glissèrent de son visage, évitant ses yeux, noirs, dans lesquels je ne voulais pas m'aventurer pour tomber plutôt sur ses épaules cachées dans sa veste en cuir. Je me demandai s'il était tatoué là dessous, si c'était pour moi ou Sunghoon qu'il venait.

— Salut, t'as un rendez-vous ou tu veux juste des renseignements ? demandai-je machinalement.

Pourtant, j'avais bel et bien senti le doute qui s'était immiscé dans ma voix. Quelque chose en moi me disait qu'il n'était pas là pour ça, aucun bijou ne décorait sa peau, cela aurait pu être un premier, mais il n'était pas du genre à s'accrocher un septum au milieu du nez.

Lui, il se tenait là, comme s'il appartenait à l'endroit.

Un silence s'installa entre nous pendant que j'avalai difficilement ma salive. Il respirait calmement, de l'air chaud s'échappant de son nez fin, où quelques marques de froid tentaient encore de s'accrocher. J'attendais une réponse, quelle qu'elle soit, mais je n'avais le droit qu'à ses prunelles figées sur mon visage.

— Ou... Peut-être que t'es là pour un tatouage ? Sunghoon est en pause mais je peux aller le chercher, proposai-je, le doigt pointant la salle de repos.

Il ne suivit même pas le chemin que lui indiquait mon doigt, il se contenta de rouler ses épaules en soupirant sans jamais me quitter des yeux. J'avais l'impression d'être évalué par la noirceur dans ses prunelles, comme si j'étais l'intrus dans cette pièce, celui qui ne connaissait pas l'endroit alors que je travaillais là.

Mais la réalisation me frappa de plein fouet, je fis presque un pas en arrière quand mon cerveau me renvoya les images qu'il avait enregistré il y a quelques jours maintenant. Ses cheveux noirs comme un cauchemar, des prunelles imitant les abysses, figées sur son téléphone lorsque je l'avais aperçu pour la première fois.

— Oh, c'est Jake que tu cherches non ? Je vous ai vu ensemble la dernière fois mais il-

— Je bosse ici.

Sa voix trancha l'air ainsi que la fin de ma phrase, je jurerai avoir senti les éclats de mes derniers mots me couper la langue. Mes yeux, ronds comme des ballons, glissaient sur les sacs qu'il tenait entre ses doigts, ressortant ses veines qui traçaient un chemin sur le dos de sa main et que j'imaginais continuer jusque sous les manches de sa veste.

C'était lui, Niki.

Mes mots restèrent bloqués derrière le noeud dans ma gorge, nouée par la seule force des octaves de sa voix grave.

Bordel, je viens de m'humilier.

J'éclaircis ma gorge, cherchant à avoir l'air détendu et faire redescendre la pression qu'avait gagné l'atmosphère autour de nous. Mais avant même que mes mots ne puissent se frayer un chemin dans l'étroitesse de mon gosier, le ding de la porte sonna de nouveau dans l'ARCANUM.

Et après une matinée d'attente, Jake entra enfin dans son tattoo shop, suivi de près par Heeseung. L'air était tout d'un coup plus respirable, mes poumons s'ouvrant en grand dès que mon cerveau eut leur envoyer l'image de mon meilleur ami. Ce dernier m'offrit un clin d'oeil avant de s'éloigner vers le comptoir, y déposant des cartons plein à ras bord. Jake l'imita, posant plutôt ses boîtes au milieu de l'entrée avant de laisser son regard vagabonder entre Niki et moi.

— Niki, je te présente Sunoo, le perceur, annonça Jake, se frottant les mains, endolories par ce qu'elles avaient porté, Sunoo, voici Niki, il tatoue ici depuis un bail maintenant.

— Enchanté, répliquai-je d'une voix avenante, cachant ma frustration.

Niki me répondit d'un simple hochement de tête, pas l'ombre d'un sourire ne fleurit sur ses lèvres et pas la moindre trace de lumière n'éclaira la noirceur qu'enfermaient ses paupières. Puis il s'enfonça dans le couloir, ses sacs à la main, pour pénétrer dans la salle juste à côté de la mienne.

Sa salle où Sunghoon m'avait empêché d'entrer.

Je manquai de sursauter quand je sentis une paume tapoter mon épaule. Et quand je pivotai, je vis Heeseung, tout sourire :

— Tu te rappelles, je t'en avais parlé, c'est lui, Niki.

Merci mec, je pense avoir compris.

Et cette fois, c'est moi qui lui répondit d'un simple hochement de tête, zieutant tous les cartons que Jake avait ramené dans le salon.

— Tiens Sunoo, t'as personne non ? Tu peux aller ramener ça au fond, dans le stockage ? me demanda Jake, rattachant les mèches rebelles qui s'étaient échappées de sa queue de cheval.

— Aller Sun, faut écouter le patron.

Je roulai les yeux quand mon meilleur ami prit la parole, abandonnant mon épaule pour à la place enrouler son bras autour de celles de Jake. Puis, je pris le carton que Jake m'avait indiqué.

C'est lourd bordel.

Puis je m'enfonçai dans le couloir, les lumières réchauffant les murs dès qu'elles eurent capté ma présence. Du bout du coude, j'appuyai sur la poignée qui s'enclencha et ouvris la porte, la poussant avec ma hanche. La salle était plongée dans le noir et je dûs poser le carton à mes pieds, tâtonnant le mur de mes paumes pour trouver l'interrupteur et retrouver l'un de mes sens.

Un fin souffle s'échappa de mes lèvres quand la lumière fut. La pièce n'était pas bien grande, remplie d'étagères en métal où les cartons s'entreposaient.

Jake ne m'avait même pas dit où est-ce que je devais ranger celui qu'il m'avait confié. Tant pis pour lui s'il peinait à le retrouver. J'avançai à pas lent dans le stockage, cherchant le moindre recoin où déposer la boîte qui commençait à me donner des crampes au bras.

Après deux minutes de recherche, je me hissai sur la pointe des pieds après avoir trouvé une place vide, poussant le carton à rejoindre ses congénères.

Je me reculai, m'assurant que la totalité du meuble ne menace pas de s'écrouler. Satisfait, je me frottai les mains, et pris la direction de la sortie. Mais je n'avais pas vu le carton posé à même le sol, mon pied frappa dedans comme dans un ballon et il se renversa.

— Fais chier, grommelai-je entre mes dents.

Je m'agenouillai, attrapant à la volée tout ce qui s'était échappé de la boite sans même faire attention à ce que c'était. Je balançai les affaires dans le carton et espérai que rien ne se soit cassé, puis je le refermai, passant rapidement sur l'une de ses faces pour faire voler la poussière. Mais je ne m'attendais pas à ce que mon coeur s'accélère à la vision d'un simple prénom inscrit au feutre noir.

Sunghoon.

Ma lèvre se coinça entre mes dents, et les paroles du diablotin à ma gauche me hurlèrent de rouvrir le carton et d'y regarder plus attentivement les babioles qui y étaient rangées, pendant qu'au contraire, l'ange à ma droite m'implorait de reposer la boîte à sa place initiale et de m'en aller.

Mes pensées grondaient comme l'orage, et mes yeux allaient et venaient entre la porte d'entrée et la boîte fermée où je ne pouvais m'empêcher de lire maintes et maintes fois le prénom de mon collègue aux cheveux de cendres.

Les secondes s'écoulaient, et le sable du sablier me picotait la nuque. Comment Jake réagirait s'il me voyait fouiller dans les affaires de son collègue adoré ? Je soupirai un grand coup, rangeant presque aussi violemment le carton que je ne l'avais frappé du pied.

Ce n'était pas mes affaires, je n'avais pas à regardé.

C'était ce que je ne cessai de me répéter pour ne pas faire marche arrière et tout déballer.

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