Chapitre 2 : L'Amour
Kikol était resté seul dans la pièce éclairée, prostré sur son lit, ravi de voir que les rideaux n'avaient pas bougé. Personne ne pourrait voir sa déconfiture, son inutilité, derrière ces deux pans de tissu d'un opaque rassurant.
Il repensait aux paroles de Baku alors que les fleurs grossissaient dans sa cage thoracique, lui arrachant de temps en temps un petit couinement de frustration. La seule marque de son état d'être vivant. Enfin, vivant, c'était vite dit, il restait tout de même une liche. Une liche qui était mise devant le choix le plus difficile jamais vu.
Si seulement il ne s'agissait que de l'amour. Il haïssait ce sentiment, il haïssait la douleur qu'il apportait, il haïssait la déesse qui en était à l'origine. Mais Baku avait parlé d'amitié, d'empathie, d'affection. De tout ce qui définissait un être vivant. Comment pourrait-il seulement purger ses crimes s'il n'en avait plus l'envie ? Devenir un monstre d'égoïsme comme lui avait promis son roi allait à l'encontre de sa mission. Tout comme mourir. Et Lina ne lui rendrait jamais ses sentiments. Après tout, pourquoi le ferait-elle ? Elle avait un mari, des enfants, une vie de bonheur que même la présence de Shera ne parvenait plus à entacher. Elle était heureuse. Il ne pouvait pas lui enlever ça.
Les moments qu'ils avaient partagés au mariage d'Asura et de Nru lui revinrent en tête au moment où la porte claquait sur le mur, arrachant un cri agacé à l'autre médecin de l'infirmerie, une certaine Miya. Il ne fallait pas être devin pour comprendre que la reine venait répandre sa colère jusque dans sa bulle de dégoût. Elle avait dû voir Baku sortir, à deux doigts de céder la place à son alter ego. Pour quelle autre raison viendrait-elle le voir ? Les rêves semblaient tellement plus attrayants que la réalité en cet instant...
La voix de la reine, furieuse comme à son habitude, brisa sa carapace de souvenirs. Mais il ne bougea pas. Se contentant d'écouter.
« – Jean-Kévin, est-ce que tu peux m'expliquer POURQUOI Baku est sorti de l'infirmerie en transpirant littéralement la magie noire ? Je peux savoir ce que tu as pu lui sortir pour l'énerver à ce point ? »
Il eut la présence d'esprit de retenir sa crispation de la mâchoire à ce nom, qu'il détestait du plus profond de son âme. Seule Lina et Erin se permettaient de l'appeler comme ça de façon régulière. Mais cette dernière était morte. Et l'autre le détestait sûrement. Si l'hypothèse de la raison de sa venue s'avérait juste, pourquoi pas celle concernant ses sentiments ?
Ravalant un soupir exaspéré, il décida de rester immobile, les yeux fixés sur le plafond et les membres aussi détendus qu'un véritable cadavre. Ce qui ne l'empêcha pas de voir l'aura de sa reine, vibrant d'un noir mêlé de gris et de rouge, se pencher sur lui. Et même si la magie qui l'habitait était désormais trop faible pour qu'il puisse discerner les expressions du visage, il ne fallait pas avoir des globes oculaires fonctionnels pour comprendre que celui de Lina était crispé par la fureur.
Devant son absence de réponse, la reine poussa un profond soupir, avant de se décaler, et un soudain poids sur le lit indiqua qu'elle s'était assise. Kikol ne bougea pas. Il faisait ce qu'il savait faire de mieux. Le mort.
Une main se posa sur le haut de son crâne, sans doute dans le but de lui caresser les cheveux. Mais son illusion était bien trop faible pour rester tangible, et Kikol ne parvint qu'à sentir la peau de sa bien-aimée frotter contre son crâne. L'inattendu du contact lui décrocha la mâchoire, de manière trop faible pour que Lina puisse le percevoir, mais la surprise qui l'avait envahi pouvait probablement se sentir dans l'air, comme la colère de Baku tout à l'heure.
« — Arrête de faire le mort. Je veux juste une explication. »
Un léger soupir brisa l'effet de macchabée qu'il cherchait à donner. Vaincu avant même que la bataille ne commence, la Liche releva la tête, orbites tournées vers Lina. Lui affichant la fleur qui avait repoussé dans le creux de son os brisé, étendant ses longs pétales hors de sa si faiblarde illusion. Informant Lina de façon claire et nette sur son état. Elle devait forcément connaître Hanahaki, la maladie des fleurs, pas vrai ? Son mari était médecin, son mari avait vécu un amour qu'il croyait impossible. C'était maintenant que sa dernière brume d'espoir se jouait, une brume formée depuis le jour de ce mariage entre Asura et Nru. Mairù n'avait pas été le seul à souffrir ce jour-là. Loin de là.
La reine s'était immobilisée, et sa respiration s'accélérait. Oui, pas de doute, elle avait compris.
« — Il refuse de me laisser travailler. »
Est-ce qu'il avait toujours autant eu mal à parler ? Sa voix était morne, dénuée de ton, et sa mâchoire lui semblait lourde, si lourde... Il avait l'impression de lâcher ses dernières limites, d'avoir épuisé ses réserves avec le coup de sang de Baku. A deux doigts de la mort, plus liche que jamais. Tout juste capable de voir l'aura de sa reine incliner la tête.
« — Baku a bien raison. Regarde-toi. Tu es déjà à moitié mort. Il ne manquerait plus que tu nous claques entre les pattes.
— Seulement à moitié ? »
Un léger rire s'échappa de ses lèvres, ricanement teinté d'ironie qui parvint à peine à atteindre Lina. Il se sentait si faible...
« Regarde bien mon squelette, Lina. Et dis après ça que je ne suis pas entièrement mort. »
Il s'attendait à ce qu'elle se remette à crier, à hurler, à le traiter de tous les noms comme à chaque fois qu'il la mettait en colère. Mais elle se contenta de soupirer, et le contact de sa main disparut de son crâne. Une légère pointe de regret l'envahit. Vite dissipée par une recrudescence d'apathie. Et il se contenta de la fixer incliner la tête, toujours assise sur le lit.
« — Tu sais très bien ce que je veux dire, Jean-Kévin. Mort, comme, mort pour de bon. Aller simple vers l'autre Lieu, inévitable purgatoire. Disparu. »
Inutile de le lui répéter. Il avait vu le purgatoire et cette sensation de tristesse insondable, bien qu'utile pour expier ses atrocités, ne lui serait pas idéale pour aider sa reine. Surtout qu'une liche au purgatoire, ou même n'importe qui d'ailleurs, ne pourrait revenir sans l'aide et l'autorisation expresse de Mort. Elle lui avait donné une fois pour sauver Wattpadia et Lina. Pas deux.
Un léger grognement prit naissance au niveau de ses vertèbres cervicales.
« — Tu vas devoir engager une bonne douzaine de remplaçants, tu sais. Au minimum. »
Lina se tourna vers le rideau qui dissimulait son lit d'hôpital des autres, et il sentit une de ses mèches lui effleurer la tempe.
« — Je me doute. Mais il n'y aura qu'un seul premier ministre. Et tu sais très bien que je n'ai pas d'autre choix que de te mettre à pied pour le moment. Sans doute Corbeau reprendra t'il tes responsabilités... »
Corbeau. Ancien général de l'armée de Wattpadia de la lutte contre les clichés, un ami encore plus vieux que Lina l'était. Aujourd'hui à partager le poste de chef des armées avec Shera, même si officieusement, cette dernière s'occupait du front et Corbeau de l'administration. Il était tout indiqué pour le poste, il avait eu un aperçu de ce qu'était diriger, il était diligent, prompt à travailler, et un peu oisif depuis que les guerres clichées étaient sous trêve ordonnée par Désir. Mais le poste lui pèserait trop. Il ne voulait pas lui infliger ça. Pourquoi perdre une des seules personnes qui lui manifestaient une véritable attention ?
Un léger accès de colère lui redonna l'énergie de lever sa main. Il allait arracher cette maudite fleur, extraire ces graines maudites de son corps et retrouver toutes ses capacités. Il pourrait conserver ses sentiments, aider Lina, et éviter d'infliger le pire à Corbeau. Ce serait une solution tellement simple...
Les paroles de Baku lui revinrent en tête alors que le plat d'une main frappait ses os, manquant de décrocher un des os du carpe. Vidé de son énergie, le membre retomba mollement sur le lit, alors qu'un léger rire émanait de l'endroit où se trouvait Lina. Il parvenait déjà à peine à discerner son aura... Tiendrait-il seulement deux semaines ?
« — Fais pas ça. Ça ne ferait qu'empirer les choses et tu le sais. »
Kikol souffla par ce qu'il restait de sa cloison nasale, avant de se caler un peu plus confortablement dans le lit. Non pas qu'un squelette connaisse la notion de confortable, mais quitte à être alité, autant y être bien. L'aura de Lina brilla davantage, se fit plus discernable. Il lui fallut un peu de temps pour comprendre qu'elle souriait. Oh, comme il aurait aimé voir ça...
« C'est mieux. Contente-toi de te reposer et d'écouter ton médecin, d'accord ? »
Il serra les dents à la mention du « médecin ».
« — Comme vous voudrez, votre Majesté. A vos ordres, votre Majesté. »
Il sentit une main lui presser doucement les os de l'épaule, les doigts roulant sur son omoplate lui arrachant un léger frisson désagréable, avant que l'aura ne prenne de l'importance et que le poids sur son lit ne disparaisse. Elle venait de se lever. Lina allait partir, et avec elle son dernier espoir réduit en morceaux.
« — J'avoue que je préfère ça. »
Pas lui.
Il serra un peu plus la mâchoire avant de lâcher sa dernière tentative, un vain espoir de retenir Lina ici encore quelques instants ou d'avoir une réponse qui lui plairait à sa dernière question. Quelques mots qui lui brûlaient les lèvres qu'il n'avait plus, autant d'espoir que d'un réel besoin de savoir.
« — Lina ? »
L'aura cesse de s'éloigner, et il sentit son regard peser sur lui. Les os de ses mains eurent un léger soubresaut, hésitants, avant qu'il ne se décide à lâcher :
« Pourquoi Amour a-t-elle autorisé qu'on me ramène à la vie si c'est pour me tuer ensuite ? »
Long silence, plus pesant que Jamais. Lina était immobile, ne disait plus rien, mais on voyait bien que son aura était agitée de troubles. Lui, il attendait, immobile. Attendait une réponse qui ne venait pas.
Un temps long s'écoula, avant qu'enfin Lina ne lâche, d'un ton d'une neutralité qu'elle ne pouvait feindre :
« — Je doute qu'Amour ait autorité sur l'Autre Lieu. De plus, cette arme n'est pas une arme de mort. C'est une arme de souffrance, pour toi, et pour tous ceux qui t'entourent. »
Les os de Kikol cessèrent de bouger, et son regard se fixa vers le plafond, là où il ne pouvait plus discerner les auras. Souffrir ? Qui Lina pouvait penser souffrir ? Lui ? Il n'y avait que lui. Corbeau serait sûrement ravi d'être débarrassé de ce sentiment qui le rongeait, et elle ? Elle s'en fichait. Il ne voyait plus que ça. Baku rirait bien en mettant ses os en terre, enfin débarrassé de son vieux rival, un rival qui n'avait jamais eu la moindre chance. Et même en cherchant plus loin, qui le regretterait ? Personne, personne, personne, seulement lui durant ses derniers instants. Peut-être que la seule exception serait cette reine de Xattpadia, cette étrange déesse, cette Désir qui avait manifesté un certain intérêt à son égard dès le premier jour. Mais il n'était pas dupe, il savait que cet intérêt était celui du combattant devant une arme de première qualité. Elle n'avait pas manipulé Mairù pour le plaisir de ses beaux yeux. Elle ne tentait pas de l'avoir sous sa coupe par plaisir de sa compagnie. Non, personne ne le regretterait.
Lina continuait de le fixer, alors qu'un léger rire faisait vibrer ce qu'il restait des os de la Liche. Un rire teinté d'amertume et de ressentiment.
« — Qui souffrira ici lorsque je m'en irai, à part moi pour les derniers moments de ma vie ? Mais peu importe. Je ne peux pas te laisser du travail supplémentaire, pas vrai ? Autant que je survive. Tu pourras me faire un résumé lorsque ton mari me déclarera apte à travailler ? »
Elle émit un grognement, avant de se diriger vers la sortie. Mais il n'entendit pas le grincement de la porte. A la place, une voix s'échappa de devant cette dernière, énigmatique, un peu rieuse aussi, une voix que Kikol ne pensait pas entendre chez Lina, qu'il n'avait pas entendu depuis très longtemps, depuis avant sa première mort, peut-être même avant la guerre clichée. Mais plus que le ton de la voix, ce sont les mots qui surprirent Kikol.
« — Tu sous-estimes peut-être l'attachement que les gens te portent, Jean-Kévin. »
Et elle sortit. Le laissant seul avec sa rage, son désespoir, et une incompréhension qui faisait doucement le chemin dans son esprit.
Quinze minutes s'écoulèrent, quinze minutes qu'il passa à ruminer, prononcer des malédictions contre Amour qu'il n'avait plus la force de rendre effectives, à réfléchir aux dernières paroles de Lina, à sentir son corps s'affaiblir. Quinze minutes avant que le rideau ne s'écarte, et qu'il ne reconnaisse le bruit de roulettes sur le carrelage marbré de l'infirmerie. Avec les roulettes s'accompagnaient des pas, des pas qui d'après le bruit appartenaient à une femme dotée de talons aiguilles. Il pensa d'abord à Asura, avant de se souvenir que la cheffe de confrérie et conseillère privée de la reine était en ce moment même au congrès des voyageurs.
La femme se pencha au-dessus de sa tête, laissant apparaître son aura d'un bleu-violet clair dans son champ de vision. Il soupira. C'était sans doute Miya, la deuxième médecin de l'infirmerie et l'associée de Baku. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui vouloir ?
Devant son silence, la docteure s'assit sur le lit et commença d'une voix calme :
« — Le temps que Baku se remette de son coup de sang, je vais t'examiner et tenter de te faire survivre jusqu'à l'opération, puisque c'est ça que tu veux. Dans ton état, tu risques de manquer de magie avant d'y parvenir, ou alors de ne pas survivre à la procédure qui même avec tout le savoir médical et technologique de Wake'li est extrêmement délicate. »
Il fallait bien avouer que le ton calme de la jeune femme avait un je ne sais quoi de rafraîchissant après la froideur de Baku, et il se laissa aller à hocher la tête alors qu'une main palpait les os de sa cage thoracique, plissant les yeux au nombre de fleurs qui l'avaient envahie. Elle avait des gestes lents, doux, et semblait attendre sa permission avant de changer d'os, permission qu'il lui donnait d'un hochement de tête. Kikol ne put s'empêcher de se détendre.
L'aura réapparut juste devant son visage, et il eut un léger sursaut de surprise. Le médecin soupira.
« — Est-ce que tu peux discerner les traits de mon visage où est-ce que tu ne te repères qu'à l'aura ?
— L'aura, souffla Kikol, trop fatigué pour résister à l'examen. Et encore, je ne la discerne que peu. »
Miya secoua doucement la tête, et ses courtes boucles vinrent effleurer les os du crâne de Kikol. Elle était vraiment très près. Est-ce qu'un médecin devait se tenir d'aussi près ? Enfin bon, ce n'est pas comme s'il avait des doutes sur le manque de professionnalisme de Miya. Elle n'était pas arrivée à ce poste pour rien, et il savait qu'elle était loin d'être attirée par lui. On lui croyait une préférence pour les femmes, même si le sujet de son orientation sexuelle n'avait pas vraiment à être ramené ici.
La main de l'aura remplaça la tête, et il sentit un tuyau de perfusion se faufiler entre ses côtes fissurées.
« — Est-ce que tu vois ça ? »
Kikol secoua doucement la tête, même s'il se doutait de quoi il s'agissait. Et Miya ne tarda pas à confirmer ses hypothèses.
« — C'est une perfusion magique pour liches et autres morts-vivants. Elle va t'alimenter en magie de l'air le temps que tu subisses l'opération, ce qui te permettra, en autre, de te lever, te déplacer, de voir, de rendre ton illusion tangible et d'assimiler plus facilement les informations. Elle ne te permettra pas de reprendre ton travail, par contre, ne te fais pas d'idées. C'est un système de soin palliatif qui charge le corps en magie créationniste afin de remplacer l'adaptative qui fait défaut et en temps normal, elle ne permet pas de lancer de sorts, mais j'ai cru comprendre que ton cas était particulier. Néanmoins, je ne te le recommande pas. »
Il sentit la perfusion se fixer à sa colonne vertébrale avant que sa vision ne se trouble, et qu'un visage ne se dessine au-dessus de l'aura, encore peu discernable mais bien perceptible. Il parvenait à voir les cheveux violets de Miya et la couleur bleue de ses pupilles, mais l'expression de son visage restait un mystère pour lui. C'était tout juste s'il pouvait voir ses formes. Et le pollen jaune qui lui recouvrait la peau.
Un frisson glacé s'empara de lui. Le pollen. Les fleurs de la maladie. Et si Amour était allée jusqu'à... Non, ce serait bien pire encore que ce qu'il avait imaginé. Il fallait qu'il fasse taire ses doutes.
« — Est-ce que la maladie est... Vous savez... Contagieuse ? »
Les yeux de Miya se plissèrent.
« — Je connais bien Hanahaki, ce n'est pas la première fois que je la vois. Cette maladie est extrêmement dangereuse, mais aussi et surtout soumise à certaines règles strictes sur les personnes susceptibles de la contracter. Oui, la maladie est contagieuse. Seulement, seuls ceux qui vivent un amour impossible sont des facteurs de risque. Les aromantiques, les personnes en couple heureux et toute personne qui n'est pas amoureuse ou alors amoureuse de quelqu'un qui lui rend, même sans le savoir, ne peuvent tomber malades. Depuis combien de temps est-tu atteint ? »
Kikol se crispa. La première fleur. Quand avait-il vu pousser la première fleur ? N'était-ce pas il y a deux mois ? Au moment où il avait vu tant de gens pour se préparer à l'événement qu'avait prévu Désir, si proche, trop proche... Est-ce qu'il était déjà un vecteur ? Combien de personnes avait-il condamnés ?
Miya attendait sa réponse avec une patience qui l'honorait. Réponse que Kikol laissa échapper dans un souffle, envahi par une profonde culpabilité :
« — Deux mois. Au moins. »
Il ne pouvait pas voir l'expression du visage de son interlocutrice. Mais il devinait bien qu'elle avait pincé les lèvres, que son inquiétude venait de grandir davantage. Néanmoins, pas une once de cette inquiétude ne transparut dans sa voix alors qu'elle se levait, avant d'annoncer :
« — Kikol, je dois aller prévenir Lina immédiatement. Il y a probablement d'autres infectés dans le palais et il faut stopper cette propagation. Je dois néanmoins te rassurer sur un point qui doit t'inquiéter : Le pollen des fleurs de l'amour est très volatil. D'ici quelques heures, si tu restes dans l'infirmerie, il n'y aura plus une seule trace de transmetteurs venant de toi dans tout le palais. »
Sans doute aurait-elle aimé lui faire un reproche. Hanahaki n'était pas rien, son traitement à lourdes conséquences. Mais elle se contenta de sortir, ses talons claquant sur le sol suivis par le bruit de la porte qu'on fermait. Rendant de nouveau Kikol à sa solitude, avec une inquiétude toujours plus croissante. Baku ne lui avait pas parlé de ce détail... Et il voyait tant de personnes qu'il avait côtoyé ces deux derniers mois susceptibles d'être infectés. Cyno. Le petit Jiro. Mairù, autant que cette perspective ne lui fasse pas vraiment d'effet. Et Corbeau. Corbeau qu'il avait prié voir ses sentiments à son égard disparaître, Corbeau pour qui il avait fait tant d'efforts pour éviter la souffrance. Corbeau qui ne devait pas, ne pouvait pas, perdre le peu d'émotions qu'il commençait tout juste à montrer. Et ce serait de sa faute, entièrement de sa faute, s'il voyait son plus vieil ami encore vivant arriver dans l'infirmerie, avec ces fleurs maudites sur les membres et le torse, obligé de renoncer à tout ce qui est bon à cause de ses sentiments, et à cause de ce que sa maladie qu'était l'Amour avait généré. Sa faute, entièrement sa faute, juste sa faute.
Un léger bruit attira son attention vers la porte, et il tourna la tête pour discerner la tignasse noire et le visage à moitié brûlé de Corbeau entrer dans l'infirmerie. Sa vision se précisait de plus en plus, ce qui lui permit de voir l'expression triste de son visage et les profonds cernes sous son œil gauche, le seul dont les paupières étaient encore intactes.
Gravement brûlé pendant la bataille qui les avait opposés à la Flamme, à la fois la fin de la guerre et le début de tout, Corbeau conservait malgré tout une certaine beauté, lumineuse sur le côté de son visage intact, celui qui n'avait pas été dévoré par le feu sacré de la divinité. Son œil droit avait été sauvé de justesse, et brillait à présent d'un bleu bien plus opalescent que celui de son œil gauche, mais le reste de son corps avait été durement abîmé par la guerre dans laquelle il l'avait entraîné. Sa main gauche tremblait sans cesse, agitée de ce qu'il savait être une magie instable, le côté droit de son corps avait été dévoré par le feu et il lui manquait deux doigts à sa main droite, malgré tout il dégageait une certaine majesté qu'on ne retrouvait que chez ceux portant des blessures de guerre avec fierté. Kikol soupira en le voyant si affaibli, si attristé. Qu'est-ce qu'il avait pu subir pour avoir une telle expression ? Baku l'avait-il prévenu ? Ou bien Miya ? Ou Lina ?
Sans attendre de contre-indication, Corbeau s'assit au bord du lit, l'air sûr de lui, plus attristé que jamais. Son visage exprimait une myriade d'émotions que Kikol ne lui avait jamais vues, regret, peine, colère, affection, tant de choses qu'il gardait habituellement enfermé. Kikol voulait lui crier de partir, de ne pas le toucher, peut-être que le pollen s'était déjà répandu sur lui, il risquait d'y passer, il ne voulait pas ça... Mais la lueur qu'il voyait dans les yeux de son vieil ami lui indiquait clairement que même s'il avait l'énergie de le chasser, Corbeau ne l'écouterait pas.
Ce dernier soupira et se pencha sur le lit.
« — J'ai appris ce qu'il t'arrivait... »
Son ton fit frissonner Kikol du crâne aux phalanges des orteils. Ce ton était tellement chargé en affliction... C'était bien pire que le simple regret, Corbeau souffrait, et probablement bien plus que par un simple amour impossible. L'illusion figée, il l'invita à continuer d'un mouvement de la tête. Il devait être sûr. Il fallait qu'il sache.
Le Chevalier Corbeau eut un léger sourire désolé qui détendit un peu son visage meurtri, avant de poser la main sur son poignet.
« On peut dire que je n'ai vraiment pas eu de chance... »
Le mouvement brusque envoya la manche de son long manteau de général jusque derrière son coude, dévoilant à un Kikol horrifié la peau fragile de son poignet, sous laquelle on pouvait discerner les veines battant d'un sang bleu affaibli par la maladie et les brûlures qui recouvraient son avant-bras.
Dévoilant sur les dernières parcelles de peau intacte, des tiges profondément enfoncées dans sa peau, entourant le membre fragile et venant titiller la brûlure, au bout desquelles fleurissaient des hellébores noirs étendant leurs pétales à l'air libre, s'épanouissant sur le terreau des tourments de Corbeau.
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